B. Les fondements de la « société de
l'information ».
19. Quel que soit l'etat des controverses et des visions
differentes, l'evolution vers la societe de l'information est inscrite dans un
projet de societe inspire par la mystique du nombre30 et a ete
rendue possible par un ensemble d'evenements qui ont contribue : accelerer le
processus de digitalisation de l'information.
20. En effet, la construction d'une societe organisee autour
des nombres remonterait au 17e siècle et serait attribuee au
philoso phe et mathematicien allemand Leibniz31 :
26 En ce sens, Armand Mattelart, op cit, p 3.
27 Rufin J, « The Age of Access : The new
culture of hypercapitalism », New York, 2000, Putnam Publishing
Group.
28 En ce sens, cf. Rheingold H, « The virtual
community : Homesteading on the Electronic Frontier », London, 2000,
MIT Press.
29 Cf. L. Lessig, « Free culture »,
Penguin Press, 2004, New York.
30 Mattelart, op cit, p 5.
31 Gottfried Wilhelm Leibniz (1646 - 1716). Le projet
d'automatisation du raisonnement formulé par Leibniz participe de la
quête d'une langue pour rapprocher les peuples et unifier le genre humain
tout entier.
travers ses reflexions sur la nature de la logique qui
marquent une eta pe essentielle de l'idee selon laquelle la pensee peut se
manifester a l'interieur d'une machine. Ex posant en 1703 le mecanisme de la
reduction des nombres aux plus simples princi pes, il s'a ppuie alors sur cette
theorie pour justifier sa these selon laquelle le langage des
nombres est le seul a resoudre les imperfections des langues naturelles qui
sont autant de sources de discorde et d'ecueils a la
communication32.
21. Mais, si ce projet de transformer la societe et la
culture par une circulation plus fluide et plus trans parente est bien ancien,
il faut attendre les annees 1950 pour voir le mathematicien Norbert Wiener,
p$re de la cybernetique, le develo pper ex plicitement en termes de gestion de
l'information, pour la premiere fois. Il evoque alors une societe de la
communication organisee autour de l'information, se presentant comme une
alternative a l'organisation sociale et politique existante33. Cette
nouvelle societe serait plus efficace grace a la puissance des technologies de
l'information et de la communication qui se develo ppement dejà a cette
e poque. Il sera suivi en cela par des theoriciens liberaux comme Friedrich von
Hayek ou encore le sociologue frangais Alain Touraine34. Cette idee
est defendue par le sociologue americain Daniel Bell, veritable precurseur de
la reflexion sur l'emergence des societes postindustrielles, qui l'aurait
introduite dans un livre dans lequel il affirme que « si la
societe industrielle est la societe de production des biens, la societe
postindustrielle est une societe de l'information35 *
axee sur la connaissance theorique et dans laquelle il considere que les
services fondes sur la connaissance devront devenir la structure centrale de la
nouvelle economie et d'une societe s'a ppuyant sur l'information, dans laquelle
les ideologies seraient su perflues36. Toutefois, il ne fera sienne
l'ex pression « societe de l'information * que
vers la fin des annees 1970.
22. Ces theoriciens ont ete suivis par de nombreux autres
observateurs contem porains qui ont pergu la realite d'une economie de
l'information que l'informatique contribuerait a faire emerger37.
32 En ce sens, Armand Mattelart, op cit, p 6.
33 En ce sens, voir Norbert Wiener, «
Cybernetics or control and communication in the man and the machine
», Hermann, Paris, 1958, cité par Alain Kiyindou, « les
pays en développement face à la société de
l'information », l'Harmattan, 2009, p 15.
34 Dans un livre paru en 1969 intitulé
« La société postindustrielle : naissance d'une
société », le sociologue marque sa
préférence pour l'expression « société
programmée » parce qu'elle permet de définir d'abord la
société par la nature de leur mode de production et
d'organisation économique.
35 Daniel Bell « Vers la
société postindustrielle », traduction de Pierre
Andler, Robert Laffont, Paris, 1976, p 402, cité par Lucas Dufour,
« Pour une critique matérialiste de la société de
l'information », in critiques de la société de
l'information, Eric George et Fabien Granjon, l'Harmattan, 2008, p 183.
36 Pour Daniel Bell, la référence
postindustrielle de la société parait plus apte à
signifier, d'une part, que les nouvelles formes sociales ne se dégagent
pas encore tout à fait clairement, et, de l'autre, que les sources de
ces bouleversements sont, avant toutes choses, scientifiques et technologiques.
