TITRE PREMIER : LA SOCIETE DE L'INFORMATION ENTRE
REGULATION SECTORIELLE ET REGLES DE CONCURRENCE.
770. La societe dite de l'information, en a pportant les
changements dans les mentalites et les habitudes de consommation, permet aussi
de re penser le droit autrement. Autrement dit, l'abondance des contenus et des
echanges associes a l'interactivite et l'hy pertextualisation ont contribue a
creer un nouvel es pace deterritorialise, oa l'internaute navigue et agit seul,
sans referent geogra phique stable.
771. Dans les develo ppements qui precedent, il ressort de
l'analyse la revolution numerique n'entraine pas necessairement une revolution
juridique793. Toutefois, la globalisation des echanges necessitent
une remise en cause de quelques fondements
793 En ce sens, cf les développements supra.
classiques de l'elaboration de la regle de droit et rend
indispensable une reflexion sur les modes de normativite fondes sur une
participation des differentes utilisateurs pour definir le cadre de leurs
activites. En effet, de nombreuses branches du droit s'a ppliquent au gre des
multiples activites en ligne : droit des telecommunications, droit de
l'audiovisuel, droit de la presse, droit de la pro priete intellectuelle, droit
de la res ponsabilite, droit des personnes, droit du travail, droit penal, etc.
Internet exige donc du droit le defi de realiser une coexistence entre de
multiples regles issues de ces branches differentes pour s'a ppliquer a des
situations concretes.
772. Une part im portante de ces mecanismes est alors ete
laissee aux usagers qui peuvent elaborer des regles a pplicables a leur
situation. Il ne faut ce pendant pas voir en cela un renoncement du droit, mais
plutôt une adaptation de la regle par rapport aux evolutions techniques
et technologiques de certaines activites. C'est de cette possibilite qu'est nee
la regulation qui connait un develo ppement fulgurant grace au reseau
internet.
773. De plus, l'essor des services en ligne a profite de
l'emergence d'un marche global de telecommunications. La tache des pouvoirs
publics est desormais plus ardue. Ceux-ci doivent, en effet, concilier les
conditions d'une libre concurrence des o perateurs et la protection des
consommateurs au plan national. C'est toute la question de la regulation de la
concurrence qui se pose dans la societe de l'information.
774. Cela etant, il serait interessant de proceder a une
analyse a pprofondie du phenomene de regulation qui est de plus en plus
presente comme un instrument de gouvernance dans la societe de l'information
(cha pitre 1) avant d'analyser les conditions de l'equilibre dans l'acces a la
societe de l'information (cha pitre 2).
<r La discussion publique des opinions est un
moyen sur de faire éclore la vérité, et c'est peut etre le
seul 1
MALESHERBES, Mémoire sur la liberté de
la presse, Slatkine Reprints, 1969, p. 276.
CHAPITRE PREMIER : LA REGULATION PRESENTEE COMME
INSTRUMENT DE GOUVERNANCE DE LA SOCIETE DE L'INFORMATION.
775. En facilitant l'ubiquité des données,
internet pose le probleme de l'a pplicabilité des lois nationales. En
effet, tant qu'il n'était utilisé que par une communauté
fermée soumise a ces pro pres regles (comme la communauté
scientifique et universitaire des Etats-Unis par exem ple), l'Etat ne s'est pas
préoccu pé d'intervenir dans ce qui fonctionnait selon les pro
pres regles de la communauté puisque en dernier ressort, elle
était soumise aux lois nationales. Mais aujourd'hui, le caractere
global, ouvert et transnational d'internet montre les limites des lois
nationales, de même que la contradiction entre législations sur
une même question794 et l'inexistence d'une législation
internationale en la matière. A cela s'ajoute la multi plicité
des acteurs et leurs motivations différentes et parfois contradictoires
qui rendent les choses encore plus com plexes795.
794 Par exemple, la conception française du contrôle
des contenus n'est pas conforme à la vision américaine qui
défend la liberté totale d'expression.
795Ainsi par exemple, les motivations d'un
opérateur de télécommunications qui exploite un
réseau ou fournit un service ne sont pas les mêmes que ceux d'un
usager qui souhaite échanger ses opinions au sein d'un forum
donné ou d'un commerçant qui souhaite développer ses
activités en ligne. En ce sens, M Vivant et alii, op cit, p 1403,
n° 2361.
