4.2.3. Entre absence de formation de maitres en langues
nationales et faible élaboration de supports didactiques : quelle est la
responsabilité de l'Etat du Sénégal ?
Si nous partons toujours des classes expérimentales,
les facteurs de blocages de l'introduction des LN dans
l'élémentaire formel, sont à rechercher par ailleurs sur
le plan professoral et didactique. Mise en corrélation avec la
volonté politique stérile de l'Etat, la carence d'accompagnement
de ressources humaines et de matériels pédagogiques ou
didactiques, constitue un des facteurs de blocage les plus remarquables. En
d'autres termes, la politique d'introduction des LN, une fois mise
théoriquement en oeuvre, devait avoir comme substrat la formation d'un
personnel qualifié et bien équipé. Cependant, la conduite
d'une politique timorée s'est encore notée à ce stade dans
la mesure où les maitres expérimentateurs étaient
arbitrairement mis en fonction avec une quasi absence de matériels et de
supports didactiques. Nous pouvons même dire qu'ils se
débrouiller, en usant de leurs compétences discursives ou de
leurs habitus linguistiques tirés de leur socialisation, pour
transmettre des connaissances. Comment la débrouillardise peut
être au service de l'excellence ? En effet, notre analyse poussée
plus loin nous permet d'illustrer avec ces suivants propos extraits du discours
de certains de nos répondants mettant en exergue cette
problématique :
« L'Etat a mis la charrue avant les boeufs
dans la mesure où il y a une absence d'investigation préalable
pour savoir quelle langue introduire dans quelle localité », «
il y a une carence de maitres formés du fait de la non
généralisation de la formation, de son accélération
», « il ya des problèmes de supports, de matériels
didactiques(support en calcul et en lecture)d'accompagnement .Il y a des livres
au programme par exemple `'le référentiel de
compétence» traduit en wolof, en sérère...(les six
premières langues
codifiées) mais depuis que le
ministère de la structure des langues nationales a commencé
à codifier d'autres langues, il s'est posé un problèmes
d'équité( ...).On a traduit certains livres comme `'Sidi et
Rama» en mettant `'Sidi ak Rama»,et on s'est rendu compte que
c'était pas ça, on devrait prendre des textes purement locaux du
vécu quotidien des élèves
»(enquêtes de terrain, commune de Fatick, Avril
2010).
Selon les discours ci-dessus et lorsque nous poussons notre
analyse jusqu'à son terme, force nous est de dire que la politique de
l'Etat d'introduire les LN à l'école est velléitaire sur
toutes les dimensions et structures requises pour une bonne politique
éducative. Ainsi, c'est une lapalissade d'admettre que l'accompagnement
didactique ou pédagogique et technique (la formation de professionnels
en la matière) est en grande partie le rôle et le devoir de l'Etat
en l'occurrence les décideurs.
Certains de nos répondants n'ont pas manqué de
dire que : « Le gouvernement prend cette introduction à la
légère dans la mesure où les enseignants
(expérimentateurs) suivaient une formation de trois (03) jours
». (Enquêtes de terrain, commune de Factice, Avril
2011).
Ces propos s'inscrivant toujours dans la problématique
de la formation des enseignants en LN par rapport aux classes
expérimentales bilingue, permettent de répondre à
l'interrogation soulevée très haut. Evidement, l'absence de
formation sérieuse ne pourrait jamais être au service de
l'excellence.
De même, il est à noter que la politique
économique que devrait connaitre ces expériences n'est pas
été au rendez-vous.
En somme, les décideurs politiques ont en grande partie
manqué de mettre au concret les mesures d'accompagnement didactique et
technique indispensables. L'absence ou la faible dotation en matériels
d'apprentissage et en ressources humaines constitue un facteur de blocage pour
cette politique d'introduction tant clamée depuis plus de quatre
décennies. Ainsi, ces manquements sont à rechercher au niveau des
pouvoirs publics dans la mesure où leur engagement silencieux est urbi
et orbi constaté. Ainsi, restent à savoir le pourquoi et comment
de ce désengagement permanant. En effet, la pusillanimité des
politiques face à l'introduction des LN dans le SEF est-elle le fruit du
système de représentation ou de la domination symbolique de ces
dernières ? Ou bien est-elle par ailleurs, une volonté aveugle de
reproduire le système de l'oppresseur socioculturel(les
colonisateurs)?
