CHAPITRE PREMIER EXPÉRIENCES À L'ORIGINE
DU SUJET
Ce chapitre prend la forme d'un récit factuel bien que,
étant donné la modalité
de l'exposé qui suit, nous espérions qu'il soit
plus que cela. En même temps, il ne s'agit pas non plus d'une
autobiographie au sens habituel attribué à ce genre de
littérature. Au fait, est-ce effectivement un banal récit,
une introspection à tendance psychanalytique ou une simple
évocation sporadique de quelques évènements clefs
agrémentée de figures de style pour donner
des effets oratoires ? Non, aucune de ces qualifications ne
s'applique à cette nouveauté dont C. Gérard nous a offert
l'heureuse découverte durant la formation.
Mais quel que soit notre espoir, quelle place occupe le
récit dans les sciences humaines et sociales ? Chaque discipline et
orientation paradigmatique lui donne la place qui convient à son
objet en fonction de sa méthode. Toutefois, quelques idées
fondamentales peuvent certainement dégager un consensus entre toutes ces
sciences, notamment en ce qui concerne les sciences de l'éducation et la
gestion. Ce type de récit désigne, décrit, rapporte la
réalité afin de la soumettre à tous les instruments
servant au recueil et au traitement des informations. Il s'agit d'une
matière première riche pour qui veut en extraire, à l'aide
des concepts outils, un bout de savoir permettant de mieux définir
chaque sujet en le situant dans la complexité de ses contextes. Cela
veut dire qu'il sert de transition entre les données empiriques et les
théories scientifiques.
Dans ce chapitre, comme moyen de concrétiser nos propos
sur l'autobiographie référencée développés
précédemment, il sert donc de médium transporteur de la
réalité à passer sous les prismes des concepts en vue de
tirer des éléments nouveaux qui viendront enrichir, fut-
ce de taille microscopique, la compréhension que l'on
peut avoir du pourquoi de ce travail. Alors commençons par remonter
à l'origine de notre parcours humain, avant d'aborder comment
l'apprentissage dans l'action (de lycéen engagé dans la vie
active au professionnel qui se forme) a permis très tôt de voir
poindre le début de notre intérêt sur la question de
projet.
I.La genèse d'un parcours
La construction d'une identité professionnelle
dépend de plusieurs paramètres, avec systématiquement un
apport de contingences qui se glissent entre les zones d'articulations
de ceux-ci, pour lesquels nous allons esquisser un
exemple de représentation synthétique à travers ce
destin singulier. D'abord, le titre "La genèse d'un parcours",
en plus des sens qu'il véhicule, vise en partie à rendre
hommage à E. Morin pour ses leçons de vie vulgarisées dans
divers ouvrages tels que, notamment, La tête bien faite15
et L'humanité de l'humanité16. Ce qui
reflète en même temps une volonté de s'approprier cette
manière d'apprendre (à penser, à dire, et
à faire) qu'il préconise et à laquelle
nous pouvons adhérer, tant une partie de ces enseignements recouvre la
manière dont nous avons conduit notre métier
d'élève, il y a quelques années déjà mais,
qui semblent si lointaines et si proches à la fois. Une scolarité
qui s'est déroulée dans un contexte où la seule garantie
de succès résidait dans la propension à apprendre à
apprendre dans l'autonomie. Pour finir, un curriculum aussi atypique, non
linéaire que nous allons donner à voir
ne pourra-t-il pas être conçu comme a priori
complexe ? Nous acquiesçons en nous référant à la
définition morinienne de la complexité à laquelle nous
reviendrons ultérieurement.