776. Ces difficultes ont favorise le develo ppement du
concept de regulation, tres re pandue (dans son princi pe tout au moins) et
debattue a travers la planate entiere796. Ce pendant, si la notion
est largement diffusee, elle n'a pas acquis une definition claire, ce qui
permet de la com prendre differemment selon les systemes juridiques dans
lesquelles elle est reprise. C'est ainsi par exem ple que pour l'Allemagne, la
regulation fait reference a la reglementation qui s'entend comme une mission de
la puissance publique re pondant a des objectifs precisement definis par la loi
qu'elle doit concilier. Pour la Chine communiste, la regulation serait plutot
une question de souverainete nationale et il est legitime d'im poser aux
prestataires sur le reseau internet des obligations de filtrage des contenus
afin de preserver l'ordre ideologique national.
Dans la conception frangaise largement reprise au Cameroun,
la regulation ne s'identifie pas a la reglementation, mais a plutot pour but de
maintenir et de perenniser un equilibre dans un ensemble com plexe (Internet
constitue assurement un ensemble com plexe). Elle se presente alors comme une
fonction tendant a produire un com promis ou un « droit
negocie » qui s'im pose a des agents economiques sur un
marche concurrentiels entre des valeurs qui peuvent être antinomiques.
777. Dans tous les cas, a la divergence d'a pprehension
mondiale de la notion apparait une convergence evidente. La regulation fait
reference a un ensemble de regles qui prescrivent un com portement positif ou
interdisent un com portement negatif. Ces regles peuvent provenir de l'Etat au
sens oit peut l'être une loi ou un reglement, mais elles peuvent aussi
provenir d'une entite ayant une autorite pour elaborer une regle qui s'a
ppliquera a des activites dont elle a la charge.
Ainsi, par le pluralisme de ces modes797, la
regulation fait le pari pragmatique de renoncer a l'abstraction et a la
permanence des regles, pour retrouver l'efficacite d'un «
droit vivant » permettant d'amortir les tensions et assurer
le maintien d'un equilibre d'ensemble. Elle est pergue a l'analyse comme un
mecanisme d'ajustement fortuit de diverses actions, mises en oeuvre par des
acteurs heterogènes, qui poursuivent des interêts pro pres et dis
posent de ca pacites autonomes a configurer un nouvel es pace social
conformement a leurs interêts, leurs priorites et leurs logiques. Comme
le fait remarquer Olivier CACHARD, la regulation intervient la oit une mise en
oeuvre mecanique du procede de reglementation ne parviendrait pas a regir de
fagon satisfaisante un ensemble com plexe798.
796 M. Vivant et alii, op cit
797 En ce sens, cf n° 813 sur « une
vision hétérogène de la régulation ».
798 Olivier CACHARD, « la régulation
internationale du marché électronique », coll.
Bibliothèque de Droit privé, Tome 365, Ed° LGDJ, 2002,
n° 38, p 26.
778. Ce pendant, s'il est impossible de saisir la regulation
sans un rappel sur le fonctionnement decentralise et com plexe de l'internet,
il n'en reste pas moins vrai qu'elle presente des aspects novateurs, princi
palement parce qu'elle fait a ppel a un mecanisme qui se deroule en dehors du
controle des Etats (sauf pour les missions de regulation des institutions
etatiques) et parce que le caractere global d'internet organise une
confrontation directe et brutale entre des princi pes de regulation en partie
incompatibles.
779. Cela nous amene donc a analyser d'abord la place de la
regulation dans la definition d'un cadre de la societe de l'information
(Section 1) et ensuite le processus de formalisation de la regulation (Section
2).
Section première : La régulation799
comme source du droit de la société de l'information.
780. L'Etat, princi pale source de reglementation dans son
processus de normalisation de la societe de l'information, joue un role
determinant800 mais il se heurte a une transfrontalite qui l'empeche
de controler et de reglementer l'ensemble des activites qui prennent internet
pour support ; a tel point qu'on a pu parler de « crise
d'autoritem » de la loi etatique.
La regulation entend donc de passer cette representation
rigide du droit etatique comme regle im posee a la societe, et suppose
qu'au-dela de l'action de l'Etat, les differents acteurs802, dans
leurs activites quotidiennes, s'im posent reci proquement des regles, qui
prescrivent un com portement exem plaire, qu'ils res pectent parce que
l'efficacite de la normativite sur internet et plus globalement sur la societe
de l'information repose en grande partie sur eux.
