II. Unapprentissage dans l'action
A. Une léproserie comme fondation
À dix neuf ans, je me suis vu proposer, par un
prêtre dermatologue malgache d'origine italienne, la direction
sociale de la léproserie24 d'Ambanja25
avec pour mission : concevoir et mettre en oeuvre des solutions
pour une autosuffisance alimentaire et fédérer les
lépreux autour de la co-construction d'un projet de vie sociale qui fait
sens26. Cette proposition correspondait exactement à mes
inspirations de jeune révolté, profondément
indigné par le mépris que l'homme peut avoir pour ses
semblables ayant une quelconque caractéristique
24 Village situé à 5 km, isolé
de la ville et de toute autre vie sociale.
25 Petite ville, chef lieu de sous-préfecture
située au nord nord-ouest de Madagascar dans la province de
Diégo-Suarez.
26 Au départ, prévue pour un
été, l'expérience s'est prolongée pendant une
durée de trois années.
différente des siennes : maladie, handicap,
origine géographique, couleur de peau, orientation sexuelle,
conviction religieuse ou politique, voire spécificités
intellectuelles, etc. Quant aux lépreux, comment peut-on se
contenter, pendant des siècles, d'exclure définitivement ses
propres membres malades au nom d'une peur fondée sur des
préjugés, sans que personne ne réagisse ? Si seulement
quelqu'un ne pensait pas comme les autres, puisqu'il devait bien y en avoir
plus d'un, qu'est-ce qui aurait pu l'empêcher de faire
évoluer son monde ? Certainement l'incapacité à
assumer sa différence en agissant autrement que selon la
pensée traditionnelle immuable et sclérosée ; bref, la
paralysie quand il faut passer à l'action ou même penser autrement
que suivant
les vox populi qui ne sont pas toujours des vox Dei !. Si E.
Durkheim nous a enseigné la richesse
de la conscience collective par rapport à la
conscience individuelle de par la complexité des maillages formant
cette première, nous sommes, au sujet des lépreux, devant un cas
qui infirme partiellement cette idée. Ici, plutôt que
d'intégrer et d'amplifier les sentiments d'indignations
individuelles face aux conditions réservées par la
société à ses membres malades, celle-ci a
réussi longtemps plutôt à les neutraliser. Du coup,
il a fallu l'arrivée de quelques personnes allochtones - devenues
depuis enfants du pays - pour introduire durablement et donner sa juste place
à cette réaction génératrice de changement.
Au final, nous observons une société dont l'ouverture et la
capacité d'assimilation de certaines valeurs de ses hôtes lui
offre une perspective d'évolution qui lui semblait inaccessible en
autarcie.
Jeune et laïc, nous verrons que mon
rôle n'était pas des plus faciles. Néanmoins,
une expérience d'encadrement, une volonté d'écoute
soutenue par une bonne connaissance des us et coutumes du pays ont
été les piliers qui m'ont servi de solides appuis. Les situations
difficiles ont tendance, par ailleurs, à renforcer mon calme
et ma détermination à réussir. Mais cette
expérience a eu lieu dans un contexte si particulier qu'une
très sommaire
anamnèse de la lèpre nous aidera à mieux
représenter quelques unes de ses multiples dimensions.
Maladie infectieuse, contagieuse et
épidémique, le premier symptôme, qui apparaît
après la phase d'incubation (de 6 mois à 15 ans) du
Mycobacterium leprea ou bacille de Hansen27 - se
manifeste d'abord par une perte de sensibilité dermatologique
face aux stimuli. Puis, vient l'affection des muqueuses. Ensuite, les
atteintes du système nerveux périphérique peuvent
souvent paralyser certains muscles et causer l'infection des blessures.
La destruction osseuse va, si le traitement tarde, jusqu'à
l'amputation des extrémités. Pour finir, associée à
une faiblesse du système immunitaire, il arrive que certains patients
finissent avec d'autres infections réduisant considérablement
leur longévité. Socialement, la répugnance, la peur et la
fuite sont les mots clefs de l'existence d'un lépreux. Vieille maladie,
la connaissance de la lèpre est attestée par
27 Du nom de son découvreur Armauer Hansen en
1893.
des écrits historiques datant de l'an 600 avant
Jésus-Christ. La lèpre est donc une maladie infectieuse
à l'origine de multiples handicaps et dont la mort sociale constitue un
incontournable effet secondaire d'une extrême lourdeur
jusqu'à la fin du XXe siècle en tout cas.
Après la confirmation du diagnostic, l'emménagement à la
léproserie s'impose pour tout patient de tous âges et de toutes
conditions sociales, sous peine d'être voué à la
solitude, l'errance et la clandestinité pour le restant de ses jours.
