4 COMPOSANTES PSYCHOSOCIALES
« ...La théorie scientifique ne trouve
un écho que si elle vient appuyer les
désirs naturels de l'homme et ses croyances
internes.... » TRÉMOLLIÈRE
L'aliment est une denrée «coutumière»
(coutumier : « que l'on fait d'ordinaire »), qui doit
être en harmonie avec les habitudes de vie et s'intégrer dans
l'idéologie de celui à qui elle est destinée. Ainsi, les
jugements portés sur la qualité de l'alimentation sont presque
toujours chargés d'un sens moral qui intègre souvent des
règles héritées d'une morale religieuse
sécularisée, progressivement laïcisée et
médicalisée au cours des siècles. Selon FISCHLER et
TAÏEB, pour respecter la morale contemporaine, dans sa recherche de
l'alimentation idéale (bonne, saine et sainte) l'individu se doit de
respecter cinq commandements, sorte de « consensus de
base » :
? Un devoir d'équilibre et de variété
(pas de gaspillage),
? Un devoir d'attention et d'effort (ne pas succomber à
la facilité),
? Un devoir de maîtrise et de restriction (contrôle
des sens et éviter les extrêmes),
?Un devoir de rationalité (choix éclairés et
solution personnalisée),
? Un devoir de gratification (intégration du plaisir).
Le repas est aujourd'hui tradition, coutume, habitude,
éducation et n'est plus la préoccupation majeure du consommateur.
Mais au fil du temps, habitudes et traditions deviennent des besoins, la
nécessité de se nourrir se concrétisant par des usages
appelés à se modifier au gré des individus, en laissant
une large part à l'irrationnel des comportements. Les paramètres
du besoin gastronomique évoluent. Le comportement alimentaire
obéit à des motivations extrêmement variées dont la
complexité interdit toute tentative d'énumération
exhaustive.
Quelques repères peuvent cependant aider à en mieux
cerner les grandes lignes :
- autrefois, « l'alimentation organisait la
vie » et occupait une place centrale parmi les
préoccupations. Certaines tendances évolutives permettent
d'affirmer qu'aujourd'hui, en revanche, « la vie organise
l'alimentation » : la modification du statut de l'alimentation,
la déritualisation des pratiques alimentaires (horaires, produits,
convives avec qui l'on mange, etc.), le développement de
l'éclectisme et de l'occasionnalité, le cosmopolitisme, le
raffinement, la recherche de la simplicité, la convivialité...
- l'alimentation reflétait naguère le statut
social et parfois l'effort pour y accéder. Cette place centrale dans la
vie des individus s'est trouvée remplacée peu à peu par de
nouveaux besoins, à la faveur de critères tels que la
santé, les loisirs ou l'accumulation des biens de consommation. Les
repères sociaux se sont déplacés et les couches sociales
ont modifié leurs structures de consommation. Au sein des
dépenses des ménages, la part alimentaire baisse
régulièrement de ½ point chaque année. Pour autant,
l'alimentation reste encore dans de nombreux cas le moyen
privilégié de s'approcher artificiellement d'un niveau social,
plus que son expression véritable : le succès relativement
récent du whisky en France, ou celui du saumon fumé, en sont de
bons exemples. Que ces produits soient ou non de « bonne
qualité » importe moins en l'espèce que leur
appartenance à la catégorie des aliments de luxe à
caractère festif. C'est l'auto affirmation de l'appartenance à
une classe sociale.
-les éléments psychosociaux de
la qualité sont souvent difficiles à appréhender car
irrationnels et éminemment variables d'un individu à un autre.
Cette absence de références souffre cependant quelques exceptions
: notamment en ce qui concerne les motivations religieuses dont l'origine, de
justification sanitaire selon certains historiens, se perpétue
aujourd'hui dans le respect des écritures, contribuant à la
cohésion des communautés, alors même que leurs fondements
ne sont plus d'actualité. L'interdit sanitaire devient un vecteur
culturel d'identification dont les implications sociales sont certaines. Dans
la religion catholique il n'existe pas d'interdits alimentaires, la nourriture
étant la première sollicitude divine ; le pain et le vin sont
deux éléments d'un symbolisme qui a profondément
marqué la culture alimentaire au cours des générations et
qui reste encore très présent. De même la consommation de
poisson le vendredi, prescription religieuse traditionnelle, est encore souvent
respectée à l'heure actuelle bien qu'elle ne soit plus
imposée par l'Eglise ; à la différence près que,
dans ce cas et à l'exception du vendredi Saint, c'est la justification
médicale qui a rationalisé cette règle établie
selon les préceptes de l'Évangile. Ainsi, de nos jours,
l'alimentation conserve une forte teneur morale ; mais celle-ci s'est
progressivement déplacée du religieux vers le médical,
notamment à travers le discours diététique
- certaines traditions historiques, habitudes
ou coutumes locales peuvent également s'avérer primordiales dans
la perception de la qualité d'une prestation et par là
même, de puissants freins à l'innovation alimentaire. La
restauration sociale doit ainsi tenir compte des spécificités
régionales.
