Section III : LE PREJUDICE ET LA RESPONSABILITE
L action en responsabilité n est engagée que
lorsqu il y a un dommage, une faute et un lien de causalité entre la
faute et le dommage (art. 258, livre III C.C.C). Le dommage joue un rôle
important car l on ne peut agir en justice que dans la mesure où il y a
atteinte à un droit. C est là l application du principe : «
pas d intérêt, pas d action ». Cet intérêt, nous
l avons vu, peut être pécuniaire ou moral.
Cependant malgré cette importance du dommage que nous
venons de souligner, l institution de la responsabilité civile
était présentée en 1804 sous un aspect essentiellement
répressif. C est dire que les rédacteurs du code de
22 MAZEAUD ET TUNE ; Op. cit., p. 390.
La cour a posé ce principe à l occasion d une
action en responsabilité introduite par une concubine à la suite
de la mort accidentelle de son amant.
23 IDEM, p. 390
1804 se sont plus préoccupés du comportement
fautif de l auteur du dommage que du dommage lui-même.24
Suffit-il qu il y ait dommage pour engager la
responsabilité civile ? Non, le seul dommage ne suffit pas, encore
faut-il que ce dommage provienne d un comportement fautif. C est en fin de
compte l affirmation de la primauté de la faute sur le dommage.
Nous comprenons dès lors que plus tard, c
est-à-dire à la fin du XIXe siècle, le principe de la
responsabilité pour faute se soit avéré inadapté et
insuffisant devant le nombre de dommages toujours croissants à la suite
du progrès technique. Aussi, nous écartons de notre étude
l appréciation du dommage et responsabilité civile du point de
vue de la matière qui intéresse le contentieux administratif,
domaine qui apprécie différemment le concept comme « risque
».
Ainsi poursuivons-nous, l expérience occidentale nous
montre que les tendances modernes vont dans le sens d une responsabilité
collective, plaçant en second plan la notion de faute pour se soucier
plus de la victime et pour lui garantir la réparation de tout dommage qu
elle viendrait à subir.
Cependant malgré ce vent nouveau, notre droit
écrit reste encore cantonné dans la conception classique de la
responsabilité ; consacrant un principe individualiste et subjectiviste
qui relègue au second plan la notion de dommage.
La conception du droit écrit dont nous venons de
dégager les principes directeurs s oppose à la conception du
droit coutumier. « Alors que, écrit KALONGO, la conception de la
responsabilité civile est subjectiviste en droit congolais, la
conception coutumière est objectiviste ; le seul dommage subi suffit
pour donner à la victime le droit d exiger réparation sans
fournir la moindre preuve de la faute ou de toute autre cause
génératrice du dommage. Le droit traditionnel semble se soucier
de la victime plutôt que tout état psychique de l auteur du
dommage »25.
Là ne s arrête pas la différence entre
notre système du droit écrit et le droit traditionnel. Nous avons
déjà signalé le fait que les actes dommageables
24 KALONGO MBIKAYI ; Droit civil-Obligations, Cours
polycopié, UNAZA, 1972, P. 134
25 KALONGO MBIKAYI ; Responsabilité civile
et socialisation des risques en droit zaïrois, PUZ, Kinshasa,1979,
P.13-25
sont plus nombreux en droit coutumier qu en droit
écrit. En outre l individu est essentiellement dépendant du
groupe, toute atteinte portée à ses droits se répercute
sur ceux du groupe.
Rien ne nous surprend, cette conception reflète la
philosophie même des Bantous, leur civilisation et l organisation de l
institution familiale. Et c est non sans raison que TEMPELS écrivait que
« le droit positif des Bantous cadre avec leur morale anthologique et tout
droit coutumier digne de ce nom est inspiré, animé et
justifié du point de vue bantou par sa philosophie de la force vitale,
de l accroissement, de l intelligence, de l influence et de la
hiérarchie vitale »26.
Nous venons de dégager une nette différence
entre le droit coutumier et le droit écrit en matière de la
responsabilité civile quant au rôle joué par le dommage
dans les deux droits. Mais quels sont les mérites et les
inconvénients de la conception objective ?
