2.1.3 Médouze ou la
réhabilitation de l'oralité
« Il est le plus vieux, le plus misérable, le
plus abandonné de toute la plantation... sa cabane est la plus
dénudé et la plus sordide... Son vrai visage est un masque
hallucinant... avec sa tête grenée de cheveux roussâtres, sa
barbe à l'aspect de ronce et ses yeux dont on ne voyait jamais qu'un
petit filet parce que ses paupières restaient presque fermées.
[Médouze] vêtu seulement d'un pagne avec au coup un minuscule
sachet noir de crasse, et attaché à une fibre ressemblait
à un beau corps d'homme que la flamme avait longuement grillé et
qu'elle se plaisait maintenant à patiner dans toutes les gammes des
bruns ». (LRCN, p. 41-42)
Telle est la description du vieux Médouze que le
narrateur nous fait découvrir dès son entrée en
scène. C'est ces détails que Palcy a formellement
« porté sur écran », tandis que, dans le
fond, c'est ce vieillard qui initie José à une
appréhension de son milieu naturel et culturel. Il est
l'aîné de la communauté et disposé à
transmettre son savoir et sa sagesse aux jeunes générations,
tâche dont il s'acquitte fort bien dans les deux récits
(romanesque et filmique). L'expression vocale de M. Médouze se
caractérise par sa verticalité. Il est souvent question de sa
voix qui monte, surtout quand il relate des contes ou son histoire personnelle.
Le ton en est cependant beaucoup plus émotionnel dans le film que dans
le roman.
Il joue un rôle considérable dans l'initiation de
José en vue d'éveiller ses dispositions intellectuelles. La
communauté de la Rue Cases-Nègres est régie par un
système de classe d'âge où les aînés et les
adultes ont droit à la parole et où les enfants ont l'obligation
de l'écoute. Quoique le système de plantation ait pour effet de
faire intervenir les rapports de force dans cet enjeu, José, lui, en
tire bénéfice. Cette écoute active de la parole de
Médouze lui permettra de distinguer des mécanismes de survie et
de résistance sur lesquels il bâtira sa propre philosophie.
Médouze élargit des horizons intellectuels de l'enfant et lui
propose d'abord un regard autre sur son univers. Il encourage l'enfant à
suivre un système de valeurs où s'inscrivent l'être, le
temps et l'espace dans des rapports intersignificatifs. Fidèle à
ses traditions philosophiques, dans le roman tout comme dans le film, M.
Médouze préfère la durée à l'instant, et il
crée une certaine ambiance pouvant faire surgir la « parole de
la nuit » :
« Il en est ainsi presque chaque soir. Je ne peux
jamais entendre un conte jusqu'à la fin. Je ne sais si c'est M'man Tine
qui m'appelle trop tôt, quoiqu'elle me gronde toujours de m'être
trop attardé, ou si c'est Médouze qui ne raconte pas assez
vite ». (LRCN, p. 45)
M. Médouze, « source intarissable de contes,
de devinettes, de chansons » (LRCN, pp. 41-45) fournit des
clés de compréhension et d'explication sur son milieu naturel et
culturel. Dans cette veine, la parole du conteur, en imitant par exemple le
galop d'un cheval, s'harmonise avec les bruits et les sons de la nature. Cette
harmonie est, bien entendu, beaucoup plus accentuée dans le roman que
dans le film grâce à l'intervention du son. L'initiation de
José vise non seulement à valoriser les sources vives de
l'humanité mais à reconnaître aussi les sièges du
mal. A cet égard, le témoignage suivant est percutant :
« Tout l'attrait de ces séances de devinettes
est de découvrir comment un monde d'objets s'apparente, s'identifie
à un monde des personnes ou d'animaux. Comment une carafe en terre cuite
qu'on tient par le goulot devient un domestique qui ne sert de l'eau à
son maître que lorsque ce dernier l'étrangle ». (LRCN,
p. 43)
Ainsi, M. Médouze, dans le film plus que dans le roman,
fait à José l'apprentissage du lexique et du discours de
domination qui perpétuent l'exploitation des pauvres et des
démunis. Palcy y ajoute une leçon sur la vie que M.
Médouze va administrer à son disciple tout en modifiant ses
contes. Dans le roman, les contes de M. Médouze renferment des outils de
résistance où la présence des personnages animaux
interroge le statu quo et favorise les préceptes éthiques.
Outre le but d'établir un rapport entre l'être
humain et son entour naturel et culturel, s'ajoute celui de lui faire
connaître les connexions entre le réel et le merveilleux. Quand M.
Médouze parle à José du « lapin [qui] marchait
en costume de toile blanche et chapeau panama », ou « [...]
du temps où toutes les traces de Petit-Morne étaient
pavées de diamants, de rubis, de topazes ; toutes les ravines
coulaient de l'or et les grands étangs étaient un bassin de
miel » (LRCN, p. 44), il montre à José une autre
façon de voir, de penser, d'imaginer son univers. Au fond, il cultive la
résistance de l'enfant contre les tendances hégémoniques
de la culture de l'oppresseur en enseignant à José les lieux
vitaux de son existence :
« Ainsi sur la simple intervention de M.
Médouze, le monde se dilate, se multiplie, grouille vertigineusement
autour de moi (José) ». (LRCN, p. 43)
Plus émotionnels encore sont les récits dont M.
Médouze lui fait part, des récits qui valorisent ses sources
africaines. La valorisation de la Guinée, comme arrière pays et
comme lieu de repos des âmes en peine, sert de gage de
fidélité. Dans le film, Palcy remplace
« Guinée » par « Afrique » dans
le souci d'élargir les horizons à toute la diaspora noire
des Antilles. Le programme narratif de M. Médouze s'inscrit dans la
visée idéologique de l'auteur qui est celui de valoriser le
vécu des personnages dans leur lutte contre l'Histoire et dans leur
tenace résistance au discours hégémonique.
Ce récit généalogique d'esclavage, de
colonisation, sert d'arrière plan au tableau de La rue
Cases-Nègres. Les contes, les devinettes, les récits
constituent un corps de savoir où le religieux, l'histoire, le politique
et le social sont pensés non par rapport à la civilisation
française, mais par rapport aux civilisations antillaises et africaines.
M. Médouze se démarque, en raison de la grandeur de sa vision et
de ses paroles. Sa présence transgresse la mort que lui réservent
les champs de cannes. Le récit rend hommage aux leçons de M.
Médouze car le narrateur puise dans la mémoire des lieux et des
êtres et dans des situations d'oralité pour donner sens à
sa démarche créatrice. De ce fait, La rue
Cases-Nègres réhabilite la civilisation africaine en
insistant sur les affinités historiques et culturelles qui rattachent
l'Afrique et sa diaspora du « Nouveau-Monde ».
En somme, M. Médouze est un personnage typé qui
représente les valeurs traditionnelles et culturelles des ancêtres
descendants d'esclaves déportés d'Afrique vers les Antilles. Ce
vieillard est sûrement l'un des personnages les plus caricaturaux qu'ait
dépeint Zobel. Il mourra victime de la fatigue des champs de cannes.
L'image de ce vieux sarcleur de cannes restera gravée dans la
mémoire de José et il rassemblera tous les détails de
leurs conversations pour en faire un récit que le professeur qualifiera
de « plagiat ». Il ne s'imaginait pas un tel enfant
composer un aussi beau texte. Il le met en garde de ne plus
« s'amuser à ce petit jeux » (LRCN, 209). Dans le
film, ce texte sera lu à toute la classe.
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