B. Cheminement d'un ouvrier-élève
Enchaînant maints emplois précaires, j'ai
toujours gardé, autant que faire se peut, des activités
bénévoles, des engagements sociaux et associatifs tels que
représentant des élèves au conseil d'administration du
lycée ou animation de mouvements des jeunes ou encore comme co-fondateur
et rédacteur en chef adjoint d'un petit journal d'éducation
à la santé. Mes rares temps libres étaient souvent
consacrés à des retraites champêtres pour profiter des
faunes et flores luxuriantes, en majorité endémiques de
cette Île sanctuaire, en me laissant aller à des
méditations sur les conditions humaines. Pendant ce temps,
l'école continue à imposer ses exigences prises pour l'unique
priorité qui vaille. Ce à quoi j'ai encore du mal à
m'accommoder maintenant. L'on voit encore, en effet, des
éducateurs21 qui ont tendance - consciemment ou pas
- à faire valoir leur unique ambition pour leurs
élèves au détriment du projet de ces apprenants et celui
de leur famille. L'on s'étonne ensuite des cacophonies à
l'origine des dissonances cognitives, dans la communauté
éducative ; phénomène très perturbant pour des
jeunes étiquetés,
à tort, "en difficulté scolaire". Est-ce
vraiment ces jeunes qui sont en difficulté scolaire ou c'est
plutôt l'école, le système éducatif, voire
même la société qui se trouve en difficulté face
à elle- même à force de ne pas savoir ce qu'elle veut en
terme de valeur ? Le problème pourrait peut- être
s'appréhender en trois pôles solidaires : le jeune, la
famille et le système éducatif. L'interaction, entre les
trois, participe à la production de ce que le jeune peut et pourra
être, à un moment donné, dans ses différents
cercles d'appartenance. Or puisque ces trois pôles forment chacun
un sous-système vivant, l'intervention au milieu d'un super
système regroupant les trois exige des professionnels de
l'éducation une prise de conscience de la complexité à
laquelle ils ont
à faire face. Ainsi, la qualification "en
difficulté" s'appliquera là où elle devra être
plutôt que comme un lourd verdict posé sur la tête des
jeunes.
À l'école, dans un système paradoxalement
élitiste pour l'un des pays classés parmi les plus en retard
économiquement, tout allait normalement sur le plan purement
intellectuel. Toutefois, malgré cette petite réussite cognitive,
je me suis retrouvé quelque fois en position de défouloir de
frustrations de certains enseignants qui ne parvenaient pas à me
modeler
tel qu'ils auraient aimé que leurs élèves
soient. En effet, bien qu'aimant réellement l'école, mon
projet, qu'elle ignorait allègrement, ne concordait
que rarement avec ce qu'elle persistait à
21 Ici l'éducateur est pris au sens large
englobant tout professionnel de l'éducation, de l'enseignement et de
formation.
imposer de façon uniforme. Un fait anecdotique
certes mais potentiellement révélateur de l'ambiance d'ennui
dans laquelle peut être noyé un élève : on peut
affirmer sans exagération que jusqu'en classe de Terminale (7e
année du secondaire ou l'Humanité), près de vingt
pour cent de mon temps scolaire a été passé à
compter des moutons dans les bras de Morphée. Pour autant, cela ne m'a
pas empêché d'atteindre les performances attendues et d'apprendre,
en autodidacte,
sur la nature tropicale qui est restée longtemps ma
grande passion parallèlement à la vie de la cité, au
sens hellénique du terme. Pour assouvir de telles passions, il
valait mieux avoir une curiosité bien aiguisée.
Heureusement, il semblerait, selon Aristote, que "l'Homme a
naturellement la passion de connaître". Cette dernière
explique probablement cela, si tant est qu'il faille toujours tout
expliquer ou tout justifier. Une importante activité, bien que
discrète, illustre mon lien actif au système
éducatif de ma jeunesse. Il s'agit d'un engagement pour la
promotion de la francophonie là où la malgachisation22
était la règle en vigueur. L'unique résultat
palpable de cet engagement, à l'époque, se résume
au fait qu'en classe de première (sixième année du
secondaire) un professeur d'histoire et géographie ait accepté
d'enseigner sa matière en français. Ce ne fut pourtant qu'une
victoire éphémère dans la mesure où le professeur
lui-même n'avait pas le niveau suffisant pour assurer un enseignement
entièrement francophone. Qu'est ce qu'une poignée de
lycéens peut, après tout, espérer apporter comme
changement dans une institution où leur voix équivaut à
un ultrason pour les oreilles des décideurs ? En tout cas, pas rien.
D'abord nous éviter un formatage indélébile et
garder ainsi une souplesse intellectuelle minimale indispensable. Ensuite,
ce groupe d'anciens lycéens français ou francophiles (où
qu'ils soient) est maintenant devenu une force de résistance active pour
favoriser la diversité culturelle dans un bout de territoire du
village-monde qui risque d'être broyé par le rouleau compresseur
de l'uniformisation linguistique de la puissance
économico-militaire du moment23. De tels engagements
apportent, enfin, une réelle ouverture d'esprit sur les
problématiques générales de l'éducation à
une échelle plus large que celle d'un pays.
Ainsi, je ne cesse de m'interroger si, outre la
nécessité d'une adéquation entre
la formation (post enseignement général de base)
et le marché de l'emploi, l'école a pour rôle de livrer au
système économique, suivant la conjoncture, uniquement des
adultes bien formatés à l'identique, bons exécutants
dociles dénués de tout ingéniosité et de
sens critique, soit par "amputation", soit par inhibition. Et que fait-elle
de ceux qui ne rentrent pas avec précision dans
22 La malgachisation n'avait strictement rien
à voir avec une réaction symptomatique d'un nationalisme
post-colonial tel que l'interprètent beaucoup de théoriciens.