Voir Mattelart, op cit, p 50
37 P. CATALA, Ebauche d'une théorie
juridique de l'information. D., 1984, Chron. P. 97, repris in Le droit
à l'épreuve du numérique, Jus ex Machina, PUF, 1998, p 224
- 244.
23. Cette necessite d'organiser la societe autour de
l'information sera reprise par les politiques lorsque le 15 se ptembre 1993, Al
Gore, alors Vice president des Etats-Unis, annonce un programme destine a
edifier une infrastructure d'information capable de declencher une revolution
de l'information qui changera pour toujours la facon dont les gens vivent,
travaillent et communiquent les uns avec les autres.
24. En effet, considerant que les Etats-Unis tracent la voie
pour le reste du monde, Al Gore fait du develo ppement des infrastructures de
l'information un volet a part entiere de la politique etrangere des Etats-Unis.
C'est ainsi que dans le cadre d'une conference internationale reunissant les
princi paux Etats membres de l'Union Internationale des Telecommunications
(UIT), a Buenos Aires, le 24 mars 1994, il presente la vision americaine d'un
projet d'interconnexion mondiale uniforme des reseaux a l'echelle planetaire
(Global Information Infrastructure) qui modifiera a
tout jamais pour tous les habitants de la planete leur facon de vivre, d'a
pprendre, de travailler et de communiquer38 et expose les cinq
princi pes majeurs a mettre en oeuvre pour sa realisation: encourager
l'investissement prive, favoriser le develo ppement de la concurrence, creer un
cadre global, assurer l'acces a tous les fournisseurs de reseaux grace a une
plus grande intero perabilite et garantir le service universel39. Il
s'agit, pour lui, de permettre aux peu ples des pays voisins de se voir non
comme des ennemis potentiels mais comme des partenaires, membres de cette mtime
grande famille des titres humains interconnectes.
25. Il a fallu alors attendre qu'un certain nombre
d'evenements se realisent comme par exem ple la liberalisation complete du
secteur des telecommunications qui a entraine des innovations technologiques
majeures, notamment la normalisation des equi pements, et
l'internationalisation de l'internet pour que cette societe de l'information
devienne une realite.
1. La liberalisation des telecommunications a
l'échelle planétaire.
En 1978, dans un rapport remis au Président
français de l'époque et portant sur l'informatisation de la
société, Simon NORA et Alain MINC ont placé l'informatique
au coeur de la société. Selon eux, l'informatique, pour le
meilleur ou pour le pire, bouleverse le système nerveux des
organisations et de la société toute entière. Le nouveau
mode global de régulation de la société qu'elle
contribuera à instaurer est à même d'enrayer la perte du
consensus social et de faire retrouver l'adhésion des citoyens aux
règles du jeu social. Voir Rapport NORA-MINC, l'informatisation de la
société, éd° Seuil, 1978, 161 p.
38 En ce sens, Al Gore, « Principes
d'élaboration d'une société de l'information »,
Revue de l'USIA, n°12, septembre 1996.
39 Ces cinq principes ont été
intégrés dans la déclaration finale des membres de l'UIT
et constituent, encore de nos jours, le cadre de référence
politique des débats sur le développement des technologies de
l'information et de la communication dans la construction d'une
société de l'information: Buenos Aires Declaration on Global
Telecommunication Development for the 21st century, UIT, Buenos
Aires, 21 mars 1994.
26. La liberalisation des telecommunications est un element
majeur dans la construction de la societe de l'information parce qu'elle a
permis l'ouverture du secteur des telecommunications a la concurrence, ce qui a
conduit a des innovations technologiques majeures dans le domaine de la
communication.
27. Cette liberalisation a commence avec le demantelement aux
Etats-Unis d'American Telegraph and Telephone (AT & T), effectif au
1er janvier 1984, qui a declenche un mouvement mondial sur fond de
changement technologique comme la numerisation, les reseaux hauts debit,
l'augmentation de la ca pacite et la baisse des coVts de communication.
28. En effet, en conclusion d'une procedure anti monopole
demarree en 1974, ATT acce pte, en janvier 1982, de continuer d'assurer les
communications longue distance et les fournitures d'equi pement a ses clients,
mais doit abandonner vingt trois filiales qui assurent les communications tele
phoniques locales. Ce demantelement a destabilise toutes les politiques
nationales de telecommunications construites autour de monopoles et a impose la
concurrence comme referent quasi universel.