Ce qui n'est tenable pour personne.
Le quotidien de ces villageois est soutenu par un projet
déclinable, dans sa mise en oeuvre, en trois volets :
économique, social et éducatif.
1. Visées économique et socioéducative
a. Une économie vivrière
À l'image de celle du pays qui est basée
en grande partie sur le secteur primaire, l'économie de la
léproserie repose exclusivement sur l'agriculture et
l'élevage. Une prédominance de riziculture pluriannuelle
complétée par le maïs, le manioc et les arbres fruitiers
forme la partie agricole ; tandis qu'un élevage bovin - indispensable
à la ruralité malgache28 -,
de volaille et porcin permet un apport quotidien en
protéine. Pour y parvenir, deux entreprises agricoles de la
région entretiennent un partenariat avec nous en fournissant les
engrais, les plants
et semences (les premières années), tous
les outils de labour ainsi que de précieux conseils techniques.
Par ailleurs, suivant la saison, le recrutement d'entre cinq et quinze ouvriers
agricoles pallie la faible capacité de travail physique des
lépreux29. Mais les principaux acteurs, dans toutes
les phases de la production, restent nonobstant les villageois
eux-mêmes.
En tant que pilote, mon rôle débute par
l'élaboration des stratégies générales,
partiellement négociées avec les villageois, ainsi qu'à
leur communication par des dialogues à caractère
pédagogique. Puis la gestion et la coordination des travaux s'effectuent
en parallèle aux relations avec les partenaires. Ceux-ci m'offrent
des occasions pour m'initier aux multiples techniques agricoles qu'il faut
aussitôt mettre en pratique et transmettre, sans oublier la recherche
de solutions pour les petits tracas quotidiens
(problème de parasites, correction des erreurs, protection de la
culture, etc.). Au final, une participation active à tous les types de
travaux des
champs et d'élevage au même titre que les
villageois ou les ouvriers constitue la touche
28 En effet, le zébu (boeuf à
bosse) jouera longtemps encore un rôle symbolique,
économique et coutumier dans cette société
traditionnelle.
29 Un tel recrutement a pu avoir lieu du fait d'une
possibilité pour les ouvriers de garder leur distance par rapport aux
malades.
personnelle que j'ai tenue à apporter quoiqu'il ne m'a
évidemment pas été possible de consacrer autant d'heures
au travail fermier qu'eux. De toutes les manières, superviser à
distance les mains
sur les hanches m'est inconcevable. Ainsi mes semaines
se passent entre les négociations partenariales et le soleil du
champ de maïs ou sous la pluie entre les pieds des plants d'arbres
fruitiers pour aboutir à la gestion du partage des récoltes
à chaque fin de saison. Cette proximité participe à
l'encouragement que les villageois apprécient
énormément car ils ont un moral en dent de scie dans un
corps souffrant telle des vieilles branches automnales effeuillées et
dont on
ne mesurera jamais assez la fragilité, même
doté d'une empathie exceptionnellement réceptive.
Ces activités, en vue d'une autosuffisance
alimentaire et de réduction de la dépendance envers les
aides humanitaires, jouent en plus un rôle capital dans le
parcours d'insertion sociale au village. Responsabilisée, en
devenant le principal maillon de sa vie économique, la
population se prend en charge et parvient ainsi à se
reconstituer, année après année, des fragiles
prémices d'identité sociale en dépit de son
exclusion. Toutefois, cette question d'identité sociale restera
longtemps encore un grand défi à relever.
b. Un défi de resocialisation
Société traditionnelle, la vie dans les
campagnes malgaches s'articule autour
des travaux des champs et des rites traditionnels/religieux
où chaque évènement occasionne une manifestation festive
qui sert de prétexte au renforcement des liens sociaux. Au cours d'une
fête coutumière, par exemple, les Vieux30 rappellent
les liens de parenté et les règles immuables des interdits et
tabous. Bien que séparés pour toujours de leurs familles,
les villageois tentent de constituer de nouveaux "liens de
parenté" entre eux. Ce qui illustre l'idée de C.
