II. Le projet dans l'action collective
A. Une problématique de l'action collective
1. Question de coopération
Un groupe, une équipe, une organisation ont à la
base, au moins, l'agrégation d'individus comme dénominateur
commun. Certes, chaque individu peut entreprendre la
réalisation de son propre projet. Mais étant par nature
limité, nul ne peut se suffire à lui seul. Alors, là
où la capacité individuelle s'arrête, commence la
coopération. Quand la coopération permanente et durable
s'avère impérative, la naissance d'une organisation n'est pas
très loin. Cela revient à dire que chaque complexification de
l'activité, en fonction des ressources individuelles,
du degré d'outillage, de connaissance et de moyens
économiques, pousse à la coopération. Celle-
ci existe depuis la nuit des temps ne serait-ce que
pour des raisons de lutte pour la survie. Vraisemblablement, peu de
domaines d'activité humaine échappent à la
possibilité voire à la
nécessité, à un moment
donné, de l'unification des ressources et des actions
finalisées. L'éthologie fournit aussi une infinité
d'illustrations qui étayent cette thèse chez tous les animaux
grégaires. Pour autant il ne s'agit en rien d'un automatisme qui ne pose
pas de difficulté.
La coopération peut se définir comme étant
le processus d'actions collectives
par lequel des sujets oeuvrent ensemble pour le(s) même(s)
objectif(s), au-delà des limites de la possibilité de l'action
individuelle, dans la réalisation d'un besoin. Ce que J.-L. Soubie, F.
Burato
et C. Chabaud120 expriment, à
partir d'une synthèse pluridisciplinaire par "une
activité coordonnée visant à atteindre un objectif commun
aux agents coopérants et pour laquelle le coût spécifique
de la coordination est inférieur au bénéfice de celle-ci
dans la poursuite de l'objectif". Personne, par exemple, n'aurait jamais
pu élaborer seul ces centaines de pages du projet
d'établissement de l'Université de Nantes tant l'ampleur
de la tâche est grande sur le plan politique. La
coopération, dont la mise en oeuvre lui confère un
caractère processuel, implique une relative dépendance et une
complémentarité entre les participants. Elle peut être
volontaire, spontanée, consentie ou négociée (Boyer et
Orléan, 1997)121. Notons que bien qu'il n'y ait qu'une
modalité de définition qui soit présentée ici, la
littérature sur la coopération en connaît autant de
variété que de modalités. Toutefois, il est
possible de considérer l'existence de deux grandes formes
significatives :
- La Coopération dite "autonome" (Romelear, 1998)
est née pour s'achever avec le début et la fin de la
production commune d'une valeur. Pour ce faire, les acteurs
s'agrègent autour d'un projet en développant un
référentiel commun.
- La Coopération comme moyen stratégique (M.
Crozier et E. Friedberg, 1977,
1993) pour le contrôle de sa zone d'incertitude en vue de
l'accession à des ressources par des négociations et des
échanges.
Dans la pratique, ces idéaux-types composent, dans des
proportions variables, toute entreprise vue comme système de
coopération (C. Barnard, 1938). Néanmoins, la
coopération autonome focalise notre attention dans la mesure où
elle devient de plus en plus un enjeu managérial (par exemple, G. de
Terssac et E. Friedberg, 2002). La conception d'un projet
d'établissement ambitieux est une affaire de coopération
où se joue un savant dosage entre coopération autonome et
coopération stratégique. D'où l'importance, à
plusieurs titres, d'élucider
120 Jean-Louis Soubie, Florence Burato, Corinne
Chabaud, (1996), "La conception de la coopération et la
coopération dans
la conception", in Gilbert de Terssac, Erhard Friedberg (dir.),
(2002), Coopération et Conception, Octares Éditions,
p.189.
121 R. Boyer, A. Orléan, (1997), "Comment
émerge la coopération ? Quelques enseignements des jeux
évolutionnistes", p.
19-44 in B. Reynaud, (1997), Les limites de la
rationalité, Colloque de Cerisy, éd. La
Découverte.
la problématique de l'action collective à
travers la divergence des intérêts avant de rapporter
celle-ci dans le cas plus précis d'un établissement
universitaire.
Mais il est temps de s'interroger sur ce qu'est le projet
d'établissement tant de fois évoqué jusqu'ici. De
manière générale, la littérature abonde de
définitions de projet d'établissement. Mais il ne s'agit
que d'établissements d'enseignement préscolaire, primaire et
secondaire. Or, le décalage de préoccupation est
tel entre l'enseignement scolaire et l'enseignement supérieur
que ces données, malgré leur valeur certaine, ne peuvent
être d'une grande utilité pour éclairer notre
problématique. Alors, plutôt que de nous perdre dans
d'interminables spéculations pour justifier à tout prix
"l'introduction d'un taureau dans une cage réservée à une
brebis", intéressons-nous à un cas empirique dont l'exploration
pourrait réduire notre ignorance. Autrement dit, si le cas de
l'enseignement supérieur ne s'accommode pas du moule du secondaire,
il vaut mieux se focaliser sur la nature du projet de l'université.
De l'école primaire à l'université, le
projet d'établissement a trouvé sa place parmi les
principaux dispositifs de gestion étroitement associés à
la notion d'autonomie. Dès lors,
la tentation de le prendre comme un simple dispositif parmi
d'autres, peuple les esprits pour qui
la définition du projet d'établissement se
confond dans le brouillard des groupes nominaux tels que projet
pédagogique, projet éducatif, projet de formation, projet
individuel de l'apprenant, etc. Pourtant, l'une de ses caractéristiques
propres réside dans l'implication de toute la communauté
éducative ou universitaire dans son élaboration et sa
mise en oeuvre. Dans l'idéal en tout cas puisque tel n'est pas
toujours le cas. À l'instar des questions afférentes
à la pédagogie, la littérature abonde sur le projet
d'établissement jusqu'à l'enseignement secondaire. Ce qui est
loin d'être le cas pour celui de l'université. Pas
étonnant étant donné le caractère trop
récent de l'obligation légale de la démarche, dans
l'enseignement supérieur, qui n'a pas donné assez de recul
aux chercheurs. Cependant, le peu de recherches qui évoquent
le sujet, notamment les réflexions sur l'avenir de l'enseignement
supérieur, offrent suffisamment de pistes convergentes pour confirmer
le caractère stratégique de la démarche projet.
Nous nous limitons toutefois à l'étude des différentes
étapes de fabrication du contenu d'un projet d'établissement
universitaire. Dans cette oeuvre coopérative, nous discuterons aussi du
rôle joué par chaque groupe d'acteurs en interaction.
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