2. Divergence des intérêts
Discuter des notions de projet en oubliant la
stratégie, et vice-versa, équivaudrait à
décoller du tarmac dans le cockpit d'un monomoteur sans plan de vol ni
radio de bord puisque "la stratégie, si elle est faite de
projets, ne se réalise que dans le cours d'une
coexistence dynamique avec d'Autres qui sont toujours
à la fois des adversaires-partenaires" (Poirier, 1987, p.
73)122. "Le dialogue stratégique est à la fois orbi et
urbi. D'un côté il se joue avec les acteurs
extérieurs à l'entreprise, de l'autre il met aux
prises les membres de l'organisation."123 Ce "dialogue" qui
met aux prises les membres de l'organisation a été
étudié de manière complémentaire par M. Weber
qui a planté le décor, et par le duo M. Crozier et E.
Friedberg qui ont mis en évidence les mécanismes des
jeux de pouvoir, conséquence de la divergence des
intérêts et, par conséquent, de confrontations de
différentes rationalités.
Il est possible de distinguer quatre types de
rationalité humaine : rationalité traditionnelle,
rationalité affective, rationalité axiologique et la
rationalité téléologique. De cette rationalisation de
l'action humaine, l'auteur théorise l'existence des règles
rationnellement établies pour accéder au pouvoir. D'où,
aussi, la nécessité de la bureaucratie pour l'administration
de masse. Ce que le structuro-fonctionnaliste R. K. Merton a
étudié dans le sens inverse pour constater que "plus les
bureaucraties concrètes se rapprochent de l'idéal-type
wébérien (règles abstraites, hiérarchie
fonctionnelle, impersonnalité de la relation d'autorité,
etc.), plus des conséquences non prévues, sous la forme
de dysfonctions, de routines, paralysent l'activité de
l'organisation"124. La bureaucratie pure engendre donc des effets
pervers contreproductifs allant jusqu'à développer une
"personnalité bureaucratique" (R. K. Merton). Prenez le cas
d'une secrétaire de l'intendance, qui est chargée d'instruire les
dossiers de bourses des collégiens depuis
20 ans. Quelle ne fut pas la surprise d'un Conseiller
Principal d'Éducation lorsque celle-ci renvoya un jour un
élève en grande difficulté sociale, qu'il lui a
confié, faute de dossier complet. L'élément manquant ?
L'avis de non-imposition d'une mère bénéficiaire de
Revenu Minimum d'Insertion depuis une dizaine d'années ! Et comme
argument, la secrétaire, de bonne foi, montre
à son collègue le formulaire-type avec la liste
des documents nécessaires, précédé chacun d'une
case à cocher. Bref, l'élève, cumulant les
difficultés matérielles et humaines, aurait été
privé de l'aide que la nation lui réserve - dans le
droit fil du principe de l'égalité des chances - sans
l'insistance du CPE pour que l'on instruise son dossier en remplaçant
l'avis de non-imposition par une attestation de ressources
délivrée par la Caisse d'Allocations Familiales. Loin
d'être anecdotique, ce genre de cas est répandu dans
l'administration, quel que soit le ministère de tutelle. Souvent,
ce sont les plus faibles, moins aptes à se défendre, qui sont
broyés par ce type
de dysfonctionnement organisationnel ; ceux-là mêmes
que le service public est censé protéger.
Toutefois, rien ne prouve que la manifestation de la
personnalité bureaucratique soit pour autant
122 Gérard Koenig (2004), Management
stratégique. Projets, interactions & contextes, Paris, Dunod,
p. 2.
123 idem, p. 3
124 Claudette Lafaye (1996), Sociologie des
organisations, Paris, Nathan, p.17.
systématique et de même ampleur partout. De
plus, la bureaucratie peut concerner toute organisation. Autrement dit,
elle n'est pas automatiquement greffée sur une organisation de type
administratif même si l'on y rencontre quelquefois des caricatures.
L'intérêt de ces notions (bureaucratie,
personnalité bureaucratique) est qu'elles plantent le décor
pouvant servir de champ d'interaction entre des acteurs aux
intérêts diversifiés.
J. March et H. A. Simon, après avoir
analysé les différentes théories de l'organisation,
considèrent que "seule une théorie partant de
l'hypothèse que les membres des organisations opèrent des
choix et prennent des décisions permet de renouveler l'analyse
des organisations" (C. Lafaye, 1999)125. Par la suite, la notion de
rationalité limitée va inspirer M. Crozier et E. Friedberg pour
théoriser sur l'analyse stratégique à partir
d'observations empiriques. Cette démarche a permis de mettre en
évidence les relations de pouvoir qui se trament dans une organisation
marquée par une forte division du travail, une grande
importance accordée aux règles, le strict respect des
ordres hiérarchiques ainsi qu'une véritable
compartimentation des métiers qui ne se croisent qu'autour des
points d'intersection que nous pouvons appeler processus-noeuds. Dans ce
cas l'enjeu se trouve dans les relations de pouvoir où l'objectif est de
chercher, en permanence, à maîtriser le maximum de zones
d'incertitude des autres acteurs tout
en réduisant la sienne. Ce qui ne favorise pas la
coopération. De ce fait le vrai pouvoir ne se calque pas du tout sur
l'organigramme. L'expertise, l'appartenance à un corps de
métier, les affinités personnelles et la capacité
à fomenter des petits complots discrets mais paralysants pour
ses partenaires-adversaires en se servant au mieux les
règles institutionnelles sont autant de sources de pouvoir pour
le contrôle des jeux. Le sociogramme l'emporte sur
l'organigramme. "Analyser une relation de pouvoir exige donc
toujours la réponse à deux séries de
questions....les ressources dont chaque partenaire dispose...la pertinence de
ces ressources...les enjeux de la relation et... les contraintes structurelles
dans lesquelles elle s'inscrit ?" (M. Crozier
et E. Friedberg, 1977)126. De là, C.