Voici une proposition facilitant de la communication de
cette expérience unique et très personnelle : nous allons
opter, rien que pour cette partie autoréférentielle, pour un
positionnement en qualité de sujet qui s'affirme avec le pronom
personnel "Je" ; celui qui se cache souvent derrière le Nous
de l'orateur par convention, par civilité, par
élégance oratoire, alors même qu'il se trouve seul face
à ses responsabilités, à ses valeurs et à ses
choix. Il y a des moments où la première personne se doit
d'être assumée pleinement dans toutes ses dimensions
égocentriques afin de mieux s'excentrer en direction d'autrui de
façon plus franche. Cela réduit
au minimum les filtres et parasites communicationnels pouvant
être vecteurs d'ambiguïtés. Ainsi
les échanges en vue d'un partage de toute
expérience très subjectivement impliquante se fera dans un
processus de décentration, donc de réflexion éclairant la
transmission. Ensuite, dès le prochain chapitre, le code du langage
universitaire sera de mise puisque pleinement compris, accepté et
partagé. Cette petite parenthèse étant fermée,
poursuivons maintenant l'exposé vers le coeur du sujet.
En toute simplicité, je considère volontiers
la genèse de ma biographie de professionnel du secteur
socioéducatif comme le fruit d'un long processus de maturation, suite
à
15 Edgar Morin (1999), La tête bien
faite, Paris, Coll. L'histoire Immédiate, Seuil.
16 Edgar Morin (2001), La méthode 5 :
L'humanité de l'humanité, Paris, Coll. Points, éd. du
Seuil.
une subtile union féconde entre ma décision
d'engagement et la rencontre constructive avec le peuple d'un monde à
part, voire parallèle à notre société que
sont les lépreux. De là, une gestation a eu lieu dans
un contexte spécifique pouvant être soit répulsif,
soit, au contraire, favorable au développement des potentiels dormant
dans chacun, suivant sa personnalité. Dans mon cas, ce contexte
correspond à un terreau très fertile qui, associé
à un profond sentiment d'indignation, de refus catégorique du
mépris (nous y reviendrons très rapidement), a servi de biotope
propice au développement de cette inépuisable force qui pousse
à un engagement certes marginal, mais clairement assumé car
probablement un peu humain. Cependant il ne peut y avoir
ni engagement, ni engageant sans la matrice originelle
pour assurer le rôle de pépinière ou d'incubateur
qu'est le premier cercle familial.
A. Un singulier départ
La péripétie d'une prime jeunesse à
travers la moitié nord de Madagascar, dans une famille nucléaire
marquée, trop tôt, par un "accident" fatal du père, m'a
conduit à prendre en main mon destin et à rentrer dans la vie
active dès l'âge de quinze ans, tout en décuplant une
pugnacité pour mener ma scolarité à son terme. Un terme
matérialisé à l'époque par l'obtention d'un
baccalauréat car les études supérieures, en plus
d'être longues, n'étaient accessibles qu'avec suffisamment de
moyens financiers. Sur mes épaules pesait, en même
temps, toute la responsabilité d'aîné d'une famille
nombreuse. Dès lors, le droit de se plaindre et de crier
à "l'injustice" avaient déjà des propriétaires :
les autres. Pourtant, si participer à élever sa fratrie
dès l'âge de cinq ans revêt un
caractère naturel, simple et formateur, en devenir le
père de substitution du jour au lendemain s'avère
être un exercice qui requiert le déploiement d'un certain
degré de maturité que l'on n'a pas toujours du haut de ses quinze
ans. D'ailleurs, dans une pareille position, souvent soit l'adolescent(e)
plonge dans la spirale névrose, toxicomanie et
délinquance17, soit il (elle) se tient débout, droit
et poursuit son chemin en se serrant un peu les dents pour faire triompher
l'instinct de survie. La deuxième posture m'a très bien convenue
car la propension à lutter contre sa propre tentation de baisser les
bras devant l'adversité est enracinée dans toute être
humain. Elle a juste besoin, pour s'exprimer, d'être entretenue
activement dès notre jeune âge. Les vertus des sports de combat
et d'endurance, porteurs de valeurs structurantes autant mentalement que
physiquement, m'ont sûrement entraîné et soutenu dans cette
résistance, sans oublier les multiples rencontres humaines et
humanisantes. Ainsi, cette épreuve m'a permis
de développer un sens de l'écoute empathique
et l'inclinaison à la résolution des problèmes
17 Ou l'un des trois, ou la combinaison de ces trois
pris deux par deux.
