SECTION II : LES CARACTERES DU DOMMAGE
MORAL REPARABLE
Tout dommage n est pas réparable. C est dire qu en
droit congolais, comme en droit français et belge, pour être
réparé le dommage doit remplir certaines conditions : il doit
être certain, actuel, direct et consister dans la violation d un
intérêt légitime. Le système congolais de droit
écrit limite donc le nombre des dommages pouvant donner lieu à
réparation. En dehors de cette limitation traduite en forme de condition
que doit remplir tout préjudice, il n y a pas de réparation
possible. Mais qu en est il des bénéficiaires de cette
réparation ? et que dit le droit coutumier ? Le caractère
restrictif du droit écrit est en opposition avec le droit coutumier. En
effet, les actes dommageables pouvant donner lieu à réparation
sont plus nombreux en droit coutumier. Traiter quelqu un d esclave, de sorcier,
constitue un fait dommageable qui doit être réparé Chez les
Nyanga 12 sauf si ses allégations sont vraies. Le fait pour
un mari de dire à sa femme qu elle sent mauvais est un véritable
fait dommageable. Ce sont là quelques cas pris au hasard ; les exemples
sont légion car en droit coutumier « tout est acte dommageable
».
11 MAZEAUD ET TUNC ; Traité théorique
et pratique de la responsabilité civile délictuelle, T.I,
5e éd. Paris Montchrestien, 1957, P. 378.
12 NYANGA : Communauté tribale vivant dans le
territoire de WALIKALE au NORD/KIVU.
Nous comprenons cette conception du droit coutumier, «
quand nous savons que ce dernier traduit la manière de vivre des
autochtones, leur civilisation particulière, leur façon d
envisager le monde, les rapports sociaux, la justice » 13.
Cette observation étant faite, examinons maintenant tour à tour
les différents caractères du dommage réparable.
§ 1. Le dommage doit être certain et
actuel.
Comme le préjudice matériel, pour donner lieu
à réparation, le préjudice moral doit être certain.
Est certain non seulement ce qui est mais aussi ce qui sera
nécessairement. Certes, l intérêt doit être certain
et actuel, mais il faut faire entrer dans l évaluation du
préjudice, le préjudice futur lorsque celui-ci se lie
nécessairement au préjudice présent car un
événement futur peut être aussi certain, le juge devra en
tenir compte dans la mesure où il est « la prolongation certaine et
directe d un état de chose actuel » 14.
Cependant, un préjudice peut-être seulement futur,
sans la prolongation
d un préjudice présent. Même dans ce cas,
le juge doit faire droit à l action de la victime lorsque cette
dernière demande réparation pour offense à un droit
susceptible d évaluation immédiate, toujours à condition
que le préjudice apparaisse déjà comme certain : « un
préjudice qui n est pas réalisé peut justifier une
condamnation actuelle si sa réalisation est dès maintenant
certaine parce qu il sera le développement d un préjudice certain
en évolution 15.
En dehors de ce caractère certain du préjudice,
la victime doit avoir souffert personnellement de ce dommage. Cependant, il n
est pas exclu qu un dommage subi par une personne porte préjudice
à autrui par répercussion. Il faut également tenir compte
du fait que le préjudice frappe à des degrés
différents ceux qui en sont victimes. Cette hypothèse se
rencontre surtout dans le cas d un accident mortel et soulève de
nombreux problèmes, essentiellement celui relatif à la liste des
ayants-droit. Nous aborderons ces problèmes quand nous étudierons
la question de bénéficiaires de l action en réparation
(Section I
13 KALONGO MBIKAYI ; « Problèmes d
adaptation des principes moteurs de la responsabilité civile en droit
privé Zaïrois » in cahiers (ex-études
congolaises) n° 1, mars 1970, p. 81.
14 KALONGO MBIKAYI, Droit Civil des Obligations, notes
de Cours, ULPGL/UNIKIN, 1994, P. 142, Inédit.
15 PLANIOL et RIPERT, les obligations, cités
par KALONGO, op cit. P. 127.
du chap. II, titre II), et la nécessité d
élaboration d une liste d ayants-droit (section 2).