Lévi-Strauss selon laquelle, dans les sociétés dites
primitives, le système de parenté forme l'armature de
l'organisation sociale en créant des relations d'interdépendance
au sein de celle-ci. Ainsi, au lieu
de réciter l'arbre généalogique dont
les Vieux possèdent la parfaite maîtrise, ils
s'échangent autour des anecdotes, évènements marquants
et mythes pour consolider cette parenté à la fois nouvelle et
éternellement vacillante. Mon rôle ici consiste à
entretenir cet embryon des liens sociaux par le biais des
évènements à provoquer, à organiser et à
catalyser. Bref à saisir ou faire
émerger des occasions propices à la mise en oeuvre
d'une existence partiellement réparatrice de
30 Entendons par vieux (en malgache "matoe"[matwe]/
"antitra"/ "Ray aman-dreny"), toute personne âgée (notion
relative
à plusieurs autres paramètres que la seule date de
naissance), référent doté de sagesse (qui, de ses longues
expériences de
la vie, a su tirer des enseignements, savoirs transmissibles
et connaissances), suscitant l'admiration et le respect. On aime donc son
vieux. Sa valeur est proportionnellement inverse à son énergie
physique, qu'il soit riche ou démuni, homme ou femme. Dans beaucoup
de familles, la mienne par exemple, des femmes se retrouvent souvent
à la tête de la "grande famille élargie" selon
certains critères. Après la mort, les vieux devenus
ancêtres occupent une place d'intercesseurs auprès de
Zagnahary (Le Créateur dans la cosmogonie malgache) et protecteurs des
siens vivants.
la violence suprême - et non plus symbolique -
que ces personnes subissent de la part de la société en
général, et de leur famille en particulier. Qu'y a-t-il de pire
pour un humain souffrant déjà d'une maladie aussi grave que
d'être rejeté, à cause de celle-ci, hors de
l'humanité ? Les interactions souvent très conflictuelles entre
les villageois me conduisent aussi à me positionner
en médiateur pour atténuer toute source de
désunion et, encore une fois, entretenir les relations
interpersonnelles. Il est en effet loin d'être évident de parvenir
à ce que des lépreux, qui vivent
au plus profond de leur être le rejet humain et
divin (car ainsi se conçoivent-ils et sont-ils conçus),
s'acceptent eux-mêmes. Alors accepter les autres, fussent-ils
leurs "concitoyens", se situe encore à un degré
supérieur de l'évolution dont la pénible ascension
ne peut avoir lieu qu'avec un accompagnement à long terme. On
comprend combien la parenté nouvelle évoquée
ci-dessus peine à s'enraciner.
L'existence sociale est une perpétuelle interaction
constructive entre l'environnement humain et soi-même. Il semblerait que
"le rapport que les sujets entretiennent avec leur condition et avec les
déterminismes sociaux qui la définissent fait partie de la
définition complète de leur condition et des
conditionnements qu'elle leur impose" (P. Bourdieu et J.-C. Passeron,
1985)31. Cette vision, bien que relativement juste, me
parait un peu trop pessimiste. Alors, fort de l'idée de la
rationalité des acteurs chère à R. Boudon et telle que la
conçoit M. Crozier, je pense que dans certaines situations, rien ne vaut
l'action. D'où mon engagement pour
ce long combat qui nécessite, à mon sens, le
passage par la création d'un petit système scolaire
endogène. Pour apporter du changement, l'éducation, comme vecteur
à la fois de perpétuation et d'innovations d'une
société, occupe une place primordiale dans ma
conception de la reconstitution sociale. Par conséquent, la
création d'une école primaire s'est imposée d'elle-
même comme une décision obvie32. Il s'agit d'une
École à la fois formatrice et protectrice car "c'est
justement pour préserver ce qui est neuf et
révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit
être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et
l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux
qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes,
est, du point de vue de la génération suivante,
suranné et proche de la ruine" (H. Arendt, 2001)33. Bref,
mon projet n'est ni révolution - en tout cas pas la
révolution attendue au sens de la Révolution
française avec les lots de violences qu'elle a charriés puisque
je reconnais l'obligation
de révolutionner certaines situations quelque fois, mais
avec une révolution plus pacifique telle
que l'histoire abonde -, ni stagnation, mais juste une
école d'équilibre entre continuité et
31 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron (1985),
Les héritiers, Paris, Coll. Le Sens Commun, Les Éditions
de Minuit.
32 Qui vient spontanément à l'esprit
33 Hannah Arendt (2001), La crise de la
culture, coll. Folio/Essais, Gallimard, p. 247.
innovation ; une école toujours à parfaire
par et pour la société. Et pour une société
d'exclus, vouée à évoluer à l'abri de toute source
de chaleur et de lumière cordiales de tous ses cercles
d'appartenance de départ, l'école sert d'armature
pour une fondation plus solide.