4.2.4. La représentation sociale de la langue
officielle versus celle des LN
La domination du terrain linguistique par le français
est le fruit d'un long processus opéré par l'administration
coloniale. Depuis cette période jusqu'à nos jours, l'imaginaire
collectif sénégalais considère en somme que nos langues
sont loin d'être vecteur de promotion intellectuelle et sociale. Nos
langues sont, tout au moins, représentées par la
société comme des langues qui, en usage dans l'enseignement,
constituent un facteur de régression socio intellectuelle. La
société sénégalaise, dans son symbolisme
linguistique, a le sentiment que seulement la langue officielle et les langues
extra africaines peuvent être des médiums d'enseignement formel.
Cette croyance intériorisée en la société et
extériorisée par ellemême, est sans doute
véhiculée et manifestée par des propos de ce type :
«il ya des parents qui disaient : j'ai pas inscrit mon enfant
à l'école pour qu'il apprenne le wolof ou le sérère
», « à Fatick le problème se pose autrement ;beaucoup
d'enseignants refusent ,en tout cas on a l'impression, de parler la langue du
milieu qui est le sérère ou en tout cas ils ne font pas beaucoup
d'effort pour comprendre la langue et la parler (...) ,il y a aussi le rejet
des parents :il y en a certains qui trouvent que la promotion de leur enfant va
se faire non pas par la langue maternelle mais par la langue française
;ils se disent qu'ils n'ont rien à gagner en apprenant cette langue
»(P.FAYE, inspecteur de l'éducation chargé des
classes bilingues dans le département de Fatick)
Ces propos éclairants de certains de nos
enquêtés sont en général tirés des
écueils liés aux classes expérimentales. Ils nous
permettent de faire le point sur l'ancrage des valeurs linguistiques
occidentales dans la conscience individuelle et collective
sénégalaise. Ainsi, la représentation sociale des LN se
situe à deux niveaux : au niveau des parents d'élève et
des enseignants. Les premiers déclarent avoir détesté un
enseignement en langue maternelle. Mais lorsque nous pousser notre analyse un
peu plus loin, nous verrons que la détestation exprimée n'est
qu'une justification qui permet de taire la domination symbolique des langues
occidentales. En d'autres termes, les langues extra africaines ont
dominé les mentalités sénégalaises dans la mesure
où elles sont synonymes de promotion sociale, d'éveil et de
culture mondiale. Pour leur part, les derniers n'ont guère l'envie et le
devoir identitaire de vouloir transmettre la connaissance via nos langues. A ce
stade, sont affectés les enseignants d'un sentiment de
déculturation et de déculturés dèculturateur. En
fait, nous avons
l'impression que la clôture de la promotion
linguistique58 des LN a vue le jour au Sénégal.
Cette clôture semble y être une croyance fortifiée voire une
idéologie. Combien de fois avons-nous entendu ces suivantes expressions
lors de mes observations : « Mais boy ! Est- ce que si on
introduit les langues nationales à l'école, est-ce que ça
ne va pas appauvrir le système éducatif ? ».
(Enquête informelle, commune de Fatick, décembre 2010).
Voilà une interrogation à laquelle ceux
même qui la posent ou la suggèrent n'y apportent pas d'arguments
et preuves convaincants dans la mesure leurs dires constituent en effet, un
simple mauvais sentiment voire un sentiment utopique de haute facture.
