IV.3.2. Des questions qui suscitent de vifs débats
entre les partenaires IV.3.2.1. La dimension développement des APE
Nous avons étudié dans la deuxième partie
du présent mémoire qu'il était primordial pour les pays
ACP et l'UE, que les APE servent au développement des États ACP.
Si tout le monde s'accordait à dire que les APE devaient être
avant tout un outil de développement, les divergences de vues
subsistaient quant aux moyens pratiques visant à intégrer la
dimension « développement » dans les APE, ce qui occasionnait
comme le précise l'ECDPM, des « tensions et des frustrations
entre les parties202», ralentissant de la sorte le
processus des négociations. Cette divergence profonde sur la
question s'expliquait donc par des conceptions distinctes qu'avaient l'UE et
les États ACP sur la dimension développement contenue dans les
APE.
En effet, pour l'UE, l'APE se concevait comme un modèle
de développement pour les États ACP dans la mesure où il
était adapté à la concurrence mondiale et aux contraintes
du système commercial multilatéral. L'APE conçu par l'UE
reposait ainsi sur une séquence vertueuse se déroulant de la
sorte203 : la libéralisation économique et
l'intégration régionale donneraient lieu à des
marchés plus grands, permettant ainsi des économies
d'échelles. Ceux-ci deviendraient dès lors plus attrayants pour
les investisseurs qui opéraient dans un cadre réglementaire
harmonisé et sécurisé. Davantage d'échanges et
d'investissements, conduiraient selon l'UE, à plus de croissance et
d'emploi. En outre, l'UE prévoyait au bout du compte une augmentation
des flux commerciaux entre les ACP et l'Union européenne ; promouvant
ainsi le développement durable des pays ACP tout en contribuant à
l'éradication de la pauvreté. Ainsi, cette conception
défendue par l'UE, supposait que le développement des pays ACP se
réalisait également grâce aux investissements
étrangers. Nous observons que pour l'UE, la dimension «
développement » des APE était intrinsèquement
liée au processus de libéralisation des échanges,
considérant ainsi le commerce comme une source de développement
économique et de réduction de la pauvreté.
Pour les pays ACP, les APE ne devaient pas se limiter à
n'être que des instruments commerciaux, se résumant à un
pourcentage de lignes tarifaires libéralisées. Comme l'affirme
l'ECDPM, si les pays ACP s'accordaient à dire qu'un APE ouvrait des
perspectives de développement, « de nombreux États ACP
[avaient] tendance à
202 BILAL, S., « APE Alternatifs et alternatives aux APE.
Scénarios envisageables pour les relations commerciales entre Les ACP et
l'UE », op.cit., p. 46.
203 COMMISSION EUROPEENNE, APE - une nouvelle approche dans
les relations entre UE et pays ACP, op.cit., p.7.
considérer la libéralisation des
échanges et l'intégration régionale comme
des conditions nécessaires, mais loin d'être
suffisantes à l'avènement du développement et à
l'allègement de la pauvreté.204 »
Les États ACP manifestèrent à
plusieurs reprises leurs inquiétudes sur la question
à travers diverses déclarations du Conseil des ministres ACP.
Ainsi, la « Déclaration sur les APE205 »
(Bruxelles, 21-
22 juin 2005) fut particulièrement éclairante sur
les craintes ressenties par les États ACP à l'égard des
APE206. La Déclaration expliquait ainsi que le Conseil des
Ministres :
« Se déclare gravement occupé
par le fait que les négociations ne se déroulent pas
d'une manière satisfaisante, la plupart des questions qui
intéressent et préoccupent les régions ACP ; en
particulier la dimension « développement » et
les priorités en matière d'intégration régionales,
n'ayant pas été prises en compte dès le
départ ;207 » (paragraphe 1)
« (...) demande à l'UE d'adopter une approche
non mercantiliste, de mettre l'accent sur le développement
et d'en faire une partie intégrante des négociations des
APE. » (paragraphe 8)
Pour les États ACP, il était nécessaire
que leurs économies soient mises en capacité
afin de tirer profit de l'élargissement de
l'accès aux marchés et de faire face à une concurrence
plus forte au niveau interne. Selon les pays ACP, la libéralisation
des
échanges devait s'accompagner d'un soutien au
développement pour la prise en compte des contraintes relatives
à l'offre, y compris le renforcement
des
infrastructures, ainsi que des faiblesses
institutionnelles et structurelles qui y
étaient liées208. En outre, il était
impératif que l'amplitude du soutien soit à la hauteur de
l'ajustement (coûts d'ajustement à l'issue de la
libéralisation) pour atteindre les objectifs de développement
et les priorités régionales des ACP. La Déclaration des
ministres sus-citée était parfaitement consciente
de la nécessité de renforcer les capacités à tous
les niveaux, et exprimait à cet égard :
« Demande instamment à la CE d'aide le Groupe
ACP à mettre en oeuvre des mesures propres à
transformer les économies des pays ACP, notamment en
améliorant leur
204 BILAL, S., « APE Alternatifs et alternatives aux APE.
Scénarios envisageables pour les relations commerciales entre Les ACP et
l'UE », op.cit., p. 49.