c. Création d'une école primaire
Parmi de nombreux jeunes en âge d'être
scolarisés, seule une dizaine, de quatre
à quinze ans, de niveau très
hétérogène a été retenue pour participer
à cette première école avec une organisation
pédagogique en classe unique. En dehors des quatre heures
hebdomadaires possibles consacrées à l'enseignement, je me
suis organisé pour multiplier les occasions d'enseigner, de
transmettre à travers toutes les activités de la vie
quotidienne auxquelles les enfants peuvent participer ou assister puisque
"(se) former, c'est [aussi] l'avoir fait soi-même" (C. Gérard,
2005)34. Avec le recul, on peut constater une sorte de
métissage entre l'esprit du Français
C. Freinet35 et du Juif polonais J. Korczak36
dans ma pratique bien que n'ayant eu de formation pédagogique
qu'à la fin de la deuxième année, durant la
préparation militaire37. Cette pratique consiste en tout cas
en une succession de bricolages favorisés par la motivation des
élèves car,
nul n'ignore, pour paraphraser C. Freinet, qu'on ne peut pas
faire boire un âne qui n'a pas soif. Cette formation pédagogique,
reçue dans le Régiment des Forces d'Intervention marine (chez les
fusillers marins), explique, en partie, pourquoi la troisième
année a été la plus rentable par
rapport à la progression de mes
élèves38.
34 Christian Gérard (2005), "Action-recherche
// recherche-action en formation, c'est-à-dire conjoindre l'art, la
science et l'expérience afin de former à (se) former", p. 2
35 Célestin Freinet, Gars, Alpes-Maritimes,
1896 - Vence 1966, pédagogue français, il a
développé une pédagogie fondée
sur les groupes coopératifs au service de l'expression
libre des enfants et de la formation personnelle. À noter aussi que
s'il a pensé cette pédagogie, ce fut pour faire
face à un handicap physique qui fait suite à sa présence
aux fronts pendant la
Guerre.
36 Janusz Korczak (de son vrai nom Henryk
Goldszmit), Varsovie 1878 - Treblinka 1942, pédagogue polonais.
Médecin, fondateur d'un orphelinat dans le quartier juif de Varsovie, il
développa une pédagogie de la responsabilisation, publie
Comment aimer un enfant (1918). Il mourut, tué par les Nazi,
avec "ses" enfants à Treblinka.
37 A Madagascar, tous les bacheliers (qui
représentaient 9 à 11% de la classe d'âge en 1986)
effectuaient leur service national obligatoire. Ce service est à la
fois militaire et civil. En clair, toute la promotion se retrouve prise en
charge par un corps de l'armée pour effectuer une formation
à la fois militaire et pédagogique. La formation
pédagogique étant, évidemment, assurée par des
professionnels de l'éducation nationale. Ensuite, alors que vingt pour
cent de l'effectif seront dispersés dans différents corps de
l'armée, la majorité des ces militaires sera affectée
à l'enseignement dans les collèges (75%) et à
l'alphabétisation (5%).
38 Le fait d'être sous les drapeaux me
donnait un enthousiasme supplémentaire parce que je n'agissais plus
simplement à titre individuel pour une oeuvre qui me tenait à
coeur mais aussi en tant que représentant de la République.
Autrement dit, à travers ma présence, la société
malgache se voit, désormais, pratiquement engagée dans la prise
en charge de la population lépreuse. Mais le plus important se trouve
surtout dans l'impact de cette réalité marginale vis à vis
de la société. C'est ainsi, par exemple, que nous avons
réussi à établir un lien institutionnel avec un
établissement scolaire de la ville. Les soutiens logistiques se sont
multipliés : plus de livres, de craies...etc. Enfin, même si la
ville reste loin d'être facilement accessible, ces enfants et adolescents
existent aux yeux de certaines personnes que je peux toucher plus efficacement
dans mes campagnes de sensibilisation : quelques enseignants et des jeunes.
Régulièrement, je trouve même de plus en plus
d'interlocuteurs quand des problèmes pédagogiques
nécessitent une analyse plus approfondie.
Aussi quand "l'école est finie", on organise des
sorties récréatives en quittant momentanément ce monde
à part pour visiter la ville, sans pour autant sortir du
véhicule. Une telle promenade reste l'unique moyen pour les
enfants de découvrir les actualités et les
évolutions du monde environnant. Quelques sorties dominicales sur des
plages isolées de la côte ouest de l'île, le long du
Canal de Mozambique, leur servaient aussi de véritable
bouffée d'oxygène. Mais, entre nous, reconnaissez que dans
un pareil engagement, peu de monde se satisferait de ce genre de statu
quo, cette vie de bannis ! Alors, afin de rompre cet isolement, j'ai convaincu
mes camarades lycéens à nouer des contacts avec les villageois.
Ces contacts, inspirés
de la parabole du semeur39, visent à
désinhiber et à provoquer la remise en cause profonde - par
l'action plutôt plus que le discours - d'ancestraux
préjugés incarnés par la peur de contracter la
lèpre rien qu'en se trouvant dans le même environnement que les
malades ou en marchant sur leurs pas. Une grande prudence est donc de
mise afin d'éviter que, entre deux mondes qui s'ignorent, la
moindre réaction de crainte de part et d'autre ne soit mal
interprétée pour se transformer en barrière encore plus
infranchissable à la communication, voire n'engendre de la violence.
