3.2 La culture de l'oralité
Le dictionnaire du littéraire définit
l'oralité comme « un modèle de communication
fondé sur la parole humaine et sans autre moyen de conservation que la
mémoire individuelle. Par extension, l'oralité désigne ce
qui, dans le texte écrit témoigne de la parole et de la tradition
orale» (Aron et al., 2002: 410). Le même dictionnaire
définit la culture
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comme « l'ensemble des systèmes symbolique
transmissible dans et par une collectivité quelle qu'elle soit, les
sociétés primitives y comprise » (Aron et al., 2002
:129).
Ainsi la culture de l'oralité est un ensemble de
valeurs et de connaissances transmises de bouche à oreille susceptibles
de changer dans le temps et dans l'espace faute de moyens collectifs de
conservation. La mémoire individuelle est renforcée dans sa
tâche de rétention d'informations par une instance populaire: la
palabre. Ce mot vient de l'espagnol « palabra » et a
ironiquement, selon Mamadou Bella, le sens de « parole, conversation
longue et oiseuse» (Mamadou, 2008 :64). Pour ce dernier, cette
définition prend sa source dans la conception européenne selon
laquelle la parole africaine est bavardage. En vérité, le concept
a toute une autre signification en Afrique. Et il ajoute : « On
pourrait définir la palabre comme une discussion qui permet d'aboutir
à un consensus ou comme un mouvement qui arrête la violence
après une discussion vive » (Mamadou, 2008 : 64). L'arbre
à palabre, lieu de la sagesse et de formation est un tribunal coutumier
par excellence et non un lieu de bavardage.
Au Tchad, il y a des palabres « iréniques »
qui sont tenues en dehors de tout conflit, à l'occasion de mariage,
vente, prise de décisions et des palabres « agnostiques » qui
font suite à un différend, pour reprendre les termes de Jacques
Famé (1985). Il est à déplorer la perte de ces
informations et la volonté de continuer à les garder dans une
mémoire individuelle, corruptible et mortelle. Les Tchadiens
préfèrent parler, « palabrer », « discourir »
et non écrire. Ceci est un facteur défavorable pour
l'émergence de la littérature écrite. Il est aussi une
réponse à notre hypothèse de départ. Depuis
l'indépendance, la littérature tchadienne écrite
d'expression française ne compte qu'une demi-centaine de textes et de
surcroit publiés à l'extérieur parce que les Tchadiens
n'ont pas la culture de l'écriture. Notre fiche de questionnaire donne
70% de jeunes qui n'écrivent pas par manque d'inspiration pourtant l'un
d'entre eux reconnaît avoir à son actif une trentaine de contes
sur le thème de la famine. Celui-ci ignore la puissance et le rôle
du verbe qu'il y a en lui. Il aurait pu publier ces textes oraux s'il n'a pas
à écrire « pour rendre compte du chaos et
dénoncer l'aliénation dont le peuple est victime»
(Bourdette-Donon, 2000 : 171) comme l'on fait d'autres. Le fait que les
maisons d'édition indépendantes soient rares au pays est
évoqué comme un élément qui pousse au silence.
C'est pour cela que « de centaines de manuscrits dorment sous
l'oreiller de centaines d'écrivains potentiels ou accomplis »
(Koulsy, in Collectif, 2009 : 49).
Il y a dans le système éducatif traditionnel des
éléments qui n'émulent pas la production écrite.
Dans ce système, la formation est orale. La famille et la
communauté sont les seules institutions d'encadrement. Selon les textes
oraux, l'enfant idéal est celui qui
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respecte les grandes personnes, rend service, « retient
sa langue », ne parle pas avant les éminentes personnes, moins
curieux, pas agressif et querelleur. B. Roné avoue que la tradition vise
ces résultats par un support oral : la parole. Pour lui, de nombreux
contes magnifient l'enfant loyal et montrent que celui-ci s'en sort toujours,
même dans les situations les plus enchevêtrées. Les hommes
et les dieux veillent sur lui. Roné ajoute qu'il est
appelé « à vivre très longtemps, alors que pour
un enfant de caractère, rien ne peut être facile dans la vie : il
doit à chaque pas, subir les pires vicissitudes de la vie, pour un jour,
terminer de manière dramatique, avec une durée de vie la plus
courte possible. (Beyem, 2000 : 320). Dans le cas d'espèce,
l'enfant est formé à l'obéissance. La curiosité, la
turbulence, la timidité et la témérité font partie
d'une ribambelle d'interdits liés à la mort et à la
religion. Avant l'initiation,24 l'enfant est écarté,
en cas de prise de décisions suite à un problème
sérieux. Il trouve sa place auprès de sa mère, à la
cuisine, à en croire A. Clair (1986). Cette formation qui est
basée sur la discrétion et le respect des grands n'est pas
favorable pour l'inspiration à l'écriture. Elle musèle les
enfants et les pousse à la jouissance, à la recréation et
à l'alcoolisme avant l'âge dit « de la sagesse ». Dans
un tel contexte, la littérature écrite ne peut être que
l'apanage des adultes, des vieillards. Or, ceux-ci, de tradition orale, n'ont
pas cette culture. La littérature tchadienne pour s'implanter d'une
manière dynamique doit cultiver, par le biais des décideurs
politiques et éducatifs la culture de l'écriture. Ceux-ci
jetteront un pont entre l'oralité et l'écriture, grâce
à l'école.
Inscrire la littérature, les oeuvres littéraires
dans une perspective des textes oraux légués par la tradition est
une autre richesse intarissable. Nous pensons à la manière
d'insérer les éléments de l'oralité dans les
oeuvres de la littérature écrite comme le fait Ahmadou Kourouma
(les répétitions, les accumulations, les intrusions de l'auteur -
comme celles du conteur au cours des veillées -, l'emploi des proverbes
et les tournures grammaticales qui associent l'africanisme au français).
De tous ce qui précède, si les écoles et les parents
d'élèves ne réussissent pas à valoriser les
produits de l'imprimé, la littérature restera longtemps une
activité élitiste au Tchad.
24 L'initiation est une école
gérontocratique qui se passe en brousse pendant au moins trois mois et
destinée uniquement aux garçons de plus de douze ans et dont le
contenu varie d'un groupe ethnique à un autre.
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