2.1.2 M'man Tine : la
fée du récit
Interprétée par Darling Legitimus, M'man Tine
est sûrement le personnage le plus réussi dans le passage du roman
au film. Cependant, mis à part le fait qu'elle phagocyte le personnage
de M'man Délia, la mère de José qui n'apparaît nulle
part dans la réalisation de Palcy, nous ne pouvons pas non plus passer
sous silence ses changements d'humeur d'un récit à l'autre. Le
début du roman présente une grand-mère vigoureuse et
agressive qui « fait quelque fois déferler les coups de
triques, les coups de bâtons, les taloches sur moi
(José) » (LRCN, P.58). Par contre, dans le film, M'man Tine
semble plus humaine, plus tendre et plus fragile. Palcy fait d'ailleurs
allusion à sa compassion lorsque M. Saint Louis battait son petit-fils
après l'incendie qui a ravagé son domaine. Elle le qualifiera
d'assassin, du fait qu'il ose lever la main sur un gamin de cinq ans alors que,
dans le roman, c'est elle qui l'a battu. Autant M'man Tine parait gênante
pour les jeux des enfants dans le roman, autant elle paraît vouée
à leur cause dans le film.
Dans le roman, le narrateur commence et termine le
récit en privilégiant la figure de la grand-mère, M'man
Tine. Elle est indispensable non seulement à la formation identitaire de
l'enfant narrateur, mais aussi aux horizons d'ouverture où elle le
projette l'enfant narrateur. Dès les premières lignes du texte,
le narrateur nous signalera les conditions de lecture du récit de vie de
l'enfant à partir des figures discursives mises en jeux. Au début
du texte, le narrateur nous rappelle la figure de M'man Tine à partir
d'une perspective d'enfant. Il parle de son accoutrement, en particulier de sa
robe rapiécée. Il en fournit aux lecteurs une description des
plus minutieuses. Le recours à la métonymie est ici assez
significatif. La robe rapiécée à plusieurs reprises en
vient à représenter celle qui la porte. Le tissu est
endommagé par les tiges de la canne et la couleur ainsi que le motif en
sont méconnaissables. Comme l'ont souligné les critiques de
Zobel, l'accoutrement de la grand-mère est évocateur des
conditions d'existence des travailleurs agricoles et des
préjugés de classe intériorisés par tous les
Martiniquais.
Ce qui est surtout contraire à l'évolution
narratologique du roman, c'est que, dans le film, M'man Tine est d'abord
travailleuse dans les champs de cannes, parmi les autres habitants de la rue
Cases, avant de s'installer en ville comme laveuse, en vue d'aider José
à parachever ses études. Ce rôle de laveuse chez les Blancs
est joué dans le roman par M'man Délia.
En outre, dans le roman, plus que dans le film, M'man Tine
s'exprime plus souvent en « monologue à mi-voix »
(LRCN, P. 14). Sa voix est basse, monotone et trahit sa fatigue ;
d'ailleurs elle transmet son récit de vie sous cette forme de monologue
pour que son petit-fils comprenne ses origines, et, par la même occasion,
l'histoire familiale. Son récit sert de connexion entre son passé
et son avenir et guide l'enfant dans la vie quotidienne dans l'espoir qu'il
pourra un jour sortir des champs de cannes où sont normalement
destinés les enfants des travailleurs agricoles. Ce récit relate
donc les expériences de sa grand-mère, de sa mère et des
membres de sa communauté et deviendra un puits d'images d'où
l'enfant tirera la matière de son écriture.
Non seulement le film de Palcy ne présente pas M'man
Tine comme une femme qui ne monologue pas souvent, comme c'est le cas dans le
roman, mais aussi comme une femme de combat qui jure de lutter jusqu'au bout.
Dans le roman, par contre, elle hésite quelquefois et recourt à
l'aide de M'man Délia en cas de difficultés. Cependant, dans tous
les cas, elle est présentée par certains critiques comme
l'héroïne même du récit. Il n'est donc pas surprenant
que la dernière image que nous offre le narrateur soit bien celle du
corps abruti de sa grand-mère. José s'approche du cadavre de
M'man Tine, l'examine de long en large, pour s'arrêter aux
extrémités. Le portrait minutieux des mains révèle
un glissement de perspective allant de l'objectivité à
l'intersubjectivité. Au début du récit, le regard de
José s'arrête à l'accoutrement et, par extension, aux
apparences trompeuses qui minimisent l'individualité de sa
grand-mère. Dans son évaluation de la beauté, M'man Tine
garde comme horizons les contradictions et les limites de la
réalité vécue dans les plantations. Seulement, les
expériences et les observations de José au cours du récit
lui permettront à la fin du récit de sonder les êtres et
les choses. Ainsi le regard lucide de José, maintenant
imprégné de tendresse et d'amour, retient les grandes lignes et
l'énorme sacrifice d'une existence individuelle. Il faut signaler que,
dans le roman, José s'imagine le cadavre de sa grand-mère. Il
était à mille lieu de ce corps, tandis que, dans le film, c'est
lui-même, aidé par Tortilla et Aurélie qui entreprit la
dure épreuve de lavage du cadavre, ce qui diminue le caractère
réaliste du film, vu son bas âge.
La reprise de l'image de M'man Tine, en particulier l'image de
son corps à la fin du récit, signale un glissement au niveau des
figures rhétoriques, allant de la métonymie (la robe de M'man
Tine) à la synecdoque (les mains et les pieds de M'man Tine). Le
glissement des figures discursives renvoie aux rapports de proximité et
d'écart entre José et sa grand-mère. Au début,
José dépend totalement de sa grand-mère et même les
bribes descriptives consacrées à M'man Tine reflètent
cette proximité. A titre d'exemple, la longue description de la robe de
M'man Tine. Au fur et à mesure que se déroule le récit,
l'enfant se sépare de plus en plus de sa grand-mère et cet
écart se manifeste également dans le choix des figures
discursives. A la fin du récit, l'écart entre José et
M'man Tine trouve son expression la plus percutante dans l'appréciation
des extrémités corporelles de la vieille femme. De plus, la
figure de M'man Tine n'engage pas seulement sa personne mais celle de sa
communauté. Elle porte en elle les signes de la résistance
à tel point qu'elle pourrait être comparée aux fées
des contes merveilleux.
Devant l'aveu de José, « M'man Tine
n'avait-elle pas été vraiment la fée qui avait
réalisé mon rêve ? » (LRCN, p. 107), le
lecteur se rend compte que le personnage, le narrateur et l'auteur concourent
à rendre hommages à cette grand-mère dont la vision
« merveilleuse » avait su rejoindre « le
réel ». Il convient de noter que, dans le film, une telle
exaltation est difficile à porter sur écran. Dans le roman, le
récit devient facilement le terrain de transformation des signes :
le soleil, les champs de cannes, la vie des travailleurs agricoles, le sort des
enfants...La métamorphose de M'man Tine en fée va dans ce sens
car la laideur de son corps cède à la beauté de son
âme. Cette lecture peut également s'appliquer à l'oeuvre
entière qui se voue au salut des pauvres. La dédicace au
début du film, « A toutes les rues Cases-Nègres du
monde », ajoute foi à cette mission humanitaire.
En somme, le personnage M'man Tine connaît la meilleure
fortune dans les deux récits car elle reste la mieux incarnée
dans l'adaptation grâce à la brillante prestation de Darling
Legitimus. Celle-ci a même décroché le prix de la
« meilleure actrice » de l'année 1984. Ses gestes,
ses paroles, ses mouvements et ses vêtements font d'elle une M'man Tine
en chair et en os.
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