Nous sommes là à la charnière du rôle social et du
rôle éducatif. D'ailleurs, rien n'est complètement
dissociable, tout s'entrecroise et s'interconnecte dans ce monde chaotique
à gérer
le mieux possible. Il en résulte inévitablement une
profusion de difficultés auxquelles il faut faire face.
2. Des difficultés formatrices
a. Des difficultés humaines
Le coeur du problème se situe dans l'ignorance qui
engendre une conception superstitieuse de cette maladie par la grande
majorité des Malgaches. Il est des moments où l'on
ne peut s'empêcher de penser qu'effectivement, dans une
certaine mesure, "un peuple ignorant est l'instrument aveugle de sa propre
destruction" (S. Bolivar, 1819)40. La lèpre chez ce
peuple, pourtant si pacifique et si sociable, n'est autre qu'une
malédiction divine. Quand Zagnahary (Le Créateur)41
se fâcherait, il pourrait aller jusqu'à jeter le
suprême anathème qu'est la lèpre. Pourtant personne,
parmi les victimes, ne comprend quelle est cette faute si énorme qu'elle
ait pu commettre pour être ainsi maudit et mériter autant
de peine. Puisque la mort est considérée
comme seulement une simple étape pour le passage
de la vie terrestre vers l'autre monde, la
39 Mt 13, 1-9 ; Mc 4, 14-20 ; Lc 8, 4-8
40 Simon Bolivar (1819), Discours de
l'Angostura.
41 Zagnahary : littéralement
Créateur est le Dieu unique dans la cosmogonie malgache.
damnation se poursuit forcément au-delà. Par
conséquent, l'accès dans le monde des ancêtres42
sera ipso facto exclu pour les lépreux. Un individu ainsi
considéré, même par la femme qui l'a engendré, ne
pourra plus jamais espérer trouver une quelconque place sociale nulle
part. Banni pour toujours, aucun cimetière (ni familial ni public)
n'aura de place pour lui. Il ne lui reste plus que l'obligation de refaire sa
vie dans une léproserie. Seulement, l'intégration dans cette
société nouvelle ne va pas de soi, si tant est que l'on puisse
considérer cela comme une société plutôt qu'un bagne
où des communautés religieuses des franciscaines et des
capucins43, soutenues par la fondation Raoul
Follereau44, consacrent une grande part de leur existence
à humaniser les conditions de vie de leurs semblables en assurant tous
les soins médicaux et paramédicaux.
Trouver sa place dans une telle condition exige une
réelle volonté de la part de tous les protagonistes. Or, la
diversité des origines géographiques ou ethniques45,
les différences d'âge à l'arrivée au village et
le degré du handicap de chaque personne ne facilitent rien.
D'ailleurs, on est en droit de se demander par quel mécanisme
magique une personne définitivement rejetée de partout - et
qui au mieux est plongée dans un profond solipsisme46, au
pire se rejette elle-même - puisse être capable, après une
simple transplantation géographique, d'en accepter d'autres.
Effectivement, tu as raison Boris : "nous nous trompons de malade. Ce n'est pas
tant sur le blessé qu'il faut agir afin qu'il souffre moins, c'est
surtout sur la culture"47. Désolé pour l'apparente
familiarité mais il s'agit d'un tutoiement entre éducateurs car
dans ce "tu" se faufile une fraternelle admiration pour ce grand
éducateur neuroscientifique.
De ce fait, on peut imaginer l'ampleur des
difficultés restant constamment à résoudre, à
surmonter ou à supporter, durant cette aventure humaine. Subjectivement,
en plus du sentiment de solitude propre à la fonction de direction, ma
place au coeur de cet univers reste extrêmement difficile à
identifier avec clarté.
42 Très important pour un peuple dont
l'univers existentiel est divisé en trois : la terre des vivants, le
monde des ancêtres et le monde de Zagnahary. Il n'y a pas de notion
d'enfer ni de paradis mais les âmes non admises dans le monde des
ancêtres seront vouées à une éternelle errance.
43 Dirigée par le très dynamique
Frère Stefano Scaringella, prêtre dermatologue, acteur clef du
développement local.
44 Raoul Follereau (Nevers 1903 - Paris 1977)
était un journaliste et avocat français, fondateur en
1966 de la fédération Internationale des associations de lutte
contre la lèpre. (cf. Le Petit Larousse Grand format, 2006).
