Introduction
Maudite spéculation ! Telle est encore la
réflexion logique qu'inspirent les récents
événements sur les bourses mondiales de cet été.
Cette course effrénée au profit qui se révèle titre
un château de carte branlant, une tour de Babel de l'avidité que
la raison subite, tel le souffle divin, renverse. Bougres de financiers qui,
affolant l'émoi collectif, exacerbent le spectre de crises
économiques majeures, bouleversantes, conséquence peureuse de
leurs actes gourmands...
Plus académiquement, ce phénomène se
définit classiquement comme une opération financière qui
consiste à profiter des fluctuations des marchés en anticipant
l'évolution d'un prix pour réaliser une plus-value en
contrepartie d'un risque. Elle tend à vouloir profiter d'un mouvement de
prix subséquent au changement d'une ou plusieurs variables qui
l'affectent. Pour se faire, elle anticipe sur un phénomène
économique d'offre, de demande sur cet actif, ou d'une valorisation
perçue comme insuffisante ou trop élevée. Selon
l'historien et économiste Kindlerberger1, tout mouvement
spéculatif part d'une observation fondamentale qu'il nomme «
déplacement ».
Portant sur une variété d'actifs tant physiques
(immobilier, matières premières) que financiers (actions,
obligations, taux de change), son existence se fonde sur la possibilité
de tirer profit d'un mouvement de marché à venir en contrepartie
d'une prise de risque. Par exemple, nombreux furent les fonds
spéculatifs dits de couverture (« hedge funds ») à
parier fortement sur les variations du prix du pétrole en raison de son
offre limitée par rapport à une demande croissante voire a priori
illimitée de cet or noir. Elle pose donc la notion d'inefficience des
prix de marchés. Sont-ils justes ? Telle est la problématique
existentielle de la spéculation.
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Plus précisément, le prix d'un actif financier
étant défini comme la valeur actualisée des flux
financiers futurs qu'il générera nette de la prime de risque, il
est fonction des informations le concernant. Celles-ci permettent en effet de
pouvoir déterminer l'exactitude de ces flux futurs. Si les
marchés financiers sont donc efficients comme l'a démontré
Fama (1970), chaque prix est le juste reflet de l'ensemble des informations
passées (hypothèse faible), publiques (hypothèse
semi-forte) et privées (hypothèse forte) le concernant. Il ne
peut y avoir d'écart entre son prix de marché et sa valeur
fondamentale. Tout écart éventuel ferait donc l'objet d'un
arbitrage, processus de vente de l'actif surévalué et d'achat de
l'actif sous-évalué qui ramènerait les prix à leur
valeur fondamentale.
L'arbitrage est donc le mécanisme qui assure la
validité de la loi du prix unique. Il est aussi défini comme
neutre en risque de par la nature systématique et évidemment
réalisable du profit généré de la sorte. Ainsi, il
ne peut y avoir de facto de gain supérieur au rendement de
marché à moins de prendre des risques spécifiques plus
élevés.
Cette définition contraste pleinement celle de la
spéculation. Pour que celle-ci soit rentable, il faut que le prix des
actifs financiers ne reflète pas l'ensemble des informations les
concernant. Sinon, elle ne peut fonctionner car l'espérance de gain
serait vaine. A moins, selon les teneurs de la pleine efficience des
marchés, de prendre un risque supplémentaire par rapport à
celui incarné par le marché dans son ensemble. Toutefois la
spéculation ne pourrait-elle pas relever de ce processus d'efficience
des marchés en ce sens qu'elle contribue à révéler
les informations disponibles quant à l'actif sur lequel elle jette son
dévolu ? Ne serait-elle pas en réalité une forme
d'arbitrage à risque non neutre ?
Evaluer la rentabilité de la spéculation pose le
problème du périmètre et revient donc à
l'évaluer sur deux dimensions possibles : l'une microéconomique
se concentrant sur la capacité d'un agent à générer
un gain : cette problématique se limite à analyser la
manière de tirer profit d'une inefficience éventuelle des
marchés ; l'autre, plus macroéconomique jaugeant l'effet de la
spéculation sur le bon fonctionnement des marchés financiers en
particulier et de l'économie en général. Nous nous
plaçons plutôt dans la deuxième configuration : nous nous
interrogeons à la justesse des prix de marché, de la
qualité comme de l'accessibilité des informations qui les
influencent, à la pertinence du mode de formation des anticipations
ainsi qu'à la réalité de la prise de risque. Peut-elle
être une « fonction support » de l'efficience et jusqu'à
quelle mesure eu égard aux débordements spéculatifs dont
l'histoire économique regorge ?
