B. Pour une modélisation du projet
1. Les processus de projection
Partant du principe de la non exhaustivité
d'explications possibles et afin de se prémunir contre toute tentative
de réification permettant une fausse maîtrise de la
représentation d'un fait ou d'un phénomène, la
modélisation s'offre à nous comme méthode
suffisamment rigoureuse tout en étant souple pour représenter de
manière plus dynamique la notion de projet. Les modèles sont, en
effet, des artefacts qui servent l'intelligibilité d'un système,
d'un phénomène complexe, puisque conçu a priori comme tel.
Par conséquent, ils porteront toujours cette part de
subjectivité, dû au point de vue du modélisateur, et cette
incomplétude qui ouvre l'horizon à la quête de savoir
qu'ils servent. Nous proposons, avant une tentative de définition,
quatre niveaux
de modélisation : la morphologie du projet dans
sa globalité ainsi que les trois parties indissociables que sont
les continuums du Fondement à la Finalité, de l'Existant au
Contenu et le passage du Contenu au Produit. À la fin, une
représentation de l'ensemble situera mieux les interactions des
détails avec la globalité du projet dans sa dimension
spatiale, temporelle et organisationnelle.
Comme toute modélisation, caractérisée
par une incomplétude inhérente à son rôle de
représentation, celle-ci reste toujours ouverte à des
enrichissements en fonction de la réalité empirique ou
théorique à représenter et des objectifs visés par
le modélisateur. À l'image
du modèle archétype d'un système
complexe (J.-L. Le Moigne, 1999)99, le projet peut se
présenter progressivement dans sa complexité croissante. Ce qui
suit se présente alors comme le début d'un chantier ouvert et
dynamiquement perfectible.
Enfin, reprenons l'excellente pensée selon laquelle :
"On a toujours cherché des explications quand c'était des
représentations qu'il fallait s'efforcer d'établir, des
modèles sur lesquels on puisse travailler, comme on travaille sur une
carte, ou l'ingénieur sur une épure, et
qui puisse servir à faire." (P. Valéry,
1942)100. En effet, outre la fonction de représentation, les
modèles ont ceci de plus par rapport à toute
théorie : ils favorisent la simulation, qui autorise l'essai et
erreur, et l'ajustement au plus près de l'optimum ou du meilleur
compromis des effets recherchés dans les interventions sur un
phénomène donné. De ce fait, ils peuvent constituer une
aide précieuse à la conceptualisation comme à l'action.
a. Morphologie générale du projet
Direction
Politique
Anticipation opératoire
Ingénieur
Pragmatique
Conception
Réalisation
Figure 3 : Perspective du projet
contextualisé
99 Jean-Louis Le Moigne (1999), pp. 58-64
100 Paul Valéry, 1942, Cahiers, 1, p.
854 in François Kourilsky (dir.), 2002, Ingénierie de
l'interdisciplinarité. Un nouvel esprit scientifique, Paris,
L'Harmattan, p. 36.
Ce premier schéma traduit, à peu de chose
près, notre proposition de définition
(cf. p.90) dans la mesure où, contextualisé au
milieu de trois repères - organisationnel, spatial et temporel, le
projet donne ici à voir un profil en perspective formé par
l'acteur (au centre) entouré dans chaque pointe du triangle par
l'un des inséparables éléments du trinôme
Direction, Conception et Réalisation. En effet, parler de projet
implique aussi d'évoquer la notion de stratégie. Or, dans la
perspective stratégique proposée par E. Friedberg et M. Crozier,
l'acteur est
au centre du "jeu". Une telle perspective ne suffit toutefois pas
à percevoir exactement toutes les facettes de la morphologie complexe de
ce concept. Posons un moment notre regard sur le plus
de surfaces possibles en faisant le tour du projet.
Alors, puisqu'il se trouve au centre, commençons par identifier
l'Acteur.
Une remarque s'impose tout de même. Dans cette
étape de la réflexion, nous ne sommes plus dans une exploration
des théories mais bien sur un essai d'observation empirique. Avant toute
théorisation, observons simplement cette entité,
décrivons-la pour nous l'approprier puisqu'elle foisonne dans notre
quotidien sans qu'il soit très commode de l'appréhender. Parfois
même, des professionnels scandent haut et fort leur attachement
au projet, le leur ou celui de l'une des organisations desquelles ils
font partie, alors qu'ils s'embourbent rapidement dans une confusion totale de
signification avec un simple but ou un objectif quelconque.
modèle.
Commençons alors par nous demander qui est cet Acteur au
centre du premier
L'Acteur
Politique
Ingénieur
Pragmatique
Figure 4 : L'Acteur et sa triple fonction
En se focalisant cette fois-ci, uniquement, sur des projets
sociaux, l'acteur est vite cerné puisqu'il s'agit d'un ou
plusieurs individus humains qui s'emploient à construire un futur
censé améliorer partiellement ou totalement leur présent.
Souvent utilisé au singulier, dans
la plupart des passages où il a été
question de lui avant ce paragraphe, l'acteur peut être - vu plus haut -
individuel ou collectif. Puisqu'il est question ici d'un projet d'une
grande organisation, notre Acteur ne peut être logiquement que
collectif, alors que l'acteur sera individuel.
Cet Acteur collectif versus collectif d'acteurs se
présente sous forme d'un triangle bordé, sur chaque sommet,
par un attribut correspondant à un ensemble de compétences
fonctionnelles complémentaires des deux autres en face. L'Acteur
est à la fois politique, ingénieur et pragmatique. Une
explication pour chacune de ces "casquettes" conviendra dans
l'immédiat. Bien que doté, chacun, d'une fonction
spécifique, il ne manquera pas, à un moment donné du temps
projectif, d'y avoir un espace commun résultant des domaines
particuliers de ces trois acteurs.
L'Acteur Politique est celui qui suscite, propose et
porte le projet à bras le corps. Il est celui qui conduit, qui
donne la direction. Or dans la direction, on peut entendre une question de sens
qui se décline en trois possibilités : sens en tant que valeur
axiologique, sens pour une orientation et, pour finir, la sémantique.
L'Acteur Politique serait alors celui qui bat la mesure, tel un chef
d'orchestre, en harmonisant un ensemble, souvent
hétéroclite, à l'aide des valeurs communes et des caps
communs reliés par la communication.
La conception reste une étape incontournable d'un bon
projet qui fait appel à de multiples compétences. Le processus de
conception du projet d'établissement de l'Université de Nantes a
permis de constater trois grands types d'opérations qui
intervenaient régulièrement jusqu'à l'édition de
l'ouvrage : consultation, arbitrage et décision. Deux figures
(Figure 15 : "Projetmètre", et Figure 12 : Modèle
tridimensionnel du projet) dans le chapitre 6 consacré au
projet-ingénierie illustrent la prépondérance et
l'alternance de ces trois opérations au cours de la conception. Quoi
qu'il en soit, tout acte de conception nécessite, exige de
l'ingéniosité au sens de l'ingenium d'Aristote et de G.