45 N'oublions pas que nous sommes dans une
société issue d'un très complexe métissage
africain, asiatique, océanique et européen. Par
conséquent, la notion d'ethnie reste délicate à
manier bien que des générations d'ethnologues l'usent
à volonté sans retenue.
46 Solipsisme : nom masculin (latin solus, seul et
ipse, soi-même) [Philosophie] Conception selon laquelle le moi, avec ses
sensations et ses sentiments, constituerait la seule réalité
existante. Le Petit Larousse Copyright (c) Larousse/HER (1999) (c) Havas
Interactive (1999).
47 Boris Cyrulnik (2002), Un merveilleux
malheur, Paris, Odile Jacob, p.174.
L'âge a une importance particulière dans la
société malgache. Cette importance
se manifeste, entre autres, à travers le respect que
les plus jeunes doivent aux plus âgés48. Or, au
début de ma mission, mon âge souleva un problème
précis : comment asseoir une autorité sans être autoritaire
pour diriger un village de cent vingt âmes quand on a à peine
vingt ans ? Être plus jeune, même que le benjamin de la
quinzaine d'ouvriers agricoles que je recrute, n'était pas
évident dans la relation professionnelle. La question ne se serait peut
être pas posée avec autant d'acuité s'il s'était agi
d'une entreprise à finalité exclusivement économique. Peut
être...
Le deuxième point important est que, en dehors des
religieux49 qui ont un statut spécial de "sauveurs" dans
l'esprit de cette population, l'unique personne valide devient presque
l'handicapée, l'intruse, si bien que quelque part je deviens
celui qui n'est pas "normal", l'étranger donc étrange.
D'aucuns n'hésitent pas à poser directement la question : "mais
que fait
ici, chez nous, un jeune en bonne santé et qui a encore
ses études à faire ?". Interrogation teintée
de provocation et de suspicions impossibles à formuler
explicitement et dont aucune réponse ne satisfait. Alors, que faire ?
Accepter sagement les frustrations provoquées par ses limites
et résoudre aux mieux une infinité de problèmes de ce
genre.
Le problème d'âge se résout un peu
plus facilement grâce à un permanent exercice
d'équilibre entre la souplesse et l'affirmation calme, par le
dialogue de l'autorité nécessaire. Il est tout à fait
possible en effet d'inviter une personne à accomplir son devoir tout en
restant très respectueux et même en gardant sourire et gentillesse
francs. De même, quiconque assume une responsabilité ne peut le
faire aussi sans être capable d'entendre des critiques de la part de ses
collaborateurs. L'efficacité peut s'obtenir sans violence, ni je ne sais
quel sentiment
de supériorité car malades ou pas, la
dignité de ces personnes se situe au même niveau que celle
de tout autre humain. Ni supérieur, ni
inférieur. Employer des ruses pour diriger des êtres
humains avec lesquels on prétend instaurer un certain lien
social, revient aussi à les mépriser avec une
prétention à la supériorité, même
habilement dissimulée (serait-ce seulement possible ?). E. Morin a
bien conseillé la ruse, mais il s'agit de ruse pour réformer les
institutions éducatives plutôt que de mesquines manipulations pour
contraindre indirectement, avec lâcheté, son semblable. Non,
les fins ne justifient pas toujours les moyens. Le respect de
l'existence- valeur d'autrui, selon P. Ricoeur, est la conscience d'une
obligation morale. Sans vouloir
contredire un si grand penseur, je précise juste que dans
mon cas il ne s'agit plus d'obligation
48 Mais aussi, la protection et l'éducation
que doit tout vieux envers tout être plus jeune que lui. En effet, tout
le monde se doit d'intervenir pour la sécurité et
l'éducation d'un jeune connu ou inconnu rencontré par hasard dans
la rue.
49 Des infirmières religieuses de la
congrégation franciscaine et deux prêtres capucins dont un
dermatologue s'occupent de
la partie médicale avec une véritable
abnégation, un courage admirable et beaucoup d'efficacité. Les
très rares moments où j'interviens dans ce registre se limite en
tant que garde malade au service de l'accompagnement en fin de vie.
mais de choix librement consenti et qui m'est
consubstantiellement acquis par la voie des trois fonctions - assimilation,
accommodation, réorganisation - définies par J. Piaget, puis
réactivées
et renforcées tout au long de la socialisation par le
mécanisme de conditionnement opérant. Pour
en finir avec l'art de gouverner ses semblables, "La
paix, l'union, l'égalité sont ennemis des subtilités
politiques" préconise Rousseau dans son Contrat social
avant de poursuivre "les hommes droits et simples sont difficiles
à tromper à cause de leur simplicité, les leurres,
les prétextes raffinés ne leur en imposent point" (J.-J.