Lafaye qualifie le pouvoir de relation déséquilibrée
impliquant l'échange et la négociation. M. Crozier et E.
Friedberg, quant à eux, formulent la notion de "système
d'action concret" pouvant se définir comme "le jeu à la
fois structuré et mouvant des relations de pouvoir qui
s'établissent dans les rapports sociaux"127. Les deux auteurs
aboutissent à la conclusion que "Le fonctionnement des
organisations formelles n'obéit que
partiellement à leurs caractéristiques
formalisées et les contextes d'actions plus diffus sont plus
125 Claudette Lafaye (1996), op. cit., p.37.
126 Michel Crozier, Erhard Friedberg (1977),
L'acteur et le système, Paris, Seuil, p. 73-74.
127 Claudette Lafaye (1996), op. cit. p. 49.
structurés qu'il n'y parait". D'où l'ambition que
s'est donnée l'analyse stratégique de comprendre l'action
collective au sens large.
Or, P. Roggero128 a démontré
de façon claire et plutôt convaincante la
compatibilité entre le système d'action concret et le paradigme
de complexité. D'où l'imminence
de la place que nous accordons volontiers à ces
deux orientations dans une discussion sur la coopération d'un
collectif hétérogène.
Dans une relation de coopération visant un
objectif commun, lorsque les limites individuelles nécessitent la
mise en commun des compétences, cohabitent deux tendances antagonistes
et complémentaires à la fois. D'un côté, la
convergence des acteurs qui sont engagés
et motivés par la réussite d'une collaboration
à travers des actions et apprentissages collectifs. De l'autre, chacun
des membres de ce collectif porte en lui ses intérêts propres
à satisfaire. Les deux orientations ne vont pas dans le même sens
au premier abord, mais à y regarder de près, elles peuvent
s'alimenter pour aboutir à favoriser la dynamique collective en
même temps que la satisfaction individuelle. L'attention doit donc
être attirée par le dosage entre ces orientations. Pour
motiver une équipe, il faut que les acteurs y trouvent leur
compte. Considérations humaines, matérielles ou/et symboliques
contre engagement peuvent résumer schématiquement
l'équation à résoudre par l'ingénieur de l'action
collective. Certes les contrats, les multiples règles formelles ou
émergentes, et les relations interpersonnelles participent
à la coordination. Mais sans une motivation suffisante, nul projet
innovant ne pourra voir le jour et se mettre en oeuvre jusqu'au terme de son
cycle de vie. La motivation peut d'ailleurs être, entre autres,
un fort sentiment d'appartenance communautaire, un fort degré de
certitude d'avoir suffisamment de moyens au service du projet dans lequel
on s'engage, ou de confiance en la faisabilité de l'action.
Ce qui permet, en terme d'économie de moyens,
d'évaluer la rentabilité escomptée de l'énergie
(temps, forces, sacrifices divers) dépensée
individuellement comme collectivement. L'individuel
et le collectif ne sont pas, par conséquent, à
opposer mais plutôt à faire s'équilibrer puisque sur une
échelle plus large que le groupe, c'est l'ensemble des individus qui
forment une société, qui humanise chaque personne. Alors
plutôt que de se focaliser continuellement sur ce qui oppose ou
désagrège, pourquoi ne pas problématiser autour de ce qui
permet de fédérer ?
E. Durkheim dans Le suicide et M. Weber dans
Sociologie de la religion ont exprimé chacun à leur
manière l'existence d'une dichotomie dans le lien social. Ce
que R. Boudon et F. Bourricaud formulent par le paradigme holiste, qui
appréhende la société comme une totalité, et le
paradigme individualiste comme un ensemble d'individus autonomes. Alors, en
128 Pascal Roggero (n. d.), "La complexité
sociologique : éléments pour une lecture complexe du
système d'action concret", in http
://w3.univ-tlse1.fr/LEREPS/publi/teleload/Roggero%202000-4.pdf
se référant à ces deux paradigmes, que
peut-on dire en matière d'analyse stratégique dans le
contexte particulier de l'enseignement supérieur comme organisation en
pleine mutation et, donc,
qui se cherche ? Formulé autrement, comment se
déroule le processus d'action collective centré
sur le projet d'établissement - en tant que dispositif de
coopération au service du changement -
dans l'apprentissage d'un collectif en quête d'autonomie
organisationnelle ?
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