1.2.2 Différence
énonciative et narratologique
Un roman à la première personne et en
focalisation interne -comme c'est le cas pour La rue
Cases-Nègres peut difficilement passer subitement à la
troisième personne. Le film, lui, est souvent à la fois à
la première et à la troisième personne. Dans Rue
Cases-Nègres deux éléments agissent en faveur du
récit subjectif : d'une part, le prologue et sa voix off à
la première personne, d'autre part, le fait que dans plusieurs
séquences du film, la caméra accompagne fidèlement le
personnage principal et que la plupart des événements ou des
informations se dévoilent en fonction de son savoir, sauf la
séquence où l'on voit monsieur Gabriel s'entretenir avec les
agents de l'usine en leur inculquant, loin des yeux de José, la nouvelle
tactique de ne plus laisser les enfants seuls à la rue Cases.
Contrairement au récit autobiographique de Laye,
où la focalisation met en évidence une prise de position
affective (nostalgie, aigreur, tristesse) vis-à-vis des
expériences vécues et narrées, la focalisation chez Zobel
est rattachée aux expériences diverses de l'enfant au cours de sa
formation identitaire. José, enfant de la faim et de la misère,
remet en cause le politique et l'économique du système colonial.
À ce monde violent, misérable, vieillissant, Zobel oppose la
dignité et l'humanité de l'innocent dont José, l'enfant,
sera le symbole. La stratégie de Zobel est subtile dans la mesure
où il contraint le lecteur à prendre conscience de chacun des
paliers narratifs qui jettent un éclairage sur l'univers de l'enfant. En
amenant le lecteur à s'identifier avec l'enfant, il rompt l'illusion
exotique des îles, pour ensuite l'inviter à épouser la
réalité vécue par l'enfant. Personnage et narrateur
oeuvrent pour authentifier le projet d'écriture et déstabiliser
les certitudes du lecteur. Chez Zobel, le recours à la première
personne actualise les données de l'histoire et ramène la
situation de l'auteur à celle du lecteur. De toute cette litanie
psychologique du roman, le film ne retiendra que l'innocence de José.
Certes, dans le film, la caméra insistera beaucoup sur les actions de
José mais on n'y trouve pas cette profondeur de la misère telle
que Zobel sait la décrire.
En outre, quelques procédés narratologiques
comme le « flash-back » ou le coup de théâtre,
présents dans le roman, ont été délaissés
lors de l'adaptation. Dans La rue Cases-Nègres, on
s'aperçoit que le narrateur cède sa voix de façon
stratégique. Il la cède à M'man Tine lorsqu'elle transmet
son histoire personnelle comme un retour en arrière, depuis le viol par
le Commandeur, M. Valbrun, jusqu'à sa situation présente, en
passant par les déboires essuyés par M'man Délia, sa
fille, mère de José. Ce « flash-back » ou
« analepse » selon la terminologie de Genette, par ailleurs
très prisé dans la narratologie filmique, a été
délibérément escamoté par l'adaptation de Palcy
comme, du reste, elle escamote toutes les autres analepses du roman.
Dans le film, l'effet troisième personne se superpose
à l'effet « je » sans pour autant le supplanter. Le
médium filmique laisse, grâce à la multiplicité des
matières de son expression et donc à son ambivalence, une plus
grande liberté aux récits subjectifs que le roman,
nécessairement plus étriqué à ce niveau. Cette
liberté aurait pu permettre à Euzhan Palcy, au moment de la
recherche du cadavre de Médouze, par exemple, de passer
discrètement de la première à la troisième
personne, au moins momentanément : on aurait pu voiler le
personnage du « petit José » (dans le roman, il
reste au village ; dans le film, il accompagne les grandes personnes dans
les cannaies et c'est lui qui va retrouver le corps de Médouze), pour ne
le retrouver qu'à l'issue de l'ultime suspense, afin de le rendre plus
intense, car il l'est bien moins que dans le roman. Il faut mentionner, en
passant, que le retour au village de M'man Tine dans le film -et non dans le
roman- symbolise le retour en Afrique dont parlait Médouze avant sa
mort.
Adapter, ce n'est donc pas uniquement effectuer des choix de
contenu, mais c'est aussi travailler, modeler un récit en fonction des
possibilités ou au contraire, des impossibilités
inhérentes au médium. On remarque dans Rue
Cases-Nègres, que la spécificité du dispositif
narratif filmique peut parfois même aboutir à une
réinterprétation de certains éléments de contenu,
n'ayant pourtant subi aucune modification particulière : dans le
roman, les scènes de danse sont simplement évoquées, ce
qui n'est ni faiblesse ni souci de résumer, puisqu'il n'est pas
indispensable de retranscrire les chants créoles dont les lecteurs
n'entendront ni rythme ni mélodie. Le film, bien entendu, y
insère ces chants ponctués de pas de danse des nègres
antillais parce que le médium filmique use également du son. Et
là, l'effet est beaucoup plus saisissant car ces morceaux chantés
font le plaisir de ceux qui regardent le film.
Le dispositif narratif, ses contraintes, ses
possibilités, déterminent en partie le poids, l'impact, la valeur
de certains éléments de contenu qui peuvent donc varier d'un
médium à l'autre.
Ainsi, le film de Palcy qui semblait relativement proche du
roman en surface, prend finalement une tournure assez différente :
beaucoup plus rythmée, avec des personnages à la fois plus
typés (Médouze représente l'Afrique traditionnelle de par
ses subites références à sa littérature orale) et
plus caricaturaux (le professeur Jean-Henri), peut être moins
cohérent, en tout cas différemment organisé en ce qui
concerne la distribution des rôles (un seul personnage dans le rôle
de M'man Tine et de M'man Délia). Le film s'est donc approprié la
biographie romancée de Joseph Zobel pour le faire basculer vers une
comédie dramatique à thèmes émotionnels. Dans le
roman, on suit l'évolution de la vie de José dès
l'âge de cinq à dix-sept ans. Ce qui est curieux dans le film
c'est qu'un seul comédien de onze ans interprète le personnage de
José dont le parcours diégétique s'étend sur une
période de douze ans. Il est inadmissible qu'il n'ait pas physiquement
grandi alors qu'il a évolué à travers son discours. Le
distributeur aurait mieux fait d'utiliser trois comédiens pour le
personnage de José : un gamin de six ans, pour la période
préscolaire ; un garçon de douze ans, pour l'école
primaire ; un adolescent de dix-sept ans pour la vie à
Fort-de-France. Cela aurait eu l'avantage de créer l'illusion d'un
enfant qui grandit, thème indispensable pour tout récit
biographique.
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