Le droit traditionnel se soucie plus de la victime que de l
auteur du dommage. Tout danger d insolvabilité est écarté
dans ce système ; c est tout le groupe qui répond du dommage
causé par l un de ses membres. Cette conception a le mérite de
prendre en même temps en considération les notions de faute et de
dommage. En effet, dans ce système, la faute n est pas totalement
exclue, elle sert de mesure de réparation. On doit cependant
déplorer le fait que le groupe sur lequel pèse l obligation de
réparer n est pas toujours bien déterminé. C est une
notion élastique qui varie avec les coutumes : tantôt c est le
clan, tantôt c est la cellule familiale. La conception subjectiviste au
contraire en faisant peser la charge de la preuve de la faute sur le demandeur
risque dans beaucoup de cas de laisser la victime dans l incapacité
éventuelle à démontrer la faute de l auteur du dommage. L
habileté du défendeur à prouver son innocence risque de
laisser le préjudice non réparé.
Le droit coutumier est également imprégné
des croyances religieuses ; il est souvent difficile de distinguer le juridique
du religieux car « droit et religion, droit et morale ne font pas
un». Ce caractère sacré n est pas propre au droit
nègre, il semble que « tous les droits anciens, primitifs, avaient
surtout un
caractère religieux. Ainsi les historiens du droit
romain répètent qu avant le « ius », il y a eu le
« fas ».27
Nous estimons pour notre part, qu il faut également
désacraliser le doit coutumier, car l élasticité de la
notion du dommage en droit coutumier ne s explique que par le caractère
magico religieux de ce même droit. Il faut arriver, nous semble-t-il,
à introduire la notion de lien de causalité pour que tout dommage
ne soit pas réparable. Il faut en d autres termes limiter le nombre de
dommages en excluant de cette matière les causes magiques, les croyances
superstitieuses qui sont loin d être du droit.
Mises à part ces imperfections, la conception
coutumière épouse bien la conception moderne de la
responsabilité civile. Sous l influence de tout un faisceau de facteurs
: machinisme, désir de venir en aide à toute victime la
conception du droit écrit est en voie de virer vers celle du droit
coutumier. Le problème qui se pose, c est de remédier aux
inconvénients signalés plus haut. KALONGO espère «
suppléer à l inefficacité de la garantie clanique en
développant la socialisation moderne des risques grâce à l
assurance et la sécurité sociale qui ont chez nous une structure
monopolistique ».28
La proposition de KALONGO est heureuse, estimons-nous. Cette
situation pourra réussir à concilier la tradition et le
modernisme. Habitué à la dépendance du groupe, à
son contrôle et surtout à sa protection, l africain ne pourra pas
se sentir dépaysé en face « des techniques occidentales de
réparation collective du type assurances ou de la sécurité
sociale ».
Nous ne pensons pas nécessaire de marquer une
insistance sur la capacité ou l incapacité (mineur, dément
) de l auteur du dommage moral parce que cette question trouve sa solution par
l application des articles 258, 260, 261 et 262 du code civil livre
troisième.
Nous aimerions ici fixer la curiosité scientifique de
nos lecteurs : le dommage moral dont il est question ici est la
conséquence d un préjudice principal pour lequel on sollicite sa
réparation. C est le cas d une mort
27LAMY E.; Introduction historique et comparative
à l étude du droit coutumier africain,
cours polycopié, U.O.C, 1967 1968,p. 67 reprenant la
théorie de POSSOZ et de Tempels. Cité par KALONGO MBIKAYI, op.
Cit, p. 83
28 KALONGO MBIKAYI ; Droit civil Obligations,
cours polycopié, ULPGL, 1994, p. 177.
occasionnée par la circulation routière (accident)
d un père de famille qui affecte les survivants de sa famille.
Nous voici à la fin de notre premier chapitre.
Après avoir circonscrit la notion même du dommage moral en faisant
l étude de sa définition, ses caractères et de son
rôle en matière de la responsabilité aquilienne, il nous
faudra rechercher à travers la jurisprudence congolaise les divers cas
pratiques par elle rencontrés de façon à en dégager
les différentes catégories du dommage moral. Ce sera l objet de
notre second chapitre.
|