humains afin de soutenir, accompagner et donner confiance aux
plus faibles à un moment donné
de leur existence. Pour cela, le mérite revient
à ce père et à une grand-mère qui m'ont
légué en héritage l'essentiel, c'est à dire
l'amour de la nature, le respect de son prochain et le goût
d'apprendre, que d'autres ont enrichi par la suite au
gré des rencontres. S'y ajoute l'incommensurable confiance
dont ils ont fait preuve à l'égard de l'enfant que
j'étais. À croire qu'en matière d'éducation, ils
eurent pour devise la fameuse expression "un enfant n'est pas fort curieux de
perfectionner l'instrument avec lequel on le tourmente ; mais faites que cet
instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il s'y
appliquera malgré vous" (J.-J. Rousseau, 1966)18.
Étrangement d'ailleurs, à mes condisciples lycéens qui se
plaignaient de la difficulté d'assimiler
les enseignements, je proposais ceci comme devise :
"L'étude n'est qu'un jeu mais faites-la sérieusement et vous
réussirez."
Cette absence paternelle imposée par
l'inéluctable, en pleine adolescence, a produit en moi un certain
sentiment de vide car "la mort de l'être cher brise chez l'aimant son
Nous le plus intime et ouvre une irréparable blessure au coeur
de sa subjectivité" (E. Morin,
2001)19. Mais la blessure s'est
métamorphosée en énergie de résilience20
donnant, entre autres choses positives, la force de s'opposer à
tout sentiment de mépris - d'où qu'il vienne - envers mes
semblables de quelque condition que ce soit. Cela va de pair avec la
primauté donnée à la dignité humaine. Il en
résulte cette recherche en permanence de favoriser une ambiance de paix
sociale partout où je me trouve quand l'environnement s'y
prête ; puis un manque, une soif insatiable mais, en même
temps génératrice, de savoir puisque l'insuffisant est
productif. Manque qui se manifeste par un besoin de s'ouvrir au monde.
Ouverture qui, bien qu'au départ littéralement entravée
par la vie insulaire, se matérialise à travers le
goût pour le voyage, la recherche et la passion d'apprendre. Une
très grande curiosité intellectuelle en somme. Les
permanents et plaisants efforts d'imprégnation culturelle de toutes mes
sociétés adoptives - dès l'âge de cinq ans - sont
tout à fait emblématiques de cette curiosité. Mais mon
principal allié fut probablement une certaine maturité
précoce (très relative !) qui m'a aidé
à comprendre l'exigence de conjuguer le principe de plaisir
avec le principe de réalité. Cela m'a permis de cheminer
vers le monde des adultes dans une perspective jalonnée par une gestion
pragmatique
du triptyque vie familiale, vie scolaire et vie
professionnelle, excluant sans compromis
l'opportunisme, à l'origine de trop de bassesses dans bien
des cas.
18 Jean-Jacques Rousseau (1966), Émile ou
de l'éducation, Paris, Garnier-Flammarion.
19 Edgar Morin (2001), La méthode 5 :
L'humanité de l'humanité, Coll. Points, éd. du Seuil,
p.86
20 Résilience (déf.) : "la
capacité à réussir, à vivre et à se
développer positivement, de manière socialement acceptable, en
dépit du stress ou d'une adversité qui comportent normalement le
risque grave d'une issue négative " in Boris Cyrulnik (2002), Un
merveilleux malheur, Coll. Poches, Odile Jacob, p.8.
Ainsi, mon entrée effective dans la vie professionnelle a
pu se faire un peu plus précocement que la norme habituelle,
c'est-à-dire trois années avant la majorité.
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