29. Suite a l'initiative americaine, les princi paux pays
industrialises ont reagi ra pidement. Ainsi, la Grande Bretagne privatise
British Telecom des 1984 tandis que les premiers travaux en vue de la
liberalisation des telecommunications sont entre pris au niveau euro peen. En
effet, pour trouver une reponse a la dereglementation americaine, la Commission
euro peenne avait alors defini quelques grands objectifs comme la creation d'un
marche communautaire des terminaux et des com posants des reseaux,
l'amelioration de la maitrise des technologies de base et l'aide aux regions
les moins favorisees a develo pper leurs infrastructures. Cela a aboutit, en
1987, a la publication du premier livre vert sur le
développement du marcbé commun des services et équipements
des télécommunications qui donne le coup d'envoi de
la concertation des pays membres de l'Union euro peenne en vue d'elaborer les
termes d'une politique publique commune dans le domaine. Le document prone
l'abolition des monopoles nationaux et propose la liberalisation de tous les
terminaux et les services autre que le telephone fixe, l'organisation de la
concurrence en se parant dans chaque Etat les fonctions de reglementation et
d'ex ploitation, la suppression des subventions croisees et les positions
dominantes sur les marches.
30. Des 1988, est mise en oeuvre la liberalisation des equi
pements terminaux puis, en 1990, celle des services autres que le telephone. En
1994, un nouveau livre vert intitule La libéralisation des
infrastructures de télécommunications et des réseaux de
télévision par cable, et le rapport du commissaire
euro peen Martin Bangemann sur L'Europe et la
societe de l'information
planetaire4° preconisent une liberalisation
totale du secteur pour une mise en place ra pide d'une societe euro peenne
s'inscrivant non pas dans le cadre d'un projet etroitement technique, comme aux
Etats-Unis, mais de societe de l'information. C'est ainsi qu'une resolution du
Conseil de ministre des telecommunications du 17 novembre 1994 ado pte
« le principe et l'echeancier de la liberalisation des
infrastructures de telecommunications ».
31. La liberalisation des marches de telecommunications sera
definitivement enterinee au niveau planetaire, en 1997, avec la signature par
pres de soixante-huit gouvernements, apres trois annees de negociations, de
l'accord sur l'ouverture des marches de telecommunications a la concurrence
dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce(OMC). Dans le cas du
Cameroun, le cadre juridique de cette liberalisation sera pose, d'une part, par
la loi n° 98/014 du 14 juillet 1998 regissant les telecommunications et
par la loi n° 98/013 du 14 juillet 1998 sur la concurrence et, d'autre
part, par une serie de textes reorganisant le secteur des telecommunications au
Cameroun41.
32. Parallelement a cette liberalisation a l'echelle mondiale
est conduit un processus de normalisation qui a eu une influence sur
l'innovation et les prix.
Normalement, il existe de nombreux fabricants et fournisseurs
d'equi pements reseaux, chacun possedant ses pro pres technologies et des idees
sur la facon dont les choses devraient etre faites. Sans coordination entre
eux, ce serait le desordre le plus total entrainant une incomprehension des
utilisateurs. La normalisation a permis de creer alors une plate-forme d'intero
perabilite etendue en permettant a des technologies et des reseaux differents
de communiquer entre eux. Ces normes n'ont pas seulement permis : des
ordinateurs differents de communiquer, mais ont entraine aussi un elargissement
du marche par l'ado ption ra pide des innovations dans le domaine du traitement
numerique de l'information, et du meme coup une production en masse, des
economies d'echelles lors de la fabrication et d'autres avantages qui ont fait
baisser les prix et favorise la diffusion des innovations42.
33. Cette normalisation etait d'autant plus im portante qu'il
s'agissait d'interconnecter, a l'echelle mondiale, differents types de reseaux
au moment même of la deregulation multi pliait leur
segmentation43.
40 Martin BANGEMANN, « Rapport sur l'Europe
et la société de l'information », Bulletin de l'Union
européenne, supplément 2/94, Commission européenne, 1994.
Sur
http://vecam.org/IMG/pdf/bangemann.pdf.
Consulté le 28 octobre 2010
41 Pour un développement plus approfondi, voir
infra n° 89 et suiv sur « la gestion des
télécommunications au Cameroun : du monopole à la
libéralisation ».
42 Voir en ce sens, Andrew Tanenbaum, «
Réseaux », 4e édition, Pearson
Education, 2003, p 77
43 Etant donné la diversité des
fournisseurs de service dans le monde, une compatibilité à
l'échelle mondiale est nécessaire pour que les personnes et les
ordinateurs d'un pays puissent communiquer avec leurs homologues d'un autre
pays.
Il s'est donc develo ppe une institution mondiale de la
normalisation organisee en trois niveaux, international, regional, national et
par la presence de plusieurs instances internationales qui contribuent a
imposer des regles de fonctionnement standardisees44.
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