Rousseau, 1762)50. Alors, au-delà même du cadre de
cette expérience, devient-on vraiment meilleur directeur avec des
petites combines manipulatoires ? D'une infinie rareté sont de telles
postures qui ne se soient terminées sur des discordes et des violences
!
Quant à la différence, seul le temps a permis
une compréhension par certains villageois de ma présence. Mais
compréhension ne signifie pas toujours totale acceptation. En effet,
s'ils ne sont pas capables de s'accepter, il leur est plus difficile
encore d'accepter entièrement un étranger dans leur
univers. Certains y parviennent tout de même en me
considérant comme un religieux ("frère Simon"), pendant que
d'autres m'adoptent comme "fils"
ou "petit mari"51 pour les grand-mères.
b. Une formation au "métier d'homme"
Il est de bon ton souvent, dans notre société
judéo-chrétienne, de se mettre en valeur à travers
certaines qualités individuelles telles que la
générosité et l'altruisme qui se manifestent par des
dons (de soi ou d'objet). Certes, certes. Mais la règle fondamentale -
qui veut que la main droite ignore ce qu'a fait la main gauche -
est très souvent oubliée, ignorée. Ces
qualités les sont pleinement à condition qu'elles ne soient pas
véhiculées par des sentiments de grandeur, de toute-puissance
de la part de celui qui croit donner sans avoir besoin de rien en
retour. Ainsi, en se positionnant dans cette relation d'échange il
convient juste de préciser que ma présence au milieu de cette
population n'a pas sa place, pour aller plus vite, dans le registre de la
générosité ni de bonté. Il s'agit d'une relation
d'échange réciproque où j'ai donné un peu
d'énergie
et d'enthousiasmes caractéristiques de tout
jeune de mon âge à l'époque, en
échange
d'enseignements très concrets dans l'action qu'aucune
bibliothèque des riches universités de mes
50 Jean-Jacques Rousseau (1762, 1992), Du contrat
social, Paris, Flammarion, p.133.
51 Une certaine population du nord de
Madagascar est caractérisée par des relations quotidiennes
structurées autour de plaisanteries permanentes. Quelques exemples de
manifestations de celles-ci : toutes les grand-mères et toutes les
tantes paternelles appellent leurs petit-fils/neveux "maris"et
réciproquement ; des groupes ("tribus") qui n'ont pas le doit de se
faire du mal, sous quel prétexte que ce soit, communiquent avec une
relation de plaisanterie sans borne ; bref, même dans
des occasions tristes et vécues avec lourdeur, la
plaisanterie est toujours présente pour mieux supporter l'insupportable
ou pour égailler la vie et les rapports sociaux.
fréquentations n'a pu m'offrir jusqu'à ce jour. La
léproserie m'a intelligemment appris les bases et
la grande partie structurante, la charpente de mon métier
d'homme.52
À l'issue de l'immersion au milieu de cette triste anomie
à grande échelle, de
ces refoulés à la lisière de
l'humanité, une petite certitude fait partie pleinement de
l'acteur réflexif du système éducatif que je suis devenu :
l'incomplétude, un respect de tout être humain et
un effort permanent de réflexion
éthique forment le moteur de tout mon engagement
socioprofessionnel. L'amour pour l'effort et le travail bien fait contribue
à raviver cette flamme même si l'envie de bien faire ne se traduit
pas toujours par une réussite. On pourrait qualifier volontiers cette
immersion de baptismale53. Ce fut une expérience certes sans
apport théorique, modeste dans toutes ses dimensions, mais forgée
dans les doutes et l'humilité, les interrogations
et les incessantes réflexions stratégiques sur les
moyens à mettre en oeuvre afin de faire advenir -
pour ces êtres humains précipités dans le
talweg du désespoir - une société possible à la
hauteur
de leur dignité. L'immensité d'une telle
entreprise m'a renvoyé aussitôt à l'esprit un mot pesant :
utopie ! Or, "N'avons-nous pas toujours besoin de rêver d'un ailleurs
pour habiter correctement le lieu où nous sommes ?" (P. Ricoeur,
1997)54. Rêver d'accord, mais des rêves
crédibles suivis d'actions, quitte à faire le deuil de
l'écart qui ne manquera pas de séparer la vision onirique du
possible ; puis du possible au réalisé. Il a donc fallu
surmonter ma propre peur et prendre rapidement conscience de mes
illusions. Il a fallu surtout, et il faut encore souvent, faire face
silencieusement à la raison du plus grand nombre pour tailler la
première pierre du passage de l'onirisme à la
réalité qui, soyons-en sûrs, finira par prendre forme
quelque part grâce à d'autres,
des minorités, qui réaliseront le changement. Il
en va de même de la conception que je me fais de l'école de
formation humaine contre certaines qui se sont érigées en
théâtre de compétitions où seule prédomine
la réactivité face à tout changement de
tactiques concurrentielles et d'éphémères alliances
opportunistes pour démontrer une supériorité
présumée à tout prix. Un sentiment de
supériorité brandi comme rempart au moindre contact avec
l'alter ego, servant aujourd'hui encore à considérer
l'Homme comme étant au sommet de la nature et certains hommes -
bien protégés dans une forteresse territoriale dont le titre de
propriété serait consigné dans leurs comptes bancaires,
dans leurs gènes (d'aucun dirait dans leur sang) - au sommet de cette
humanité. Ce genre d'école, dont les vraies règles du jeu
sont transmissibles uniquement entre initiés par l'habitus du groupe
d'appartenance restreint, sert une reproduction sociale par un
mécanisme si bien décrit par Bourdieu et
Passeron dès les années 1970. Une autre école
est
52 Pour reprendre le titre de l'excellent essai
autobiographique d'Alexandre Jollien (2002), Le métier d'homme,
Paris, Seuil.