Par conséquent, dans une première partie,
après une analyse de la manière dont l'information est
révélée sur les marchés d'un point de vue
fondamental (Paradoxe Grossman Stiglitz) et microstructurel (Lyons, University
of California, Berkeley), nous définissons la fonction objectif du
spéculateur dans le cadre d'une analyse plus empirique des
résultats de la spéculation. Ensuite, à l'aide des
modèles de la finance comportementale (Shleifer, Harvard University) et
cognitive (Orléan, CEPREMAP, EHESS), nous allons tenter
d'élucider le mode de formation des anticipations sur les
marchés, les stratégies d'investissement subséquents et le
risque de bulle.
Dans le cadre présent, nous nous concentrons uniquement
sur le marché des changes pour cinq raisons. Celui-ci est le
marché :
- le plus liquide au Monde (volume quotidien de US$ 1.900
milliards),
- le plus complet en termes de transactions possibles : achat de
devises au
comptant (échange immédiat), à terme via
des contrats dérivés listés sur des
marchés centralisés (futures, options) comme de
gré à gré (forward,
swaps...)
- a priori un marché efficient eu égard à
la non corrélation des variations quotidiennes des principales paires de
change. Celles-ci sont au nombre de 4 comme l'indique le tableau ci-dessous
provenant des études statistiques de la Banque des Règlements
Internationaux :
En décalant leurs rendements quotidiens,
l'autocorrélation des rendements obtenus sur l'Euro/Dollar est de -3%.
En comparant, par exemple, l'Euro avec les devises britanniques et japonaises,
les autocorrélations suivantes sont obtenues :
Il est toutefois aussi intéressant de noter certaine
corrélation, somme toute relative, entre les paires Euro/Dollar et
l'Euro/Livre sterling (GBP) tout comme avec l'Euro/Yen (JPY) comme l'indique la
table ci-dessous :
- le moins évident à évaluer :
contrairement aux modèles d'évaluation d'actions ou d'obligation,
il existe plusieurs modèles d'évaluation du taux de change,
d'équilibre général ou non, linéaire ou non sans
pour autant qu'il y ait un modèle qui permette de prévoir
efficacement la valeur des taux de changes à court et moyen termes. Tout
complet et liquide qu'il soit, le marché des changes semble ouvert au
bruit. L'abondance de littérature académique s'intéressant
au puzzle du taux de change ne fait que le confirmer.
- Nombreuses furent les crises de change imputables à la
spéculation, comme, par exemple, la crise du Franc français en
1993.
Notre analyse se concentrera préalablement sur la
réalité d'une spéculation rentable sur les marchés
des changes pour ensuite étudier dans une deuxième partie la
notion de révélation des informations incitant dès lors
à spéculer pour enfin analyser la qualité des
anticipations des agents. Cette analyse aura aussi recours à deux
exemples plus microéconomiques, les fonds spéculatifs de Sanford
Grossman et de George Soros. En annexe seront aussi fournis les
résultats des paris sur devise d'un bureau québécois
d'analyse économique, BCA Research.
4 REALITE ET IDENTITE DE LA SPECULATION SUR LE MARCHE DES
CHANGES
Comme indiqué en introduction, la rentabilité de
la spéculation induit clairement la notion d'efficience de
marché. Pour ce faire, avant d'aller plus loin, il semble pertinent de
préalablement mesurer si cette dernière est effectivement
rentable à partir des chiffres publiés notamment par divers fonds
spéculatifs. Pour se faire, nous tentons préalablement
d'identifier les différents groupes de spéculateur, leur fonction
objectif et les processus d'investissement qu'ils déclinent pour
atteindre leurs objectifs. Ainsi, le constat de leurs résultats mieux
appréhendés permettra de corroborer ou infirmer a priori la
notion de marchés et de prix efficients.
4.1 Définition de l'objectif de
spéculation
Mesurer la rentabilité de la spéculation sur le
marché des changes n'est pas chose aisée. Les acteurs sont
multiples et variés. C'est pourquoi nous cherchons préalablement
à identifier les différents groupes spéculant sur les
marchés des changes. De plus, tous ne publient pas leurs données
de performance et de risque. Seules quelques bases de données et
études publiées par le FMI ou la BRI rendent l'information plus
accessible.
4.1.1 Qui sont les spéculateurs sur le
marché des changes
Identifier le flux spéculatif sur le marché des
changes est aussi difficile : qui spécule vraiment ? Un fonds mutuel
européen libellé en Euro pour une clientèle
européenne, investi en actions américaines qui décide
ponctuellement de ne pas couvrir sa position Euro/Dollar car il a une opinion
positive sur la devise américaine ? Un trésorier d'une entreprise
industrielle qui ne rapatrie pas ses devises étrangères ni
même ne les couvre pour la même raison ?
Néanmoins le tableau ci-dessous publié par la BRI
permet de dégager les principaux intervenants : les autres institutions
financières et les banques (reported dealers).
Parmi tous les différents intervenants, seuls deux
grands groupes sont plus aisément identifiables d'après le
tableau de la BRI : les autres institutions financières et les banques
(« reported dealers »).
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