5.3.2 Bruit des teneurs de marchés
(market-makers)
Comme surligné dans la partie précédente
les teneurs de marchés sont comme tout-puissant. Détenant 90% du
volume quotidien28 sur les marchés des changes, ils
constituent l'agent privilégié par excellence. Ils ont la
quasi-mainmise sur la liquidité et connaissent les transactions de tout
le monde. Ils sont juge et partie, c'est-à-dire dépositaire d'un
stock de devises pour satisfaire leurs clients mais aussi spéculateur
exploitant son avantage informationnel.
27 SARNO L., TAYLOR M., op. cit
28 Op. Cit. Si les teneurs de marchés
(reported dealers) représentent 53% des transactions quotidiennes, ils
sont la contreparties des autres types d'intervenant sur les marchés.
Ainsi, s'ils acceptent de traiter, c'est
précisément parce qu'ils ne partagent pas les mêmes
convictions que leurs contreparties. En outre, quand bien même ils
peuvent être d'accord sur les niveaux de valorisation : les motivations
à réaliser une transaction ne sont nécessairement pas les
mêmes. Ce peut être par exemple l'aversion au risque.
Là où les modèles classiques
définissent la détermination du prix d'équilibre comme un
résultat direct de la confrontation de la demande pour un actif
risqué de deux agents, un informé et un faiseur de bruit, la
microstructure met au contraire en évidence que l'obtention de
l'information privée est concomitante au processus transactionnel : elle
résulte d'une interaction continue entre les convictions privées,
le volume et la volatilité29.
Par conséquent le double rôle des teneurs de
marché vient alors créer une forme d'externalité
informative qui se concrétise dans les prix au gré de leur
aversion au risque (incitation notamment à traiter conformément
au principe de Grossman « incomplete equitization of risks
») et de leurs poids sur les marchés30. Ceci
constitue une opportunité supplémentaire pour la
spéculation : au lieu d'un jeu de pouvoir a priori entre
informés et non informés, il s'agit de profiter de l'interaction
entre agents de marché comme a tenté de le faire Soros et ce, de
manière très profitable.
Néanmoins ils sont fragmentés et ne sont pas
agrégés les uns aux autres tel le commissaire-priseur walrassien.
Ceci vient accroître le bruit que ces intervenants suscitent. Comme
l'induit Lyons, les cotations faites par ces intervenants ne sont pas à
l'équilibre : elles sont porteuses, d'une part, de leur aversion au
risque comme le démontre la persistance d'une prime de risque sur les
taux de change, d'autre part, de leur propension à effectuer une forme
de rétention d'information.
29 LYONS L. Op. cit
30 Op. cit
En outre celles-ci sont aussi influencées par un
intérêt clientèle. Conformément à un rapport
de la Banque centrale suédoise31, les cotations faites
dépendent aussi de la qualité et du pouvoir de négociation
de la contrepartie et de la volonté à maintenir une bonne
relation avec cette dernière. Bien que se compensant sur des clients
moins affectionnés, cette pratique crée une disparité
supplémentaire profitable à certains groupes de
spéculateurs dans le cadre de transactions intra-journalières.
5.3.3 Volatilité et volume des
ordres
Ce point reste un élément d'achoppement avec les
modèles classiques de taux de change d'équilibre. Il est en
réalité une des conséquences pratiques de
l'hétérogénéité des agents, de leurs
croyances et de la dimension privée des certaines informations. Ces
dernières se révèlent de manière progressive. De ce
fait les agents réagissent au fur et à mesure qu'elle devient
connue. Cela alimente précisément la volatilité des
marchés des changes. C'est d'ailleurs dans ce cadre que les analyses
dites techniques et considérées comme polluantes car augmentant
la volatilité, ont été initialement
développées : tel un indicateur avancé conçu
précisément pour identifier les changements de comportement des
investisseurs et ainsi tenter de différencier l'existence d'informations
privées, des mimétismes et autres anticipations adaptatives comme
extrapolatives répandues chez les agents32.
31 AKRAM, DAGFINN et SARNO, << Arbitrage in the
Foreign Exchange Market: turning on the Microscope », Swedish Institute
for Financial Research (Riksbank), 2000
32 BENASSY-QUERE A., LARRIBEAU, McDONALD, <<
Models of Exchange Rate Expectations: Heterogeneous Evidence from Panel Data
», CEPII, 1999
Cette dernière s'identifie donc plus à un effet
météorite plus qu'à une vague de chaleur. Elle est
concomitante à l'incertitude des agents. Plus précisément
au lieu qu'elle apparaisse telle une vague de chaleur, la volatilité
tombe tel un météorite au moment où les informations se
révèlent. Cette volatilité connaît d'ailleurs des
faits stylisés quand des mauvaises nouvelles arrivent sur les
marchés comme lorsque ces derniers ouvrent, concentrant le plus grand
nombre d'intervenants actifs au même moment. C'est plus exactement
lorsque les anticipations de trajectoire de taux de change se trouvent
bousculées dans leurs fondements (généralement une
nouvelle information sur les fondamentaux économiques) que la
volatilité augmente subitement33. Celle-ci est naturellement
constante de par le processus de révélation d'information
élaboré par Lyons mais s'accroît plus substantiellement en
cas de nouvelles adverses. Ces dernières modifient profondément
l'aversion au risque des agents induisant des réactions en
chaîne34.