Vico. Ce qui sous-entend imagination, inventivité, intuition et
liberté créatrice. Voilà pourquoi nous qualifions
d'ingénieur l'Acteur de tels actes.
L'Acteur Pragmatique, quant à lui, désigne
l'ensemble des acteurs impliqués concrètement dans la mise en
oeuvre des contenus du projet, les transformant en réalité
physique
ou organisationnelle palpable et mesurable. Il se charge des
opérations élémentaires qui relèvent
de la pragmatique dans la réalisation de ce qui a
été conçu par l'Acteur ingénieur.
Ainsi ont été décrites trois
catégories d'Acteurs qui peuvent l'être séparément,
mais qui peuvent ne former qu'un. Un groupe d'acteurs restreint est susceptible
de se voir chargé
de l'ensemble de toutes les différentes phases de
la projection, de la première interrogation devant les constats
sur l'existant (diagnostic, audit, examen...) jusqu'à la mise en
disposition,
pour usage, de l'ouvrage final. Il arrive aussi qu'une partie
plus ou moins vaste de ce processus
soit sous-traitée ou confiée à une
autre équipe plus compétente dans un domaine d'expertise
donné. Souvent aussi, des contraintes environnementales
imposent à l'Acteur de passer impérativement par des
experts accrédités car ainsi en ont décidé
les législateurs. Exemple, actuellement, le recourt au service
d'un architecte est obligatoire pour toute construction d'un
bâtiment de plus de 170 m². Plaçons maintenant cet Acteur au
centre de l'ensemble d'éléments
qui constituent le projet afin d'avoir une vue globale.
Le projet : vue globale
FONDEMENT
(Mission)
Direction
Politique
FINALITÉ
(Objectif)
Ingénieur
Pragmatique
EXISTANT
(Diagnostic)
Conception
CONTENU
(Modèle)
Réalisation
PRODUIT
(Résultat)
Figure 5 : Morphologie générale du
projet
Le contour octogonal en pointillés symbolise la
délimitation institutionnelle, géographique et temporelle du
projet. Il est en pointillés car bien que formellement et
matériellement circonscrit, le projet n'en est pas moins sujet
aux influences réciproques avec l'environnement au milieu
duquel le tout, de la conception au "produit" final,
évolue interactivement. En effet, le lendemain de la date qui marque
l'aboutissement, la fin du projet, après une phase d'évaluation,
ce Produit sort du cadre projectif pour devenir l'existant venu pour
améliorer ou innover l'existence organisationnelle. Le projet est donc
un système ouvert, dans un cadre non hermétique d'où
il sortira, après évaluation et d'éventuelles
rectifications, tel un système cybernétique, pour faire place
à des successeurs.
L'Acteur, apparent ou pas, sera toujours situé
délibérément au centre, pour éviter tout
débat de même nature que celui qui cherche à identifier la
primauté de l'oeuf sur la poule (ou l'inverse), dans la mesure
où, bien que philosophiquement démontrable dans plusieurs
cas de figure, nous optons pour un point de vue plutôt
factuel, voire matérialiste, comme départ. Dans cette
perspective, les idées, les valeurs sont issues de l'esprit de l'acteur
ou d'autres acteurs
qui l'ont précédés et dont il prolonge, en
quelque sorte, l'existence. Ainsi, nous considérons toute organisation
comme, au départ, l'oeuvre d'esprit exprimé par la parole d'un
groupe humain.
Quant à la forme et la disposition des contours des
cinq éléments que sont le Fondement, la Finalité,
l'Existant, le Contenu et le Produit, deux idées méritent
l'attention. La ponctuation rejoint partiellement la première
description ci-dessus. La forme s'explique par l'idée
de la direction vers l'avant, l'avenir, c'est-à-dire le
jet. À chaque fois, les éléments s'imbriquent puisque le
passage du Fondement à la Finalité, par exemple, restera
toujours un continuum à jonction floue. Le recours au
découpage artificiel seul offre une fausse netteté de rupture
dans ce continuum. Seule la découverte du mécanisme du
passage de l'un à l'autre éclaircira cette relation. Tous
les éléments impliqués sont liés à
l'ensemble dans un mouvement général d'interactions
(attraction, répulsion, construction, réaction,
feed-back, etc.) dignes de la thermodynamique du noyau de la terre qui,
grâce au contact avec l'atmosphère, se termine par une
orogenèse ou autres manifestations tectoniques qui peuvent aussi
être discrets.
Outre l'Acteur agissant au coeur du système, les
éléments constitutifs du projet
se présentent en cinq grands membres
inséparables, articulés solidement les uns aux autres et
groupés en trois pôles pour former deux dimensions fondamentales
interconnectées : la première dimension se confond avec le
pôle idéel du Fondement à la Finalité ; la
seconde dimension regroupe le pole conceptuel de l'Existant au Contenu, et le
pôle praxéologique allant du Contenu
au Produit. Sur le plan humain, la liaison entre deux pôles
est assurée par une première activation
par l'Acteur du mécanisme de "division constituante"
lacanienne, c'est-à-dire la séparation entre
le Sujet et l'objet de son désir. Le projet-contenu
endosse ainsi le statut de résultante scripturale à
la fois fédératrice et prolongement de
l'Acteur (toujours collectif ici) dont le contexte de conception postule
une éthique de conversation101.
Chronologiquement, notre réflexion correspond
à toute la durée de la conception du Projet-contenu. En
l'occurrence, pour le cas de l'Université de Nantes, la période
allant de la prise de fonction officielle du nouveau Président
(qui marque le démarrage de la phase préparatoire)
à la date du dernier vote du Conseil d'Administration qui a
abouti à
101 En l'absence de l'éthique de conversation,
il n'est plus question de projet collectif mais d'un projet individuel
imposé aux autres directement ou par des ruses que seuls les
mégalomanes confondent avec l'intelligence.
l'adoption du nouveau Projet d'établissement, soit
environ 6 mois et demi. En somme, la liaison entre la dimension idéelle
à la dimension matérielle, qui s'est déroulée
dès la première décision d'entamer la démarche,
s'est poursuivie pendant toute la durée de la conception
coopérative, jusqu'à l'obtention de l'artefact
présenté sous forme de document final d'une centaine de pages. Il
serait plus juste de dire document charnière plutôt que
final dans la mesure où la suite de l'opération prendra
racine, principalement, à partir de ce contenu.
Lors du passage du Contenu au Produit, les acteurs
réactivent la "division constituante" à travers la
coopération dans la mise en oeuvre qui succède
nécessairement la conception (pour un projet abouti)102. Ce
découpage, quelque part artificiel, ne doit jamais faire perdre de vue
qu'un projet est toujours un processus de conception fondé,
finalisé et porté par son acteur. Et que plié en deux
symétriquement, dans le sens de la longueur, ce modèle
dit "morphologie générale du projet" offre une
représentation plus fine de ses deux côtés :
Côté pile : - le continuum
Fondement-Acteur-Finalité (Projet politique). Côté face : -
le continium Existant-Acteur-Contenu (Projet ingénierie),
- le continium Contenu-Acteur-Produit (Projet pragmatique).