Le caractère certain et actuel du préjudice
moral est fondamental. La jurisprudence congolaise est unanime et constante
à ce sujet 16.
La cour retient cependant pour la fille un dommage moral
certain qui consiste « notamment dans les douleurs et souffrances
causées par les blessures, dans le sentiment pénible que provoque
la conscience d une certaine diminution physique, dans la répercussion
que cette invalidité permanente peut avoir sur toutes les
activités non professionnelles de la victime »17.
Le problème de la certitude du dommage réparable
va de pair avec la question des bénéficiaires de l action en
réparation et de la nécessité de la limitation de leur
nombre. Nous serons donc obligés d y revenir plus loin. Cependant,
disons déjà que la jurisprudence congolaise rend difficile les
conditions d exercice de l action en réparation du dommage moral. Les
décisions auxquelles nous venons de faire allusion confondent deux
notions qui, à notre avis doivent être distinguées : le
caractère certain du préjudice d une part et le degré de
gravité de ce même préjudice d autre part. Un
préjudice tout en étant certain peut être moins important
qu un autre. Aussi, estimons-nous qu il faudrait accorder une indemnité
qui soit proportionnée au degré de gravité du dommage.
Certes, dans certains cas, cette indemnité sera fort réduite et
ne revêtira qu un caractère symbolique, mais, au moins, elle aura
abouti à une chose : l affirmation d un droit.
Certes, certaines personnes se demanderont comment peut-on
apprécier la gravité du préjudice moral ? Cette
gravité s appréciera par rapport aux liens qui unissent la
victime directe d un fait quelconque au demandeur d une action
16 Trib. de 1ère Inst. du kivu, 10
oct. 1953, R.J.C.B 1954, p. 107 ; Cour d Appel d Elis, 26 1964, p. 176 ; Cour d
Appel d Elis
23 mars 1965, R.J.C 1965, p. 121 ; Cour d Appel de Léo, 11
sept. 1958, R.J.C.B 1958, p. 223 ; Cour d Appel de Léo, 4 juin
1957, R.J.C.B 1958, P. 14 Elis. Nov. 1915, Jur. Col. 1926, p.
179.
17: Cour d Appel d Elis. 26 mai 1964, R.J.C.B 1964, p. 176. La
Jurisprudence coutumière affirme aussi le caractère certain du
dommage réparable. Vo à ce sujet. Terr. Elis. N° 161, 21 ct.
1937, R.J.I n° 5, 1941, p. 105 évec note ; Cout. Pama
BAKUTU ; Cout. Banunu ; terr. Lukolela, 11 mai 1940, B.J.I
n° 4, 1943, p. 82. Cité ar T.G.I Goma.
en réparation ; aux caractères certain, actuel,
direct du préjudice moral souffert, préjudice qui est né
suite à la violation d un intérêt légitime. Cette
question a rencontré aussi bien notre préoccupation que celle des
doctrinaires dont les écrits ont retenu note attention (Titre II, chap.
II du présent travail).
§ 2. Le dommage doit être
direct.
Le dommage réparable, qu il soit moral ou
matériel, doit être direct c est à dire une suite directe
et immédiate de la faute. C est ce qui ressort de l art. 258 qui exige
un lien de causalité entre le dommage et la faute : ce qu il faut
réparer, nous dit l art 258, c est « tout fait quelconque de l
homme qui cause à autrui un dommage ».
La tâche du juge ne sera pas facile pour
déterminer ce lien de causalité. Compte tenu de la
complexité de la vie, le problème pour le juge sera de
déterminer la cause exacte ; il peut y avoir plusieurs agissant d une
manière immédiate, lointaine, directe ou indirecte. Plusieurs
théories ont été développées dans ce domaine
; chacune d elles cherchant à mettre en valeur la cause ou les causes
dont il faudrait tenir compte chaque fois qu il y aura un dommage : la
théorie de l équivalence des conditions, la théorie de la
proximité de la causalité adéquate.