En revanche, il n'est pas évident de déterminer
si ces niveaux de volatilité sont dus à une compréhension
efficiente des informations ou à des facteurs liés au bruit de
marché. Il est évident que les stratégies d'investissement
fondées sur la captation de tendance ou des niveaux accrus de
liquidité répondant à une motivation autre que la
spéculation mais l'exécution simplement facilitée,
viennent amplifier les niveaux de volatilité. Néanmoins, ces
derniers apparaissent aussi liés de manière évidente aux
mouvements des écarts de taux d'intérêt que la
spéculation magnifie, particulièrement en période de
faibles volumes selon Carlson et Oslen35.
Parallèlement la spéculation a besoin de cette
volatilité pour vivre. Si ce jeu est macroéconomiquement à
somme nulle --ce que gagne l'un est ce que perd l'autre- elle est au niveau
microéconomique une condition sine qua non pour spéculer donc
maintenir une liquidité sur les marchés et mieux contribuer au
transfert des risques. Elle est un indicateur de l'intensité de
l'activité, de sa tendance et du niveau d'aversion au risque.
Reflétant les changements de volume et l'orientation des transactions,
elle constitue un indicateur facilitant la mise en place de certaines
stratégies : sa constance et son caractère chaotique offre une
plus grande discrétion de paris. Spécialement ceux
intégrant les produits optionnels dont la volatilité est un
élément positif de revalorisation.
33 SARNO, TAYLOR op. cit
34 KINDLERBERGER Op. cit
35 Op. cit
C'est pourquoi certaines stratégies spéculatives
comme celle déclinée par Soros se concentre sur ces
phénomènes micro-structurels préférant
l'appréciation plus régulière de la volatilité
à celle des grands fondamentaux révélés
ponctuellement avec un retard au-moins trimestriel.
En réalité, seule une coordination
crédible des politiques monétaires facilitant l'ancrage des
anticipations dans une seule direction semble venir baisser cette
volatilité et ainsi contrarier le flux spéculatif. Rivés
sur le même horizon, toute vue divergente apparaît suspicieuse :
elle est jugée comme infondée et les marchés
n'évoluent plus car les autorités monétaires, fortes de
leur crédibilité, constituent le seul indicateur pertinent.
Sinon, elle profite du bénéfice du doute, contrariant l'aversion
au risque entraînant des réactions plus irrationnelles.
Par conséquent l'approche microstructurelle permet de
mieux mesurer le processus de révélation des informations sur le
marché. Celui-ci est constant, progressif. Conjugué à des
techniques d'investissement ou des besoins de liquidité
générateurs de bruit, il explique les niveaux soutenus de
volatilité au jour le jour. Seuls une variation du nombre d'intervenants
au marché, un chocs informatif ou une modification de paramètres
d'évaluation des changes (nommément les variations
d'écarts de rendement des taux), viennent amplifier les niveaux de
volatilité. En outre cette volatilité contribue à stimuler
micro-économiquement la spéculation.
Le contexte favorable à la spéculation
s'identifie donc à la conjonction de deux éléments :
l'accès à une information privilégiée tant sur les
marchés que sur les facteurs de valorisation des taux de change dont
plus particulièrement les mouvements sur les différentiels de
taux, et la capacité de pouvoir mettre ses ordres en place au bon moment
en fonction des niveaux de volatilité.
Par ailleurs une question reste en suspend : qu'est-ce qui
amène un spéculateur à exprimer ses anticipations de
marchés en paris réels ? Nous abordons là toute la
relation entre prise de risque, compréhension des marchés et
fondement des anticipations. En effet, si nous venons d'identifier le contexte
qui incite à spéculer, il nous manque le chaînon permettant
de transformer une information en anticipation puis en prise de positions en
monnaie sonnante et trébuchante. C'est toute la dimension de la
maximisation du ratio de Sharpe.
6 ANTICIPATIONS, RATIONNALITE DES AGENTS ET REALITE DE LA
PRISE DE RISQUE
La précédente partie a permis d'identifier les
conditions plus favorables à la spéculation, stimulant cette
dernière. Au-delà des conditions de fonctionnement des
marchés et de l'accès à l'information, un
élément constant mentionné à plusieurs reprises
revient systématiquement, celui des anticipations. Comme
évoqué, celles-ci sont de quatre natures : extrapolative,
adaptative, régressive ou une synthèse des trois
précédents. Elles ont fait l'objet de plusieurs études qui
ont mis à jour leur
hétérogénéité36. Mais pourquoi ne
sont-elles pas nécessairement traduites en paris spéculatifs
actifs ?
Cette partie a pour but d'identifier ce frein qui se
résume tout simplement à la prise de risque effective voire
à une navigation à très courte vue. Les
spéculateurs sont contraints dans leur risque en raison de leur fonction
objectif, maximiser leur ratio de Sharpe en sus des règles prudentielles
applicables aux institutions bancaires et financières de
marché.
En outre, dans un contexte de recherche de l'information
privilégiée rentable, comment une bulle peut-elle perdurer et se
solder par sa simple explosion ? Jusqu'à quel niveau un
spéculateur peut s'opposer au marché ? Soros lui-même ne
jouait-il pas plusieurs scénarii à la fois pour se
protéger des mouvements qu'il considérait chaotiques de ces
derniers ?
Nous étudions en conséquence les modèles de
marché à bruit de la finance comportementale avant de
s'intéresser aux apports de la finance cognitive.
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