Ce schéma relate aussi l'implication de la
stratégie dans le projet et vice versa, comme ceci : pour transformer
les missions en objectifs, l'entreprise élabore des stratégies ;
de même, la stratégie générale peut se
décliner en un ensemble de différents projets, procédures
et dispositifs techniques avec allocation de moyens, pour éviter le
statut de simple leitmotiv. À quel moment la politique
intervient-elle ? Se confond-t-elle avec la stratégie ou bien
forment elles, ensemble, un mécanisme dont les rouages
s'emboîtent tellement que la distinction en devient ardue, voire
confuse ? Espérons qu'avant le point final de ce travail, nous
aurons quelques prémices de réponses à toutes ces
inévitables interrogations. Ou bien, qu'en parcourant les cent et
quelques pages de ce volume, les lecteurs parviennent à
apercevoir les silhouettes desdites réponses.
Dispositif de gestion parmi d'autres, non seulement le projet
s'agrège à d'autres systèmes avec lesquels il est
interconnecté, mais il est aussi, telle une poupée russe,
surmonté d'un autre système dont il est issu ou qui le
contrôle. Ce dernier, à son tour, obéit au
même mécanisme, et ainsi de suite jusqu'à un
système dont la modélisation semble atteindre ses limites :
la volonté humaine, son affect et son ingéniosité. Quel
que soit le développement des théories et instrumentations
neuroscientifiques au point de parvenir à établir la
cartographie
102 Car un projet peut aussi avorter, cela reste
toujours un projet.
exacte des réseaux neuronaux, cette part de
l'Humanité constituera longtemps encore une source
de contingences dans tout système organisationnel. C'est
peut-être mieux ainsi.
Notons enfin que puisqu'il s'agit d'un système ouvert,
le système projet s'auto- organise, certes, mais
s'hétéro-organise aussi à partir des aires de
contact avec son environnement où son système de contraintes
se confronte avec ceux du son milieu. Autrement,
il pourrait s'auto-suffire de manière absolue.
Or, soutenons que toute organisation humaine absolument close risque
à terme l'implosion et la dégénérescence et sera
donc non viable. Une telle remarque met en perspective ce travail bien qu'il se
concentre uniquement sur une partie de cette part auto-organisée dans
lequel nous allons revenir en examinant successivement les trois pôles
évoqués ci-dessus.
b. Projet-politique : du Fondement à la
Finalité
FONDEMENT
(Mission)
FINALITÉ
(Objectif)
Direction
Politique
Ingénieur
Pragmatique
Conception
Réalisation
Figure 6 : Projet politique
D'abord, plutôt que du Fondement, parlons de la
Mission qui en est la traduction plus matérielle. "La loi
n° 84-52 du 26 janvier 1984 assigne au service public
d'enseignements supérieurs quatre grandes missions : la formation
initiale et continue, la recherche et la valorisation de ses
résultats, le développement de la culture et la diffusion des
connaissances, la coopération internationale." Ainsi sont clairement
résumées, à la page 22 de son Projet
d'Établissement 2004-2007, les missions de l'Université de
Nantes.
La Finalité est "de faire de l'Université
de Nantes une université publique et multidisciplinaire de
dimension européenne" (Projet d'établissement 2004-2007, p.41)
avec, en plus, le renforcement de son hégémonie régionale.
Cette finalité se décline ensuite en plusieurs objectifs concrets
et opérationnels tout au long du reste de l'exposé.
Symbolisons, dans notre modèle, le mécanisme et
les processeurs du passage entre le fondement et la finalité par trois
graphiques ovales sous forme de menhir. Ces éléments ovales
représentant les opérations restent vides car là commence
une interrogation qui ouvre une voie de recherche intéressante. En
effet, comment passe-t-on du Fondement à la Finalité ? Est-ce une
question d'évidence, d'automatisme, d'intuition, de mécanisme
procédural bien précis ? Ou bien ce subtil passage est-il plus
d'ordre philosophique que matériel ? En évoquant les missions
et les objectifs, a-t-on tout dit sur cette étape ou,
simplement, le problème est-il momentanément évacué
afin de pouvoir avancer ? Pour l'heure, répondons
affirmativement à cette dernière question.
Nous choisissons d'inclure l'Acteur Stratégique dans
l'Acteur Politique tant les subtilités de distinctions
précises entre les deux tendent plutôt à surligner
notre manque de bagage théorique à ce propos qu'à
nous aider dans la description de ce sous-système "Projet
politique". Or, "il ne peut y avoir de projet sans une stratégie
à moyen ou à long terme de la direction. Cette
stratégie constitue à côté de la culture une
donnée avec laquelle il faut compter
[...]" (J.-P. Boutinet, 2003, p.243). Si l'Acteur politique
procède au passage du Fondement à la
Finalité en terme des principes identifiant et
véhiculant des valeurs de l'organisation, le stratège
lui transforme les missions en objectif précis en
choisissant ce dernier, puis en y allouant des moyens. Par ailleurs, la
conception et l'activation de la stratégie - entendue comme
l'allocation
des ressources nécessaires à la mise en
oeuvre d'une politique issue d'une projection dans le devenir à
moyen ou long terme - articulent les fondements d'un projet avec sa
finalité. Une telle articulation, opérée en amont de la
conception du Produit, constitue en soi une problématique dans la
vie d'entreprise. D'abord délicate, elle peut, en tenant compte des
imprévus, endosser la responsabilité de son avenir
existentiel. De plus, la complexité de cette articulation
suscite de multiples interrogations : de quelle manière, sous quelle(s)
forme(s) s'exprime la stratégie dans le contenu d'un projet ? La
stratégie suffit-elle, seule, à être le rouage de cette
articulation ou en est- elle uniquement la composante la plus manifeste ?
L'une des difficultés qui font obstruction dans la
tentative de répondre à ces interrogations peut venir aussi
du fait de l'ambiguïté de ce que renvoie la représentation
que l'on
se fait de la fonction Direction de l'Acteur-Politique.
Lever un tel brouillard revient, soit à plonger dans une longue
polémique, soit, et tel est notre choix, à fixer quelques traits
marquants
de la signification que nous lui attribuons. Ainsi, l'on
attend par Direction, cette fonction dans une organisation (entreprise,
école, association, etc.) à qui revient la charge de donner du
sens à l'ensemble. Trois sens distincts mais complémentaires
peuvent être distingués : l'orientation (vers
où tendre, le cap à fixer), la signification
(sémantique, langage de communication) et la valeur
(axiologie) dont est porteur toute activité humaine.