- dans un autre ordre d'idée, la
référence au système écologique et aux courants
environnementalistes devient un aspect à l'importance fondamentale, en
réaction au développement de l'industrialisation et de la
technicité liée aux produits alimentaires : certains
consommateurs ne jugent plus la prestation par rapport à leur seule
satisfaction, mais intègrent les effets de la consommation sur les
divers éléments de l'environnement, en amont à travers les
modes de cultures ou d'élevage, et en aval en se préoccupant du
devenir des déchets générés. Un aspect connexe
concerne les craintes irrationnelles et l'hostilité de principe
développé face à l'apparition de nouvelles techniques dont
les principes sont souvent ignorés ou mal compris des consommateurs. Par
méconnaissance plus que par conviction, ceux-ci sont bien souvent
prêts à jeter l'anathème et à vouer les propagateurs
d'idées nouvelles aux gémonies : l'ionisation des aliments en fut
un bon exemple, aujourd'hui mieux accepté car mieux compris.
L'information devient alors primordiale, tant il est vrai que la qualité
ressentie d'un produit est largement influencée par sa
qualité supposée ou attendue. A produits
intrinsèquement équivalents, le facteur discriminant de la
qualité devient la communication qui fait alors la différence.
- la référence
sécurisante au passé, la nostalgie des pratiques ancestrales,
trouve sa concrétisation dans les pays industrialisés à
travers la recherche de produits dits « naturels », ou
« traditionnels ». Aux qualités propres du produit,
vient également s'ajouter la « qualité
d'origine ». On peut alors parler de qualité
« historique », associée étroitement à
la « qualité d'identification symbolique ». La
confiance placée en son boucher par le consommateur repose en partie sur
le fait que le professionnel est censé connaître la race,
l'âge à l'abattage, le sexe, la région et
éventuellement le mode d'élevage des animaux dont il
commercialise la viande. Cette notion de traçabilité a pris toute
sa dimension à travers la crise de la vache folle depuis 1996.
- Dans les pays en voie de
développement, le refus de certaines aides alimentaires qui heurtent la
sensibilité, la culture ou les traditions locales, résulte d'un
déterminisme comparable.
- les habitudes alimentaires et les
conceptions qui en découlent sont rarement transposables entre les
individus. La restauration scolaire en fournit un bon exemple : dans un
passé relativement proche, beaucoup de personnels des cantines avaient
connu, enfants, les restrictions alimentaires de la
période de l'occupation ou les difficultés de
l'après guerre. A la vue de la non consommation actuelle et du
véritable « gâchis » qui parfois en
résulte, la réactivation de souvenirs conscients ou inconscients
conduisaient certains à juger cet état de fait comme totalement
intolérable et à réagir par une grande
sévérité à l'égard des enfants qui se
traduisait par des mesures autoritaires d'obligation de consommer, peu en
rapport avec les véritables besoins contemporains. Cette atteinte
profonde à leur conception de la nourriture et à la place qu'elle
avait pu occuper dans leur vie était parfaitement compréhensible,
mais génératrice de nombreux conflits tant avec les convives
qu'avec les parents, plus jeunes, au vécu sensiblement différent
et peu enclins à voir leurs enfants forcés à consommer les
repas scolaires.
Ces quelques exemples rappellent qu'en l'absence de
référentiel précis, les jugements portés sur
l'alimentation sont dans une très large mesure d'ordre émotionnel
et la plupart du temps empreints d'irrationnel. Les
« techniciens » de l'alimentation doivent en tenir compte
et ne pas négliger la charge socioculturelle et émotionnelle dont
les aliments sont porteurs. Malgré l'âge des convives, cette
remarque s'applique également au domaine de la restauration scolaire
où les composantes psychosociales de la qualité sont
particulièrement importantes à considérer : c'est au cours
des vingt premières années de la vie que s'acquièrent les
automatismes et se fixent les habitudes alimentaires, tant dans leur forme
matérielle que sous leurs aspects psychologique et social.
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