Cette matière n a qu une incidence indirecte sur notre
sujet. Aussi ne la développerons-nous pas dans le cadre de cette
étude. Disons toutefois que ce lien de causalité n est pas en soi
une condition s imposant d une manière objective car certains
systèmes juridiques n y attachent pas beaucoup d importance. Il en est
de même pour la plupart des systèmes africains et de certaines
populations paysannes de l occident18.
L originalité africaine dans cette matière s
explique par la place qu occupe la notion de faute en droit coutumier. Comme
nous aurons l occasion de le démontrer dans les lignes qui vont suivre,
le droit traditionnel
qui se soucie plus de la victime que de toute idée de
faute ne cherchera pas à connaître l origine du dommage, mais
il en constatera tout simplement
l existence. Il y a là une objectivation de la
responsabilité civile. Dès lors « on peut comprendre la
préoccupation des gens des milieux traditionnels à attribuer
à l ensorcellement, à l action des ancêtres ou à
toute autre pratique superstitieuse l origine d un dommage qu il viendrait
à subir sans en trouver
l origine et à entreprendre eux-mêmes toute
action superstitieuse ou autre après consultation des devins pour
arriver à la suppression de leur dommage19.
Mais notre système de droit écrit inspiré
du droit franco-belge attache une grande importance à la notion de cause
et fait de ce lien de causalité une des conditions sans laquelle tout
exercice de l action en responsabilité civile est impossible.
Mais que faut-il entendre par dommage direct ? TOULEMON et
MOORE répondent à cette question en ces termes : « pour
employer le langage de la mathématique, on peut dire qu il y a dommage
direct chaque fois que le fait dommageable en est la condition
nécessaire et suffisante ; nécessaire parce que le dommage n
aurait pas eu lieu si la faute ne s était pas produite ; suffisante
parce que la faute s étant produite, le préjudice devait s en
suivre sans qu aucun autre événement, action, ou omission, cas
fortuit ou force majeure n ait concouru d une manière notable à
la réalisation du dommage ; au contraire d une manière
générale, le préjudice indirect sera celui dont la cause
nécessaire sera le fait dommageable mais qui n en sera pas la cause
suffisante, un fait distinct et complémentaire étant venu s
ajouter à cette cause initiale »20.
§ 3. Le préjudice doit consister dans la
violation d un intérêt légitime.
A côté des conditions que nous venons d
étudier une autre condition est exigée : le dommage doit «
porter atteinte à un intérêt légitime ». C est
dire que la situation lésée doit être licite et morale.
21
19 : KALONGO MBIKAYI; Op. cit (article) p. 81.
20 TOULEMON et MOORE, le préjudice corporel
et moral en droit commun,
Paris, Sirey, 1968, P. 130
21MAZEAUD H, la lésion d un «
intérêt juridiquement protégé », condition de
la
responsabilité civile, D. 1954 Chron p. 39 et Ss,
Cité par KALONGO MBIKAYI, op cit, p. 24.
Mais la formule employée par la cour de cassation
Française dans un arrêt de la chambre civile du 27 juillet 1937
semble exiger plus qu un intérêt légitime : « attendu
que le demandeur d indemnité délictuelle ou quasi
délictuelle doit justifier, non d un dommage quelconque mais de la
lésion certaine d un intérêt légitime juridiquement
protégé ».22
Toute l attention a été portée sur l
expression « juridiquement protégé » et l on s est
demandé la valeur qu il fallait accorder à ces mots. Sur base de
ce principe en 1937, la cour rejeta l action de la concubine, non seulement
parce que le préjudice qu elle invoque est immoral ou «
illégitime » mais parce que le concubinage ne lui a pas
donné de « droit » à l encontre de son concubin et qu
il ne peut en conséquence, le lui donner à l encontre des
tiers.23
Nous verrons dans la suite que cette question connaîtra
une évolution. L action de la concubine ne sera plus rejetée sur
base du manque d un intérêt « juridiquement
protégé » mais sur base d autres éléments : le
manque de garanties de stabilité et le caractère
délictueux du concubinage.
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