Ces trois sens suffisent-ils pour procéder au
passage du Fondement à la Finalité ? La question reste encore
en suspens. Toutefois, à défaut de savoir, ce modèle
permet à tout novice dans la fonction de direction d'agir. L'action,
l'agir en apprendra certainement plus et,
par conséquent, procurera des éléments
de réponse pertinents à nos interrogations. S'attarder
ainsi un peu sur ce point apporte davantage d'éclairage
sur l'Acteur-Politique.
SIGNIFICATION
(Sémantique)
VALEUR
(Axiologique)
ORIENTATION
(Cap)
3 SENS
Direction
Figure 7 : La Direction et ses 3 sens
Une idée semble se dégager, intuitivement, de ce
modèle de projet-politique :
du Fondement à la Finalité, il existe une
continuité dont la découverte du mécanisme suppose un
projet de recherche qui lui soit entièrement consacré. Cette
proposition permet, du coup, de poser comme hypothèse l'idée
selon laquelle la stratégie ne serait qu'une simple composante
manifeste
de ce mécanisme. Pourquoi alors cette
prégnance, dans une vie organisationnelle, au point d'engendrer
toute une palette de spécialités (stratégie,
management stratégique, etc.) ? Cette prégnance se justifie
du fait de son poids dans le système de pilotage d'une
organisation. En effet, gérer "le nez dans le guidon" en se laissant
submerger par le quotidien, sans aucune vision
à long terme, revient à prendre le risque
de s'engouffrer dans un impasse, de se heurter frontalement aux
impératifs concurrentiels ou tout simplement de s'essouffler sans
atteindre son objectif faute d'avoir mesuré la distance et les
différentes étapes à parcourir. Plus
concrètement,
en matière de formation, l'absence de stratégie
risque d'aboutir à former des citoyens certes bien cultivés, mais
incapables de devenir des leviers du développement parce que l'absence
de vision
des ingénieurs pédagogiques et des
formateurs les aurait rendus inadaptés à la vie
socioéconomique. L'analyse du contenu des projets
d'établissement ou d'entreprise aiderait certainement à
esquisser des éléments de réponse quant à la place
qu'occupe la stratégie dans ce type de document.
Puisqu'elle fait partie des incontournables leviers
actionnés par les acteurs du gouvernement d'une entreprise comme d'un
établissement de formation, comment alors se forme
la stratégie ? "Si les interactions sont sources
de conflit, elles sont également l'occasion de
négociations, de consensus, d'échanges entre les diverses
représentations que les acteurs ont de leur organisation, de son
environnement, de sa mission, de ses moyens d'action. Ces
représentations font partie intégrante de la stratégie de
l'organisation, ce sont elles qui alimentent
le processus de décision sous-jacent à
l'élaboration de la stratégie", répond avec pertinence S.
Ehlinger (n.d.)103.
Une conception naturaliste du projet autorise à comparer
celui-ci à une faune
ou une flore qui, à la fin de son cycle de
vie, se fait souvent succéder par une ou d'autres
générations qu'elle a engendrées. La même
métaphore aide à signaler que le projet cohabite avec d'autres
projets au sein d'une même organisation et à ses environs ; il
succède à d'autres et il sera précédé par
d'innombrables suites de projets tant qu'existe un acteur pour le porter.
Aussi, dans nos sociétés post-modernes, ils se reproduisent et
cohabitent pour préserver, perpétuer et parfaire une
organisation qui peut être vue comme un méta projet ou
système de/à projets. Le projet d'établissement
pourra alors être perçu comme un sous-système
en soi. Sur le plan méthodologique, une telle conception
pourrait aussi servir de grille de lecture de la vie
organisationnelle. Ce qui peut se montrer très intéressant pour
appréhender la problématique de
la modernisation de la gouvernance d'une université
à l'heure où sa survie face à la concurrence
et au contexte de mondialisation/globalisation exige de
lui de l'innovation, de l'autonomie de gestion et de
l'ingéniosité plus fertile dans une intelligence collective bien
orchestrée.
D'autre part, parler de fondements et de
finalités signifie évoluer dans un univers axiologique. Telle
ou telle mission pour quelle finalité ? Telle ou telle finalité
pourquoi ? Sur quelles valeurs reposent notre métier de
médiateur de savoir, d'accompagnateur à l'apprentissage,
de facilitateur de formation et de conquéreur de savoirs ? Or, dans
l'univers de sens, des questions peuvent se succéder et se
succéderont à l'infini puisqu'une réponse
103 Sylvie Ehlinger (n. d.), "L'approche
socio-cognitive de la formation de la stratégie :
apports théoriques et méthodologiques", Texte publié
au format pdf sur l'Internet par l'auteur, ATER, Docteur ès Sciences de
Gestion Université Paris-Dauphine - Centre de Recherche DMSP.
engendrera une nouvelle question, et ainsi de suite.
Chaque réponse amène néanmoins un meilleur
éclairage d'une facette de l'interrogation précédente.
Que les législateurs aient publié des
articles et des articles de lois indiquant noir sur blanc les missions
d'un établissement d'enseignement supérieur ou de n'importe
quelle école, n'empêchera pas des dissonances entre les
valeurs décrétées, les valeurs comprises, les valeurs
souhaitées et celles portées par chacune des parties prenantes du
système éducatif. De là
les malentendus et confrontations des valeurs
contradictoires dont les règles de dialogue, en revanche, ne se
décrètent point. Or, c'est justement à ce point de
collision des valeurs que naît le problème éthique versus
problème moral. Chacun possédant sa conviction, en faire valoir
coûte que coûte conduirait droit vers l'intégrisme et
la violence qui ne devrait trouver place dans aucune
société. L'éthique de conversation (J. Habermas,
1981)104, surmonte ce danger en favorisant l'écoute,
l'explication, la compréhension réciproque - sans
forcément gommer la dissymétrie interpersonnelle
inhérente à la vie sociale (grade, fonction,
responsabilité, etc.) - ainsi que le dépassement des
contradictions dialectiquement ou dialogiquement (E. Morin) selon
le sujet. Enfin, la mise en oeuvre de cette instance
d'échange constructive, souvent ad hoc, incombe à la
responsabilité (H. Jonas, M. Weber) de chaque interlocuteur,
animée, orchestrée
par le directeur105, le manager, le responsable du
groupe. C'est ce que nous qualifions d'éthique
de direction qui, conformément à la
pensée de P. Ricoeur, doit évoluer dans un contexte
favorable dit "institution juste".
Sans avoir à chercher très loin, le terme
même de mission suffit pour provoquer l'incompréhension entre
des membres d'une communauté éducative qui est si
hétérogène. L'ambiguïté de ce mot
abondamment usité dans l'univers religieux en constitue l'une
des explications. Mais elle n'en est pas l'unique. Cependant, la notion de
laïcité, valeur hautement structurante du système
éducatif et de la société française toute
entière, incarne parfaitement l'esprit de cette "institution juste".