781. La regulation est frequemment presentee comme un modele
totalement decentralise et exempt d'intervention publique qui a pprehende
internet par l'effet singulier d'equilibre de la concurrence normative entre
les differentes regles publiques ou privees et conduit au constat de la
necessite d'une multi plicite de lieux de production et
799 La régulation pourrait se définir
comme un ensemble d'opérations visant à concevoir les
règles qui s'appliqueront à certaines situations en vue de
régler les conflits lorsque la norme étatique est
incomplète ou inefficace.
800 C'est notamment le cas à travers l'agence de
régulation des activités des différents opérateurs
de télécommunications
801 Morand C.-A., « La contractualisation du droit dans
l'état providence », in Chazel F. et Commaille J. (sous-dir.),
Normes Juridiques et régulation sociale, LGDJ, coll. Droit et
société, Paris, 1991, p. 145.
802 Il s'agit de tous les acteurs qui concourent au
développement des activités sur internet. Ce sont entre autres,
utilisateurs, agents économiques, acteurs techniques, etc...
de gestion de la norme, juridique ou non. Elle s'inscrit dans
un processus large qui désigne une alternative a la
réglementation étatique et se présente comme
« une sorte de technique de cogestion des conduites qui s'inscrit dans un
dialogue permanent et complexe entre les gouvernants et les gouvernés
eux-mêmes803 >. Comme le soutient M.
Christian Paul, des lors que internet ne doit pas être traité
comme un monde a part « mais constitue plutôt le
prolongement numérique des diverses activités humaines, chaque
instance doit intervenir dans son domaine de compétence809
>, pour permettre une régulation plurielle.
En a pportant une ré ponse a la difficulté ou a
l'insuffisance de la loi, la régulation se positionne comme une source
véritable de droit de la société de l'information. Elle
s'inscrit dans un contexte général d'universalité
d'internet et fait a ppel a une com plémentarité des valeurs.
Paragraphe premier : Le contexte général de
la régulation de la société de l'information.
782. La régulation puise sa princi pale source dans les
contraintes exercées par les différents facteurs qui concourent
au fonctionnement d'internet. Parmi ces facteurs, on peut citer entre autre,
l'hétérogénéité des acteurs, la dimension
volatile des contenus, les usages différents et les échanges
transfrontaliers, la différentiation des postures et des normes, la
pluralité des intérêts et des valeurs, la plurilocalisation
des litiges, la porosité du réseau, etc....Ce sont ces facteurs
qui sont a l'origine de la configuration du dis positif de régulation
dans la mesure oit l'Etat ne peut plus user de son pouvoir normatif
unilatéral.
La régulation est présentée comme une
ré ponse a l'absence d'une autorité légitime, re
présentative et internationale qui détiendrait le monopole de
l'encadrement des activités complexes d'internet805. Ce point
de vue est partagé par Philippe AMBLARD pour qui «
aucun acteur ne pouvant seul organiser le réseau, le postulat de la
régulation est
803 AMSELEK Paul., « L'évolution
générale de la technique juridique dans les
sociétés occidentales », RDP 1982, p. 292.
804 Paul Christian « Du droit et des
libertés sur l'Internet », Coll. Rapports officiels,
Documentation Française, 2000, p 69
805 José Do-Nascimento et Alii, «
l'internet entre acteurs publics et privé - vers une
régulation centrifuge ou centripède ? », In La
démocratie à l'épreuve de la société
numérique, sous la direction de, Ed° KARTHALA, 2007, p 64.
d'assurer une cogestion des conduites par un dialogue
permanent entre les acteurs de l'internet et les etats8°6
».
783. Certes, la loi étatique s'a pplique toujours aux
activités de l'internet, mais elle se fait de fagon concurrentielle avec
les autres règles lorsque les activités en cause
présentent un élément d'extranéité. Elle
devient de plus en plus une loi cadre ou d'orientation énongant des
princi pes, dont l'inter prétation et la mise en oeuvre sont
laissées a des acteurs publics ou privés, voire les deux
ensemble807.
Cette concurrence entre les normes, qui bouleverse l'a
pplication du droit dans l'es pace des Etats, marque la limite de la
réglementation étatique tout en accordant une place im portante
aux usagers qui partici pent alors au processus normatif.
