6.2.2 Nature autoréférentielle et risques
de bulle44
Les marchés assument une fonction cognitive où
les prix ne sont que la sommation de vues divergentes eu égard aux poids
des différents investisseurs sur le marché. La rationalité
première qui vaille est de vouloir maximiser son profit boursier dans
cette perspective. La dimension fondamentale ou microstructurelle n'est qu'un
facteur d'analyse menant à des anticipations en pleine incertitude
knightienne. Nous rejoignons ici le concept de déplacement initial
à tout mouvement spéculatif cher à Kindlerberger.
43 Op. Cit
44 ORLEAN A. Op. cit
Dans cette situation récurrente, un investisseur
rationnel -et le spéculateur en particulier, doit tenir compte de
l'opinion du marché, fruit d'une rationalité financière
collective réduite à la recherche du profit, c'est-à-dire
maximiser le numérateur de sa fonction objectif réduite à
une maximisation de son ratio de Sharpe. De ce fait, l'investisseur doit
déterminer l'investissement le plus rentable. Nous sommes jusqu'ici dans
la même perspective que celle soulevée par la finance
comportementale et la théorie des jeux. Celles-ci sont toutefois
dépassées car le spéculateur doit anticiper sur l'opinion
du marché : elle influence sa prise de position. Il est ainsi
confronté à une multiplicité d'équilibres
possibles. Il ne s'agit plus d'être seulement mieux informé dans
un processus de formation des prix de marché mais réagir sur ce
dernier.
Les marchés ne font que permettre une mise en
concurrence des idées et des conjectures. Il s'agit en
réalité pour les agents de chercher au mieux ce que sera
l'opinion majoritaire tout en se prémunissant contre ses effets
adverses. Pour se faire, les agents s'y adaptent en les intégrant dans
la formation de leurs anticipations.
Ainsi, se forment à chaque instant sur ces
marchés des croyances partagées sur la notion de valeur
fondamentale. Elles aboutissent à une convention d'évaluation
temporaire, à longévité variable selon l'évolution
des vues initialement divergentes. Il se met en place une certaine
interprétation commune de l'évolution future de l'économie
associée à un ensemble de conventions d'évaluation
spécifiques à chaque instrument, taux de change, classe
d'actifs... Les opinions se cristallisent autour d'une vision plus saillante de
l'économie que les autres, nourrie par une information qui abonde dans
son sens.
Les conventions financières deviennent donc
autoréférentielles car elles sont à la fois moteur et
conséquence des anticipations de marchés. Les marchés
entrent dans une logique d'opinion autoréférentielle.
Conformément au postulat de Durkheim, la notion de valeur dépend
du contexte social, c'est-à-dire du groupe. Ce phénomène
conduit à des anticipations visqueuses, génératrice
d'entêtements comme en 2000- 2001 sur l'Euro/Dollar : les agents
étaient convaincus de la supériorité économique des
Etats-Unis et l'échec probable de l'Euro. Nourri par cette convention
que nourrissaient les statistiques économiques, l'Euro a chuté
par rapport au Dollar. Jusqu'au prochain déplacement qui favorise l'Euro
depuis 2002 au point d'atteindre son taux record à US$ 1.39 début
Septembre 2007.
Cette viscosité des anticipations induite par le
consensus dépasse le concept de prophétie
autoréalisatrice. Il permet d'aborder les bulles sous l'angle d'une
rationalité primaire, acheter pour vendre plus cher. Les anticipations
se déplacent d'un ancrage qui intègre des données
notamment fondamentales pour se focaliser sur le seul mouvement de
marché en fonction des convention acceptées. Le plus bel exemple
est la remarque de l'économiste américain Irving Fisher qui,
quelques jours avant le krach de 1929, prédisait une continuité
de la hausse du prix des actions américaines. Si la finance cognitive
considère ces bulles comme rationnelles car suivant un processus logique
irréprochable, le manque d'ancrage dans les règles fondamentales
laissent entrevoir si ce n'est une irrationalité, en tout cas une
immaturité des agents. C'est sur ce versant que la spéculation
est porteuse d'un risque car potentiellement déstabilisatrice, n'en
déplaise à Milton Friedman.
Par conséquent, nous avons pu voir que les
anticipations ne se transformaient pas nécessairement en prise de
position actives sur les marchés. Les spéculateurs, contraints
par un impératif de performance, ne s'engagent que si les transactions
offrent un rendement supérieur au risque de marché pris ou que
s'ils peuvent se couvrir. Le risque permanent est intrinsèque aux
marchés financiers en général, celui des devises en
particulier. De ce fait, l'arbitrage classique garantissant la loi du prix
unique ne peut exister, tombant alors dans le périmètre de la
spéculation. Au-delà des principes des modèles classiques,
le manque de maîtrise des marchés financiers en raison de la
présence notamment d'agents mal informés ou irrationnels, peut
ruiner le spéculateur. Ce risque de marché général
permanent requière une diversification des paris sur des transactions
offrant les meilleurs profils de risquerendement.
Toutefois le recours au concept ex ante d'agents
informés ou compétents en concurrence avec des agents
irrationnels ou mal informés n'est pas exhaustif. Tout comme le simple
concept de prise de risque. Les anticipations se forment dans l'incertitude
totale et non sur une stricte loi probabiliste connue. Le processus de
révélation d'information est intrinsèque à la mise
en concurrence de vues divergentes sur les marchés.
La crainte de positions adverses conduit donc les agents
à anticiper l'évolution non seulement de données
fondamentales mais aussi du consensus de marchés et de ses effets sur
les prix. Prudent vis-à-vis de ce dernier, les anticipations se muent en
convention financière qui ensuite alimente ces mêmes
anticipations. Ce processus homogénéise les vues qui se
cristallisent sur le scénario économique le plus saillant. Une
telle agrégation des vues souscrivant à l'opinion maîtresse
peut amener à des errements voire des bulles de marchés.
|