Quels que soient les grades, le tempérament, les convictions
personnelles (privées) et la tendance politique de chacun, quant au
sujet de la mission et de la finalité d'un établissement
d'enseignement ou éducatif, il devrait toujours être
possible de concevoir ensemble par le dialogue, à partir des
textes fondateurs, des valeurs fondamentales
républicaines, un futur collectif souhaité.
104 J. Habermas, 1981, Théorie de l'agir
communicationnel
105 Nous avons tenté de modéliser la
notion d'éthique de direction qui, précisons le, n'a rien de
moralisant mais plutôt une posture sous forme de
méta-système favorisant la vie sociale et le
dénouement des noeuds axiologiques dans une organisation
composée d'acteurs hétérogènes.
Ainsi, l'objet "Projet d'Établissement 2004-2007"
de l'Université de Nantes résulte d'une longue conception
coopérative entre différents niveaux et catégories
d'acteurs mettant en oeuvre le passage du fondement (missions) à la
finalité (objectifs) d'un projet collectif
à caractère probablement à la fois
existentiel, axiologique et technique. Ces trois caractères se dessinent
dans le Projet-contenu dont la conception fait intervenir une phase
incontournable d'une vie de projet. Il s'agit du passage de l'Existant au
Projet-contenu par la conception.
c. Projet-ingénierie : de l'Existant au
Contenu
Direction
Politique
Ingénieur
Pragmatique
Arbitrage
Conception
Réalisation
Décision
EXISTANT
Expression
(Diagnostic)
CONTENU
(Modèle)
Figure 8 : Projet ingénierie
L'évolution de la mission vers l'objectif passe par l'un
des stades intermédiaires
qu'est le passage de l'Existant au Contenu. L'existant
étant le présent qui, pour un individu, intègre
l'ensemble de son histoire du passé lointain au futur proche.
Il en va de même pour l'organisation, à ceci près :
l'existant d'une organisation peut être manié à
travers les données formalisées par le diagnostic, l'audit ou
l'état des lieux. C'est à partir de l'Existant que démarre
alors le travail de conception du projet-contenu. En considérant
toujours un acteur collectif, cette conception engage une coopération
impliquant des acteurs hétéroclites. Dans le cadre du Projet
d'établissement de l'Université de Nantes, le
processus a été passé par quatre types de
processeurs humains effectuant quatre types d'actions : l'expression,
l'arbitrage, la décision et la rédaction.
Concevoir collectivement suppose l'expression d'un grand
échantillon représentatif de la population totale.
Théoriquement en tout cas, car la réalité dépend de
l'identité
des acteurs et du mode de management en vigueur. Or, l'expression
du plus grand nombre prend aussi une forme de groupement d'idées
truffées de contradictions. Au-delà de
l'incompatibilité
des divers intérêts particuliers, l'abondance
des besoins entraîne une nécessité impérieuse
"d'élaguer" pour des impératifs purement économiques,
certes, mais suivant certaines règles pour éviter par la
même occasion de "tuer l'arbre". D'où l'entrée en action du
processeur "Arbitrage"
qui est censé intégrer comme paramètres,
outre toutes les règles du jeu, les intérêts
supérieurs communs sans léser les particuliers. La question
cruciale consiste alors à savoir comment ou par qui, avec combien de
personnes, doit être composé ce processeur d'Arbitrage ? Pour une
grande organisation, une personne, fut-ce un acteur doté de
compétences unanimement reconnues et omniscientes, peut-elle
s'octroyer seule une telle fonction ? Auquel cas, pour des projets
techniques, la multiplicité des spécialités en jeu dans
une quelconque innovation technologique
est devenue telle que l'ingéniosité et
l'efficience des solutions retenues risqueraient fort de produire une
qualité médiocre, donc économiquement non rentable. Pour
des projets à caractère plus politique ou existentiel en
revanche, un arbitre unique plongerait la vie organisationnelle dans un
fonctionnement anti-démocratique tel que, même dans un
système de management bureaucratique très pyramidal, le risque
est d'aboutir au mieux à une fissure de la cohésion de
l'équipe, au pire à son implosion. L'équilibre requiert
alors une équipe d'arbitrage qui n'élude pas
la confrontation entre les intérêts particuliers et
les intérêts communs - au bénéfice des uns ou
des autres - mais, au contraire, dont l'intelligence collective
favorise la recherche des compromis
les plus rentables. Une telle démarche ne peut faire
l'économie d'intenses communications entre l'équipe de projet et
l'ensemble constitutif de l'organisation, ne serait-ce que pour information,
afin que les résultats de l'arbitrage fassent sens pour l'ensemble.
Ainsi, ce dernier participe à la progression du projet. Il en va de
même pour l'organe décisionnel qui doit être
constitué d'acteurs légitimes et représentatifs. Le
titre "Ingénierie du contenu" (Chap. 6) illustre ce
sous-système avec le cas de l'Université de Nantes.
Une fois ces trois processeurs (expression, arbitrage,
décision) techniquement, économiquement et
démocratiquement constitués, le travail de conception,
faisant passer l'existant (éléments de diagnostic et le
contexte) au contenu, peut se dérouler dans une progression
optimale avec la plus grande probabilité d'aboutir à un
résultat favorable.
Mais le projet-contenu est loin d'être un
aboutissement. Il peut être qualifié simplement de cahier
de charge pour le projet purement technique. Dans le projet à
caractère existentiel d'une organisation, il intègre à la
fois des grandes valeurs philosophiques, des visées politiques et des
expressions stratégiques d'un futur qui attend des actions pour
le faire se
transformer en faits. En plus des grandes idées, il peut
aussi contenir une gamme de décisions
(prises, à prendre), règles et procédures
plus concrètes indispensables au déroulement des actions
de mise en oeuvre. Il va jusqu'à comporter des
descriptions si précises de certaines actions concrètes,
aux propos purement ornementaux du type affirmation positive ou
politiquement convenable mais tellement floue et qui n'engage à rien,
que nul ne peut le contredire, ou bien des leitmotivs qui servent à
motiver les acteurs directs ou partenaires à divers titres du projet.
Outre
sa fonction de noyau référentiel qui fait
converger autour de lui la majorité, à défaut
d'être la totalité des parties prenantes, il s'agit d'un outil de
communication et de négociations pour des actions concrètes.
Celui de l'Université de Nantes joue ce rôle :
- En interne, par le biais des Plans d'Actions
Prioritaires (PAP) à caractère transversal et des Protocoles
Internes d'Actions (PIA) avec chacune des composantes.
- En externe, par les Pactes de Progrès Concertés
(PPC) négociés en vue des mises en oeuvre, dans une relation
partenariale, avec les collectivités territoriales.
- Mais aussi dans ses relations avec la superstructure
ministérielle, tutelle et bailleur principal, pour la
négociation du Contrat Quadriennal de Développement (CQD),
c'est-à- dire le financement des programmes d'actions importants.