A. L'insuffisance de la protection par le droit
étatique.
784. Selon une théorie classique du droit soutenue par
de nombreux maltres808, l'Etat est le souverain dans l'engendrement
des lois809 et assure seul la sécurité et le respect
des libertés individuelles et collectives. C'est le princi pe de
souveraineté nationale qui le fonde a régir l'ordre juridique
interne. L'Etat est alors au centre de tous les pouvoirs : il édicte les
lois, controle leur application dans son administration quotidienne et
n'hésite pas a sanctionner tout manquement8~0.
785. Avec l'arrivée d'internet, il s'est naturellement
posé aux Etats la question de sa réglementation. Pour une grande
majorité des Etats, les lois nationales devaient s'a ppliquer a tous les
contenus qui circulent dans les réseaux et il n'était pas
question de considérer les nouvelles techniques de communication comme
extranationales. Les débats ultérieurs sur la res
ponsabilité juridique des fournisseurs d'accès et des
fournisseurs d'hébergement, qui sont les points d'entrée dans
internet, vis-à-vis des messages qu'ils diffusent, constituent une
illustration parfaite de cette volonté des Etats
806 Philippe AMBLARD « Régulation de
l'Internet : l'élaboration des règles de conduite par le dialogue
inter normatif », Cahiers du C.R.I.Dr, n° 24. Éd Bruylant
2004
807 C-A. Morand, op cit, p 142.
808 C'est notamment le cas de KELSEN, qui définit le droit
comme une règle statuant des actes de contraintes conformément
à une norme étatique supérieure. Voir Hans KELSEN, «
Théorie pure du droit », 2eme éd., Dalloz, Paris,
1962, PP 46 - 47
809 La souveraineté nationale est
posée aussi par la Déclaration des Droits de l'homme et du
citoyen du 26 août 1789, qui stipule en son article 3 que « le
principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la
nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en
émane expressément »
810 Ces pouvoirs reconnus à l'Etat constituent les 3
pouvoirs essentiels de l'action administrative : le pouvoir exécutif, le
pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Le principe de
séparation de ses pouvoirs contribue à garantir la liberté
et la sécurité des citoyens.
de soumettre les nouveaux medias en general et internet en
particulier, au cadre juridique national811. C'est ainsi qu'il s'en
est suivi a partir de 1995, aux Etats-Unis, une activite legislative au Congres
pour controler internet. Les autres Etats du monde, notamment ceux de l'Union
Euro peenne, ont suivit le mouvement des 1997.
786. Ce pendant, le premier reflexe des Etats a ete de
vouloir etendre le champ d'a pplication des regulations existantes, ainsi que
le domaine de competence des autorites chargees de controler leur application.
Mais, la question de l'o pportunite et de la pertinence de la participation de
l'Etat a la regulation d'internet a fait l'objet de serieuses reserves.
787. Certains ont denonces le decalage qui existe entre le
temps des echanges sur internet et celui de l'elaboration des regles par l'Etat
; d'autres, l'inefficacite des regles etatiques en raison du caractere
transfrontaliere des echanges.
Il faut dire que les bases de la conception classique de la
loi se trouvent de passees dans la mesure oit internet se caracterise par son
architecture qui neutralise le droit etatique. La logique etatique, construite
autour de sa souverainete territoriale, limite les domaines d'intervention du
legislateur national.
788. Autrement dit, le territoire, en tant qu'assise geogra
phique strictement delimitee par des frontières politiques, incarne les
limites de l'action de l'Etat et, par consequent, son unique champ de
competence legislatif et reglementaire. Cette limite territoriale a
progressivement fait emerger un modele de regulation encadre re posant sur une
cooperation entre les Etats et les organisations et com portant d'une part, une
delimitation des domaines de res ponsabilites de chacun et d'autre part, une
forte implication des parties prenantes dans l'elaboration de la norme, en
utilisant generalement les moyens offerts par le reseau.
On assiste alors a une sorte de loi negociee entre l'Etat et
les autres parties qui permet : l'Etat d'assurer une place de choix dans le
processus de normativite aux grou pes afin eviter de voir ses efforts reduit a
neant par une quelconque o pposition812.
Ainsi, aujourd'hui, la regulation tient com pte de la
participation active des utilisateurs des reseaux pour develo pper des normes
qui encadrent l'ensemble des pratiques.
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