53 Tel un processus d'initiation chez certains
peuples (cf. Camara Laye, L'enfant noir)
54 Le film : "Pensée de notre temps : Paul
Ricoeur" : P. Ricoeur lors d'un entretien qu'il a accordé en automne
1997, filmé
par l'INA et conduit par Jeffrey Andrew Barash. Une production
ARTE France / INA
cependant possible : celle qui favorise le
développement de toutes qualités et compétences,
reliées et reliantes sans exceptions. Une école
intégratrice de l'ipséité55. Participer
à la réalisation d'un tel dessein passe, à mon sens, par
une co-responsabilité dans une organisation au sein de laquelle il y a
partage des valeurs fondamentales humanistes. Valeurs partagées car
partageables
et discutées car discutables sur un espace commun -
instance ad hoc - de délibération éthique dans un contexte
démocratique en vue d'une prise de décision face aux
contingences, inhérentes
à tout système complexe, qui ne manqueront pas de
surgir. J'insiste, en effet, en mettant l'accent
sur le contexte démocratique pour rendre plus
concrète la suggestion d'institution juste de P. Ricoeur car,
quels que soient la nature et le domaine d'intervention, "Il ne peut y avoir
d'autre mode de légitimation du travail sur autrui que celle qui
découle de la démocratie." (F. Dubet,
2002)56.
Le projet professionnel d'occuper un poste à
responsabilité a éclos au cours de
ces trois années d'expérience passées
au coeur de cet environnement unique - où se débat
l'indestructible humanité précipitée dans
l'inhumanité - pour, chemin faisant, se confirmer et prendre
forme plus concrètement lors des expériences suivantes
jusqu'à l'entrée en formation où
il a atteint sa maturation grâce notamment aux neuf mois
passés à l'Institut
d'Administration des Entreprises de Nantes.
De ces dernières se précisera aussi une partie de la
question qui constituera le fil conducteur de cette recherche.
Une partie seulement, dis-je, puisque d'inéluctables
questionnements suscités par la première expérience de
direction ont évolué et se sont enrichis au cours
d'expériences professionnelles successives. L'alternance des pratiques
avec
les réflexions théoriques, des terrains
professionnels avec les formations universitaires ainsi que
des engagements associatifs, va donner forme
progressivement à la question principale de ce mémoire.
55 L'identité du sujet est
constituée de l'irréductible ipséité dans
la mêmeté, le tout construit dans
l'altérité :
a) Mêmeté : aspect structurel de
l'identité
- persistance dans le temps et l'espace ; la "charpente "
figée par la structuration égologique
b) Ipséité : aspect dynamique du sujet
responsable
- singularité par quoi une personne est elle-même ;
variation du fond identitaire propre.
* Pour P. Ricoeur :
- le maintien de soi grâce à la
fidélité de la parole tenue, à la parole donnée, la
promesse.
- souci que l'humain a de son être, de la manière
dont il agit qui le constitue et le définit.
* Pour E. Levinas :
- l'être ouvert dirigeant vers quelque chose
d'autre. Transcendance, passage à l'autre de l'être.
L'ipséité peut se définir alors comme
étant le fond, en permanente évolution, d'être du sujet
unique qui agit, s'éprouve, se représente, s'affirme comme "je "
; instance de liberté et de responsabilité, en co-structuration
en interaction avec l'altérité.
56 François Dubet, (2002), Le
Déclin de l'institution, Paris, Le Seuil, p.392 in Bertrand
Dubreuil, (2004), Le travail
de directeur en établissement social et
médico-social, Paris, Dunod, p. XI.
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