Notons que cette partie rédactionnelle constitue une
part importante du projet, mais ne peut toutefois pas en être la
totalité dans la mesure où elle se matérialise par un
volume écrit de discours. Or, le discours n'équivaut pas
toujours à l'action bien que la parole fasse exister. Ce
discours, une forme communication, est aussi à l'origine de la
stratégie dans la mesure où il peut servir, de par ses modes
d'expression, à faire passer les orientations choisies
par l'Acteur-politique, à qui incombent les
décisions stratégiques. Il va falloir alors passer
à l'acte, à la mise en oeuvre du Projet-contenu qui est
à la fois un modèle, un plan, un mode d'emploi, une
maquette, des règles de références communes. Elle
sert alors de noeud de convergence de toutes les parties prenantes qui,
outre les règles, affiche les valeurs partagées qui sous-tendent
l'identité même de l'établissement ou l'entreprise.
Ce qui permet d'éviter le mythique phénomène "Tour
de Babel". Une fois que le volume rédigé a reçu
l'adhésion de la majorité, sa mise en oeuvre peut
démarrer suivant le calendrier, les règles
(spécifiques, particulières et générales) et
la coordination prévus à conjuguer avec les
imprévus, les contingents.
En somme, l'idéal-type du projet-contenu comporte, au
minimum, les valeurs
revendiquées de l'entreprise, ses missions, les
éléments de diagnostic, ses objectifs avec
d'éventuelles descriptions des résultats attendus,
les différentes règles de fonctionnement et,
le dernier élément mais pas le moindre, les
moyens que l'Acteur se donnent pour agir
concrètement. Mais pour dépasser le stade du
souhait, l'allocation des moyens (techniques,
économiques et organisationnels) doit être
clairement définie tout comme les modalités
d'évaluation finale.
Encadré 2 : Idéal-type d'un
projet-contenu
Dans ce schéma, nous confondons,
délibérément, les dispositifs d'évaluation dans
le bloc Diagnostic.
|
Valeurs
|
Acteur
|
Règles
|
|
Missions
|
|
Diagnostic
|
|
Moyens
|
|
Objectifs
|
Échéancier
|
Figure 9 : Idéal-type du
projet-contenu
Qui dit structure de base, dit aussi le minimum
nécessaire pour qu'un projet soit crédible et puisse aboutir
à son terme, quelles que soient les difficultés et les
éventuels ajustements nécessaires en route. Si l'un de ses
éléments constitutifs manque, le projet claudique.
d. Projet-pragmatique : du Contenu au Produit
Direction
Politique
Ingénieur
Pragmatique
Conception
Réalisation
CONTENU
(Modèle)
PRODUIT
(Résultat)
Figure 10 : Projet pragmatique
En tant qu'objet dynamique, le projet recouvre un
ensemble qui va de la conception à son évaluation finale, en
passant par la mise en oeuvre. Dire d'un chef d'entreprise qu'il communique
son avant-projet afin de collecter les apports de ses collaborateurs,
renvoie déjà à l'image où il transmet un
contenu, fut-ce à l'état embryonnaire. Cette dimension
révèle donc une dynamique permanente entre les différents
stades de vie de l'objet, l'ensemble d'actions
qui oeuvrent à le faire advenir et son contenu. Ce
dernier peut être la matière même opérée par
la mise en oeuvre comme, par exemple, la formation du personnel
recruté par la nouvelle usine Nissan-Renault de Valenciennes
destinée à la construction commune d'un modèle de
véhicule ;
ou bien la définition du plateau-recherche
réunissant les équipes de conception des deux firmes.
Il peut aussi s'agir d'un document contractuel consignant,
décrivant et formalisant les valeurs, les différentes
règles décisionnelles ainsi que les modalités techniques
de ce processus. Le document intitulé "Projet d'Établissement
2004-2007" produit et diffusé par l'Université de Nantes en est
une illustration.
L'acteur, vecteur de projet, est rarement isolé.
Le projet s'articule dans les interactions, au moins entre un individu et
d'autres ; plus souvent entre différentes logiques au sein d'un
collectif, ou entre plusieurs collectifs. Qualifier un projet d'individuel ou
de collectif suppose non pas l'unicité ou la multiplicité de son
acteur mais l'existence d'un système individuel relativement autonome
en interaction avec autrui ou pas. Un projet individuel serait alors
un projet fondé sur des logiques individuelles mais qui, pour
sa réalisation, ne pourra qu'être confronté aux
différentes logiques environnantes afin de s'ajuster aux
contraintes exogènes auxquelles il doit s'adapter. Il en va de sa
richesse et de son réalisme. Sans quoi, il ne peut y avoir de projet.
De même dans un projet collectif, il n'est pas rare de voir
une dimension individuelle. L'initiateur et l'épaule sur lesquels
repose la conception collective peuvent être un seul individu ou un
très petit groupe, formé pour des motifs purement individuels.
Dès lors, "Il n'est pas plus de projet séparé ou de fins
particulières que d'action solitaire. Faire sien un projet, c'est en
faire l'objet d'une réappropriation seconde quant à la
part que l'agent a prise à sa réalisation et que les autres
lui consentent. Projeter c'est anticiper une action où je suis
engagé avec autrui, une action qui doit être conjointe si
elle veut être réalisable." (F. Jacques, 1982,
p.210)106. Dans tous les cas, le passage d'une
décision initiale au Produit (document, objet, service,
état) active des suites de coopérations dans une co-conception
suivie d'une réalisation ou mise en oeuvre. C'est ce que les Italiens
désignent par le progettazione. Puis, l'aboutissement par
la concrétisation de l'objectif annonce la fin du
projet. L'oeuvre ainsi réalisée quitte le domaine projectif,
après son évaluation et d'éventuels correctifs, pour
appartenir désormais à un autre registre, celui de
l'existant. Le cordon qui l'attachait à l'acteur peut désormais
être coupé ou, tout
au moins, change de nature.
Il sera intéressant de conclure par un regard plus global
du projet pour, plutôt que provoquer une redondance avec la Figure
5 : Morphologie générale du projet, vient la
compléter en l'observant depuis un autre point de vue.
106 In Jean-Pierre Boutinet (2003), Anthropologie
du projet, Paris, PUF, p. 282
e. Modèle fonctionnel et tridimensionnel du
projet
Tous ces différents modèles successifs peuvent se
résumer, afin d'être lus d'un seul trait, et posés dans les
trois dimensions organisationnelle, temporelle et spatiale.
Modèle fonctionnel
Direction
Fondement
EXISTANT
CONTENU
PRODUIT
Finalité
Décision
Arbitrage
Expression
Conception
Réalisation
Figure 11 : Modèle fonctionnel du
Projet
Modèle tridimensionnel
Espace
Finalité
Direction
PRODUIT
Politique
CONTENU
EXISTANT
Fondement
Ingénieur
Décision
Arbitrage
Conception
Pragmatique
Réalisation
Expression
Organisation
Temps
Figure 12 : Modèle tridimensionnel du
projet
Le projet ne peut donc consister à être un simple
dispositif ; ce n'est non plus ni une simple méthode de création,
de planification, ni un algorithme prêt à l'exécution mais,
plutôt,
un modèle évolutif de réponses,
conçu pour être matérialisé. La modélisation
d'une telle "entité" difficilement saisissable favorise de toute
évidence une meilleure compréhension, grâce à
des vues de ses multiples facettes et ses multiples composants interactifs.