Cette attitude de clôture en l'endroit des enseignants
se prouve par les réponses tirées d'un inspecteur de
l'éducation, sis au pole régional et de formation de Fatick (PRF)
qui confesse : « il y a un manque de volonté de la part de
certains enseignants chargés des classes bilingues du fait que d'aucuns,
à l'absence de contrôle d'inspecteurs, enseignaient seulement en
français (...) ,au Sénégal on a tenté une fois ,on
a abandonné, puis une deuxième fois et on a abandonné et
maintenant tout le monde a peur de recommencer, c'est ça... rire...
». (M.BA, commune de Fatick, Avril 2010).
Cette clôture de la promotion linguistique est
caractérisée en grande partie par la « peur de
recommencer », c'est-à-dire l'absence d'enthousiasme ou
d'audace par rapport aux politiques linguistiques mises en rapport avec
l'enseignement élémentaire formel.
Cependant, au moment de cette clôture, est notée
une certaine volonté affichée de recourir aux valeurs de la
langue de l'ethnie. Mais, il se trouve que cette volonté est
contrastée avec une trop grande référence à celles
de l'Occident. C'est ce que nous appelons le paradoxe de
l'occidentalocentrisme et de l'ethnocentrisme de la société
sénégalaise.
Par occidentalocentrisme, nous voulons montrer l'utilisation
et la légitimation permanentes des valeurs linguistiques occidentales
par la société sénégalaise. Ainsi ces valeurs qui
se présentent comme de bons prêts - à -porter ne font aucun
objet de diagnostic préalable. En fait, c'est l'attitude de concevoir
que tout ce qui est bien doit venir de l'Occident, ou tout ce qui y est venu
est bien. Il constitue le centre du monde, son dénominateur commun ou
son noyau dont le contournement est impossible. Cela revient à remarquer
que le marché
58 Nous voulons dire par cette expression que la
société sénégalaise semble clore le débat
sur la promotion de nos langues dans les secteurs éducatifs dans la
mesure où, on ne peut plus, selon certaines fausses croyances, faire
d'elles des langues de science ou de développement
socioéducatif.
linguistique est dominé par l'Occident avec ses
langues. Est-il nécessaire de rappeler les valeurs accordées
à la langue française dans et par la société
sénégalaise ? Comment comprendre l'attitude de certains individus
qui se contentent à toutes les occasions de rappeler ou de corriger
certaines erreurs ou fautes de français ? Qu'en est-il avec les fautes
commises en LN ?
Paradoxalement, l'importance tant accordée aux langues
extra sénégalaises, n'exclut pas ce que nous appelons
l'ethnocentrisme. Ce concept est différent de celui de
l'ethnicité qui peut être défini comme la manière
dont les acteurs sociaux pensent les divisions et les inégalités
sociales en termes d'appartenance et de différenciation ethniques. Dans
le sillage de notre recherche, l'ethnocentrisme désigne la conduite de
l'acteur social à faire valoir ses valeurs ethniques (linguistiques) au
détriment des autres. Cet ethnocentrisme est le plus souvent soustendu
par la langue de l'ethnie qui marque chez certains un élément de
repère ou d'identité. Au Sénégal, cet
ethnocentrisme est mis en oeuvre par concurrence ou par rivalité avec
les autres langues nationales mais se heurte (l'ethnocentrisme) face aux
langues extra africaines. Il n'est pas rare de voir, par exemple un
sérère ou un peulh s'irriter parce que son frère
ethnolinguistique ne communique pas avec lui par le truchement de leur langue
ethnique.
En effet, nous avons pu remarquer dans nos observations que
l'ensemble des enquêtés, pour discourir sur les blocages de
l'introduction des LN dans l'élémentaire formel, ne se
focalisaient que sur les valeurs de leur langue ethnique. C'est ce qui nous
permet de pousser notre analyse pour arguer que la volonté de chacun
à vouloir primer, parfois uniquement sa langue ethnique(cf. tableau 7) ,
constitue en grande partie un argument de taille pour les décideurs
politiques à consolider leurs dires mettant en exergue le plurilinguisme
comme principal obstacle sur le choix des LN à introduire dans le SEF et
pour la mise en application d'une langue sénégalaise comme langue
officielle.
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