205 CONSEIL DES MINISTRES ACP, Résolutions et
déclarations de la 81ème session du Conseil des Ministres ACP
tenue à Bruxelles le 21 et 22 juin 2005, ACP/25/011/05, Bruxelles,
21-22 juin 2005 , pp.1-52.
206 D'après l'ECDPM, la déclaration du Conseil
des ministres ACP du 21-22 juin est particulièrement importante dans la
mesure où « jamais auparavant, le Groupe ACP n'avait
publiquement exprimé son inquiétude au sujet des APE de
manière aussi nette et catégorique. » Voir : BILAL, S.,
« APE Alternatifs et alternatives aux APE. Scénarios envisageables
pour les relations commerciales entre Les ACP et l'UE », op.cit.,
p. 50.
207 CONSEIL DES MINISTRES ACP, Résolutions et
déclarations de la 81ème session du Conseil des Ministres ACP
tenue à Bruxelles le 21 et 22 juin 2005,op.cit., p. 2.
208 BILAL, S., « APE Alternatifs et alternatives aux APE.
Scénarios envisageables pour les relations commerciales entre Les ACP et
l'UE », op.cit., p. 53.
compétitivité, en favorisant leur
intégration régionale, en modernisant leurs infrastructures et en
renforçant leur capacité de drainer les investissements, ainsi
que leurs capacités d'offre, humaines, et institutionnelles ;
» (paragraphe 10)
« Souligne l'urgente nécessité de
définir clairement la dimension développement
des APE, en indiquant le montant des ressources qui
pourraient être mises à la disposition des États et
régions ACP pour résoudre les contraintes liées
à l'offre et en examinant de quelle manière il faudra
remédier aux pertes de recettes prévisibles découlant du
processus de libéralisation ; » (paragraphe 7)
Afin de donner à ces priorités le niveau
d'attention politique requis, les ministres
du commerce des membres de l'Union africaine, adoptèrent
le 14 avril 2006 à Nairobi209, une Déclaration sur les
APE dans laquelle ils exhortaient:
« urgemment nos négociateurs à
clairement préciser l'aspect développement dans les accords
proposés et de résoudre, de manière adéquate, les
contraintes liées à l'offre, les goulots d'étranglement
dans l'infrastructure et les coûts d'ajustement tout en ayant à
l'esprit que la libéralisation des échanges avec ses politiques
libérales y afférentes ne peut pas à elle seule,
générer un développement économique»
(paragraphe 2).
Ainsi, si pour l'UE, la réciprocité des
engagements de libéralisation était l'un des aspects de
développement essentiels des APE, pour les pays ACP, la
libéralisation
des échanges n'était qu'un facteur de
développement potentiel qu'il fallait
néanmoins suppléer par un soutien financier dont
l'amplitude était à la hauteur de l'ajustement provoqué
par la libéralisation210. Nous étudierons dans le
point
IV. 3.2.2. du présent mémoire, que la
demande de ressources additionnelles par les pays ACP pour couvrir les frais
d'ajustement de la libéralisation ne fut pas prise en compte par la
Commission européenne. Comme l'explique l'ECDPM, le
dialogue sur la dimension développement était
également rendu difficile du fait que les négociations
étaient menées du côté européen par la DG
commerce. Ainsi,
les gouvernements ACP dénoncèrent l'approche
pragmatique suivie par les négociateurs commerciaux de la Commission
européenne, qui se concentraient
sur une définition plus étroite du
développement, reposant essentiellement sur les gains découlant
des échanges211.
209 UNION AFRICAINE, Déclaration de Nairobi sur les
Accords de partenariat économique (APE), Conférence des
ministres du Commerce, Nairobi, 14 avril 2006, pp.1-6.
210 Nous avons effectivement étudié dans la partie
IV.2. du présent mémoire quels étaient les
coûts d'ajustement liés à la mise en oeuvre des accords de
libre échange entre l'UE et les régions ACP.
211 Les États ACP se plaignent d'une dichotomie
croissante entre le discours politique de l'UE, qui insiste fréquemment
sur le volet « pro-développement » des APE et l'approche plus
pragmatique de la DG commerce lors des négociations sur les APE.
À ce sujet, le Conseil des ministres ACP, dans sa déclaration
21-22 juin 2005, « regrette la discordance entre les
déclarations publiques des Membres de la Commission européenne en
charge du Commerce et du Développement concernant le volet
développement des APE et la position effective adoptée par l'UE
lors des sessions de négociations sur les APE ; invite la Commission
à assurer la compatibilité et la cohérence entre ses
politiques en matière de commerce et de développement »
(paragraphe 6 de la Déclaration).
Malgré les fortes discordances entre les parties sur la
question du développement, la déclaration du Conseil des
ministres ACP, parue quelques jours avant la fin
des négociations212 sur les APE, nous indique que
la conception du développement telle
que défendue par l'UE a finalement prévalu
sur celle des États ACP, précisant ainsi213
:
« Les ministres ont observé que les
intérêts commerciaux de l'Union européenne ont
prévalu sur les intérêts défendus par les
États ACP en matière de développement et
d'intégration régionale.»
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