Enfin, cette modélisation du projet, vu sous
différents angles, et conclue par ce dernier constat, nous accompagne,
pour terminer, vers une tentative de définition.
2. Une tentative de définition
Parler de "tentative de définition" revient à
reconnaître la difficulté, si ce n'est l'impossibilité
à fixer une formulation unique, suffisamment précise et
complète du projet comme concept. Il existe en effet un
foisonnement de définitions suivant le domaine d'application,
le métier ou le champ disciplinaire dans lequel les auteurs
s'inscrivent. Plutôt que
des débats contradictoires entre différents
auteurs, se concentrer sur des points communs et complémentaires
contribuera mieux à retenir le sens général et
plus opérationnel. Une étude sous-tendue par la recherche d'un
outil, d'une voie, d'une méthode facilitatrice de la
fédération d'une équipe hétérogène
autour d'un projet, garantirait donc mieux sa cohérence en
choisissant
les définitions plutôt convergentes et
complémentaires. Pour ce faire, trois groupes d'auteurs nous
serviront de guide : les généralistes (J.-P.
Boutinet, L'Association Francophone de Management de Projet), les
penseurs du projet d'entreprise (J.-P. Bréchet, A. Desreumaux, M.
Crémadez) et ceux du champ socioéducatif (P. Lefèvre,
J.-C. Becker et al., J. Ardoino).
Diriger un établissement ou organisme
socioéducatif suppose d'abord de rappeler que nous entendons par
formation, toute action visant à conduire un être humain à
partir d'un état cognitif, affectif, socioprofessionnel vers
un autre. Ce qui englobe l'éducation
spécialisée, l'enseignement et la formation professionnelle.
Qu'il soit public, associatif ou à but lucratif, un établissement
de formation, a fortiori un établissement d'enseignement
supérieur de
la taille d'une grande université, possède
quelques caractéristiques fondamentales communes à toute grande
organisation. Par conséquent, faire appel aux auteurs ayant pensé
le projet dans un contexte d'entreprise comme à ceux ayant plus
orienté leur regard vers une organisation de formation revient
à nier toute tentative d'une confortable suffisance d'une discipline par
rapport à d'autres. Faire travailler, faire dialoguer des
réflexions sur l'enseignement supérieur avec celles issues des
entreprises constitue un choix qui se veut contraire à toute posture
sectaire107 afin de se situer plus au carrefour des disciplines
complémentaires telles que les sciences de l'éducation, de
la gestion et même de l'économie. Bref, "la
nature flou du concept" (J.-P. Boutinet, 2003)108,
légitime l'approche transdisciplinaire pour mieux
l'appréhender109.
107 Illustrée souvent par une
archaïque querelle de chapelle incarnée par certains
acteurs-penseurs - souffrant de problèmes d'ego - qui s'insurgent
à la moindre évocation des sciences autres que les leurs, quand
bien même ils sont les premiers à prêcher
l'interdisciplinarité. Heureusement, tous n'ont pas la même
réaction. Car il arrive souvent que l'on éclaire mieux une
problématique en s'outillant des concepts issus des autres
disciplines.
108 Jean-Pierre Boutinet (2003), Anthropologie du
projet, Paris, PUF, p. 292
109 Une telle démarche nous éloigne du
confort intellectuel que nous aurions pu avoir en se contentant des
frontières imposées par une discipline. Mais elle offre, au moins
une possibilité d'une expérimentation formatrice.
Définitions généralistes
Du point de vue anthropologique, à la fois approfondi et
ouvert, le projet peut
se définir comme étant une représentation
opératoire, "un compromis entre le souhaitable et le possible" (J.-P.
Boutinet, 1992)110. En quittant la généralité,
l'auteur poursuit dans un volet plus existentialiste, psychologique puisque
"chaque homme, pour vivre, a besoin d'un projet qui le porte en avant
et donne une dimension à son existence, sinon il en découle une
absence de futur,
le vide et l'inquiétude." Et enfin, "Apte à
désigner les nombreuses situations d'anticipation que suscite notre
modernité, le projet n'en reste pas moins cette figure aux
caractères flous exprimant
à travers le non-encore-être, pour reprendre
l'expression de E. Bloch, ce que les individus recherchent
confusément, ce à quoi ils aspirent c'est-à-dire le sens
qu'ils veulent donner à leur insertion momentanée, aux
entreprises qu'ils mènent." (J.-P. Boutinet, 2003)111.
L'Association Francophone de Management de Projet, quant
à elle avance, de façon plus pragmatique, que "Le projet
est un ensemble d'actions à réaliser pour satisfaire un
Objectif défini, dans le cadre d'une mission précise, et
pour la réalisation desquelles on a identifié non seulement
un début, mais aussi une fin".
Dans une perspective plus globale encore, "le projet,
c'est tout d'abord une intention philosophique ou politique, une
visée affirmant des valeurs en quête de réalisation
; c'est seulement ensuite, la traduction stratégique,
opératoire, précise, déterminée, d'une telle
visée" (J. Ardoino). Une telle conception donne au projet une
double face indissociable, composée d'un côté d'une
source de valeurs (projet visée) complétée par un
côté plus technico- économique (projet programmatique).
Le "projet visée" est central : "...c'est l'idée
même de "valeur" (au sens philosophique et non économique du
terme) qui spécifie le mieux le projet [...] porteur de
significations, plus soucieux, finalement de signifiance que de
cohérence". "Tout à l'opposé, le projet programmatique
[...] se définit avant tout par sa rigueur, par son exactitude,
par sa consistance logique et, le cas
échéant, par sa référence à une
réalité qui en permet la possibilité, sinon la
probabilité ou la faisabilité. Un tel projet est
essentiellement technique,
quand ce n'est pas technocratique." (J. Ardoino,
1984)112.
110 Jean-Pierre Boutinet (1992), Anthropologie du
projet, Paris, PUF, page 231
111 Jean-Pierre Boutinet (2003), op. cit. p. 16.
112 Jacques Ardoino (1984), "Le projet", Revue
POUR, n° 94, mars - avril 1984.
Définitions issues de la gestion
De véritables préoccupations sur la
gestion stratégique ont abouti à la
conception de la notion de projet productif (J.-P.