Il s'agit d'un système extrêmement efficace pour
promouvoir une oligarchie dont la perpétuation est facilitée
par la transmission du pouvoir à l'intérieur du cercle restreint.
Pour ce faire, il existait des écoles francophones d'excellent niveau
réservées aux élites.
23 Sachant que si le français reste la langue
qui occupe une place particulièrement importante, l'idéal est de
promouvoir toutes les langues permettant une ouverture culturelle, diplomatique
et économique sans exclusivité.
le moule : les "mutiler", punir, écarter, ou
stigmatiser ? Dans ce domaine, l'uniformité peut-elle seulement servir
aux intérêts économiques d'un pays ? Quelle qu'en soit la
réponse, je ne me suis jamais accommodé à cette
habitude de l'école de reléguer systématiquement les
élèves qui n'arrivent pas à suivre ou, tout
simplement, qui ont d'autres centres d'intérêt que ce
"menu" standard servi au nom de l'unique égalité. Les expressions
"bonnet d'âne", "cancre", "dernier de
la classe", "bon à rien", etc., ne sont-elles pas des
inventions des maîtres ? Pourtant, même dans
ma prime jeunesse, je ne me suis jamais senti
à l'aise en recevant les prix d'excellence de fin d'année
(manuels et fourniture pour l'année suivante) qui concourent
à favoriser une minorité d'élèves qui prennent
ainsi d'autant plus d'avance sur les autres, alors que ceux qui mettent en
difficulté l'école sont abandonnés en route.
Dès la classe de 5e (2ème
année du secondaire), bénéficier de ce genre de
prix me faisait déjà éprouver le sentiment de participer
à une profonde iniquité. Mais pour compléter le tableau,
il m'est arrivé aussi de me trouver dans la posture du cancre.
En effet, après un voyage intercontinental,
mes trois premières années universitaires ont
été marquées par de très difficiles
soucis d'acculturation. Une grande insuffisance de niveau en
français et un décalage entre le premier système
éducatif qui m'a formé
et le système éducatif français
constituaient les éléments explicatifs à la base
d'un tel "échec universitaire". Pourtant, dès ma naissance,
la France comme deuxième pays a pris place profondément
dans mon coeur d'autant plus que mon meilleur souvenir d'un grand-père,
qui m'a servi mes biberons, restera cet amour pour la métropole qui
constitue l'unique pays dont il était le citoyen. C'est dire que
l'intention et, le sentiment ne suffisent pas. Il faut aussi déployer
toute son énergie, son intelligence et beaucoup d'audace dans
l'action. S'il ne devait pourtant me rester qu'une seule idéologie
motrice pour redresser ma barque vacillante de jeune étudiant, cela
aurait
été ce proverbe tiré de deux vers des
Géorgiques de Virgile (I, 145-146) : "Un travail opiniâtre vient
à bout de tout" (Labor omnia vincit improbus). Il faut avouer
aussi que "la langue de chez nous", si bien chantée par Yves
Duteil en dépeignant les multiples facettes de la langue de
Molière, a vraiment su me séduire au point de me donner
l'énergie suffisante pour continuer à l'apprivoiser, jour
après jour, voir seconde après seconde pour plusieurs
décennies encore.
En somme, il ne serait pas exagéré d'affirmer que
mon intérêt pour l'éducation
et l'enseignement a pris racine dans la conviction qu'il
est possible de former une société qui relie ses membres
avec toutes leurs différences complémentaires grâce
à la formation diversifiée
de toutes les générations, tout au long de la
vie. Cela suppose, comme condition sine qua non, un fonctionnement scolaire
et pédagogique qui ose parier sur un effort
d'équité et d'inventivité permanente ; une école
qui n'a pas trop de certitudes. Une telle école se doit de donner sa
juste
place à l'enseignant, à l'élève et
aussi à sa famille dans une institution structurée par des
règles du
jeu démocratique et de la laïcité
intégratrice. Il s'agit d'une école à la fois ouverte sur
le monde tout en demeurant protégée des fluctuations
d'humeurs environnantes. Cette école, principale actrice d'une
meilleure instruction et formation se doit aussi de co-éduquer main dans
la main avec la famille sans se substituer à cette
dernière. Enfin, l'école constitue le deuxième
cercle éducatif strictement après la famille, mandatée par
la société pour des missions précises et donc
limitées. Et, bien qu'au service de la société, le
système éducatif n'a ni à se substituer à
celle-ci,
ni à usurper ses responsabilités. De même,
une société démocratique et éclairée se
garderait bien
de désigner l'école comme étant à
l'origine d'éternels symptômes - décrits tout au long de
notre histoire depuis la Grèce Antique - des dysfonctionnements et
non-conformités de sa jeunesse.
Venons-en maintenant à l'une des phases les plus
significatives de ce parcours, matérialisée par la
découverte de la fonction de direction dans une
léproserie. Soulignons d'emblée que, quelles que soient les
idées qui vont être développées et la
manière dont elles seront exposées, l'idée
maîtresse de cette expérience se trouve dans la notion de service.
Servir une organisation ou un public. Ici, le public sort de
l'ordinaire car l'univers des lépreux n'est certainement pas un
monde comme les autres. Pénétrer cet univers unique exige
l'engagement de
la totalité de son être. D'où la
délicatesse de la restitution d'une telle expérience, fut-ce avec
des multiples jalons théoriques. En tout cas, il s'agit d'un engagement
éminemment formateur et, par conséquent, fondateur de quelques
solides valeurs universellement partageables.
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