Bréchet, 1996)113 comme au fondement de l'entreprise et
de toute organisation à finalité de production de biens ou de
services, avec trois dimensions : éthico-politiques en jeu dans l'action
collective orientée vers la recherche du bien commun ;
technico-économique, c'est-à-dire grandes missions ou besoins que
l'entreprise réalise
à travers le choix du métier
approprié ; et praxéologique de par les aspects
structurels et d'animation par lesquels le projet se déploie dans le
temps et l'espace. "On peut ainsi retenir que tout projet d'organisation
combine un projet politique, un projet économique et un projet
d'action." (Bréchet, Desreumaux 2005)114. Ces dimensions
interdépendantes constitutives du projet le définissent
à la fois. Pour certaines entreprises à activité non
répétitive (M. Crémadez,
2004)115, il est nécessaire de fonder
l'organisation sur le concept projet qui se définit comme un processus
original de création conçu pour répondre
spécifiquement à la demande d'un client.
Dans le même sens, "Le projet est
constitué par la synthèse des grandes priorités
économiques et sociales que l'entreprise se donne ; il indique les voies
et moyens pour parvenir à ce qu'elle a la volonté
d'être", proposent encore L. Boyer et N. Equilbey dans leur
ouvrage paru en 1986116.
Définitions issues du champ socioéducatif
Sans prétendre à l'exclusivité de
l'usage du terme, la notion de "projet
d'établissement" renvoie de prime abord au projet des
établissements socioéducatifs et médicaux.
Un regard rapide sur les résultats d'une requête
dans le meilleur moteur de recherche sur Internet montre immédiatement
cette tendance d'appropriation du terme par ces secteurs d'activité bien
délimités, corrélée par une surabondance de
réponses. L'idée de rechercher une définition toute
prête à adopter nous confronte aussitôt à un
foisonnement de nuances dont l'extraction de l'essentiel risque de
s'apparenter à un fastidieux démêlage de pelotes qui
n'a rien d'aussi romantique que l'aventure de Pénélope
en attendant Ulysse. Cependant, se pencher sur l'abondante
littérature, en retenant deux ou trois définitions dont
la résultante puisse servir de repère et, par
conséquent, donner une certaine représentation de la notion,
donnera d'excellentes
références sur ce sujet.
113 Jean-Pierre Bréchet (1996), Gestion
Stratégique. Le développement du projet d'entreprendre,
Paris, Eska.
114 In Jean-Pierre Bréchet, Alain
Desreumaux (2005), "Le projet au fondement de l'action collective ",
Sociologies
Politiques, n° 10/2005, p.129.
115 Michel Crémadez (2004), Organisations
et stratégie, Paris, Dunod.
116 Luc Boyer, Noël Equilbey, (1986), Le
projet d'entreprise, Paris, éd. d'Organisation, in Bernard
Dobiecki, (1998), Diriger une structure d'action sociale aujourd'hui, Paris,
ESF, p. 73.
Dans l'univers des organisations sociales et
médico-sociales, P. Lefèvre propose une définition
assez longue mais suffisamment large pour couvrir une bonne partie des
multiples facettes du phénomène. "Le projet
d'établissement est une élaboration dynamique des objectifs
d'action sociale et médico-sociale fixé par une institution au
regard de sa philosophie,
de ses missions et ses choix stratégiques, pour
répondre le mieux possible aux besoins des usagers et aux
attentes de l'environnement et des partenaires. Le projet est un
contenu traduit dans un écrit ou un ensemble de documents
à destination interne et externe, c'est aussi un processus de
réflexion et de mobilisation interne des acteurs professionnels
salariés et bénévoles, usagers et partenaires. Le
projet d'établissement constitue une référence
institutionnelle qui définit une plate-forme contractuelle, il peut
être décliné en projets de service ou programmes. Il
est régulièrement évalué afin
d'analyser les écarts et de proposer des réajustements (P.
Lefèvre,
2003)117.
"Le projet d'établissement est un
référentiel, un "produit spécifique" qui s'inscrit
dans un contexte territorial et temporel, et qui se veut aussi prospectif. Il a
vocation à constituer la "pièce d'identité" de
l'établissement ; à lui servir de support promotionnel et
de communication ; à permettre le contrôle et
l'évaluation des prestations servies ; à
fédérer l'ensemble des professionnels et à faciliter
le pilotage de l'établissement" (J.-C. Becker et al.,
2004)118.
J.-P. Obin, comme d'autres auteurs, a aussi
proposé des descriptions fort instructives du projet
d'établissement scolaire. Or, un établissement
universitaire n'est comparable ni à un lycée, ni à
un foyer d'éducation spécialisée, et encore moins
à une école primaire. C'est la raison pour laquelle nous ne
faisons que donner à voir ces définitions119 afin de
nous concentrer plus sur la problématique de l'enseignement
supérieur qui semble se rapprocher davantage d'une entreprise de
prestation de service que d'une école primaire.
Mises ensemble et bien réorganisées, toutes
ces définitions se complètent et peuvent offrir une vue
générale un peu plus éclairante pour identifier ce qu'est
le projet.
117 Patrick Lefèvre, (2003), Guide de
la fonction de directeur d'établissement dans les organisations
sociales et médico-sociales. Paris, Dunod, p. 200.
118 Jean-Claude Becker, Claudine Brissonnet,
Bruno Laprie, Brice Mañana, (2004), Projet
d'établissement. Comment le concevoir et le formaliser, Paris, ESF,
p. 34.
119 Pourtant, notre intérêt pour les
établissements médico-sociaux et socioéducatifs se passe
de justification car la première partie consacrée à
l'enracinement de cette recherche l'a longuement illustré. Mais, le
terrain de ce mémoire reste l'université et, par ricochet,
l'enseignement supérieur. Ce passage furtif de l'autre
côté du système éducatif marque surtout une
reliance, même très symbolique, entre l'éducation
spécialisée et l'éducation nationale qui peinent
à communiquer. Parvenir à établir un pont
entre les deux sera pourtant une source d'efficacité dans nos
métiers.
Enfin, nous suggérons de définir le projet comme
étant un système génétique
finalisé d'anticipation opératoire
procédée par un acteur (individuel ou collectif) à l'aide
du
trinôme direction/conception/réalisation,
à partir de valeurs, de désirs et de
données
concrètes, dans un cadre singulièrement
contextualisé par des contours organisationnels,
géographiques et chronologiques. L'acteur lui-même
est un projet en soi. D'où la récursivité
de son rapport avec son projet, caractérisé
par des transformations réciproques de chaque
partie. Pour une organisation évoluant dans un
contexte incertain, le projet est à la fois
modèle évolutif d'un devenir à construire,
réducteur d'incertitude et mobilisateur des forces
vives par la création de règles, de sens pour des
intérêts communs.
Encadré 3: Définition du projet
Le Projet-ingénierie activé dans la
conception pour passer de l'Existant au Contenu sous-tend un autre sujet
qui, certes, n'apparaît pas de manière flagrante sur ce
modèle, mais dont la prégnance pèse lourd dans toute
projection collective. Il s'agit de la problématique
de l'action collective à travers la coopération
et la divergence des intérêts. De manière théorique,
allons découvrir cette question qui permettra d'avoir une
meilleur lecture des différentes articulations en jeu dans
l'université française.
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