A. Les diverses origines du concept
Le maniement d'une notion très usitée dans
presque tous les domaines de l'activité humaine se
révèle souvent délicat. Le projet n'échappe pas
à un tel constat. Étant au fondement de la lecture des
phénomènes complexes (J.-L. Le Moigne, 1999),
considérer ces notions ouvre donc une voie qui mène vers la
compréhension d'un phénomène social tel que le devenir
d'une entreprise de formation. Nous prenons, par conséquent, une
orientation clairement ancrée dans la partie de la sociologie des
organisations et de la psychologie, qui se retrouvent dans les sciences de
gestion.
Il a été vu dans le repère
épistémologique combien la complexification itérative
du vivant était le garant fondamental de la
conservation, de l'évolution et, par conséquent, le facteur
explicatif de l'écart entre l'individu monocellulaire du
départ à l'homo sapiens d'aujourd'hui. Ce qui rejoint
exactement la thèse de J. Monod (1970)94 selon
laquelle les organismes vivants seraient des organismes à projet. Si
"le projet fait partie de cette catégorie de concepts, tel celui
d'identité, qui abondent dans notre culture langagière,
auréolés de positivité"
(J.-P. Boutinet, 2003)95, s'il va de pair avec le
développement du vivant jusqu' à l'artefact qu'est
l'organisation, son importance est alors sans conteste. Auquel cas, sa
circonscription s'impose.
Formuler le fondement théorique d'une telle notion passe
par une explication sémantique. Or, les fouilles successives à
travers les époques et les diverses activités humaines
ont permis de découvrir quatre vestiges dont la
reconstitution fait apparaître le profil d'un concept qui ne
cesse d'évoluer pour aboutir à son sens actuel. Ainsi,
"le concept de projet apparaît donc comme un concept instable
chargé des présupposés de la culture ambiante" affirme
à juste titre J.-P. Boutinet96, avant de
conclure qu'il nous obligeait à l'appréhender d'un point de vue
multidimensionnel.
Les quatre repères que sont l'architecture, la
pragmatique, la philosophie et la politique, ont apporté, chacune, leur
part de briques à l'édifice dans la constitution
généalogique
du projet. D'où l'intérêt de les voir
successivement même de manière synthétique.
94 Jacques Monod (1970), Le hasard et la
nécessité, Paris, Le Seuil in J.-P. Bréchet et A.
Desreumaux (2005), op. cit.
95 Jean-Pierre Boutinet (2003), op. cit., p. 14
96 Jean-Pierre Boutinet (2003), op.cit, p. 82.
1. Retour à l'étymologie
Projet vient du latin projicere signifiant
"jeter en avant" ; mot à connotation spatio-temporelle qui
implique un processus : lancer, à partir d'un point de départ,
vers un but situé en avant. D'où projectus (jeté
en avant) devenu projectile en français. L'ascendance latine directe
focalise l'attention de tous ceux se penchent sur cette notion. Nous
proposons de compléter celle-ci par un léger détour
hellénique97. En grec on se réfère plutôt
à proballein, jeter
en avant aussi. Mais au figuré proballein c'est
poser une question, devenu problèma en latin dont
le dérivé problématique occupe une place
considérable dans la façon de pratiquer la science.
Ainsi, du projicere à proballein,
se déduit un certain lien entre problème, questionnement
et projet. Schématiquement, une situation problématique
entraîne un questionnement dont la résolution fait appel aux
interventions possibles modifiant l'état actuel, pour l'amener, dans un
futur plus ou moins proche, vers un état plus bénéfique.
Dans une autre acception on peut aussi l'entendre au sens de mettre en avant
dans l'espace, comme par exemple
le balcon sur une façade. Cette dernière est
certainement issue de l'usage architectural.
Mais comme tout concept de vieille ascendance et
d'usage tous azimuts, le projet a connu, à travers les
siècles, des mutations et des mouvements sémantiques au
gré des paramètres contextuels des disciplines à
travers lesquelles il a été appréhendé. C'est
ainsi du projicere et proballein, le concept a connu
des apports de l'architecture, l'économie, la philosophie
politique, la phénoménologie et d'autres domaines plus
pragmatiques, pour lui donner les significations qu'il a prises en ce
début du XXIe siècle. Passons en revue quelques unes de ces
significations dont les différences paraissent être souvent une
question de nuances ou
de champ d'application. Pour autant, entre deux auteurs, deux
propositions de définition peuvent occasionner des débats
sémantiques car circonscrire, de manière rigoureuse et
universelle, un concept flou semble hors de portée des esprits
les plus brillants, à moins de se donner collectivement la
responsabilité d'y parvenir en effectuant un travail
interdisciplinaire et de longue haleine. Pour le moment, une telle
proposition ne fait pas encore partie du projet de nos scientifiques. Alors,
allons revisiter les différentes pensées des
différentes époques grâce auxquelles on peut mieux saisir
tout ce que peut renfermer l'idée de projection. De même qu'il
nous a fallu identifier nos enracinements et ceux du terrain de cette
recherche, il va falloir aussi
parcourir les différentes couches à l'origine du
concept.
97 Notre culture scientifique étant issue
d'une double racine gréco-latine, même si cela ne saute pas aux
yeux, aller
au-delà de l'évidence nous procurerait plus
d'informations heuristiques quand la tâche consiste à
remonter les origines de certaines notions.
2. Les différentes pensées
Au Quattrocento (Renaissance italienne), c'est avec la
construction de la coupole de l'église Santa Maria Del Fiore à
Florence par Filippo Brunelleschi, de 1420 à 1436, que l'architecture
marque son empreinte dans l'histoire du concept. F. Brunelleschi apporte
l'un
des premiers projets architecturaux, en dissociant dans le temps
le projet de son exécution. Ce
qui révolutionne réellement le métier
des bâtisseurs où l'architecte dirigeait le chantier en
décidant phase par phase.
L'univers pragmatique, quant à lui, aborde le
projet comme une anticipation instrumentalisée. Ce qui a donné
un vaste ensemble de techniques dédiées à
l'ingénierie de projet
de nos jours. Presque aucun domaine d'activité
collective humaine n'a intégré le concept dans
l'idée, au moins, que chaque secteur se fait de son métier. Cela
va du projet industriel de l'ère victorienne au projet de transfert
technologique du XXIe siècle ; du projet
d'aménagement d'un ouvrage de travaux publics au projet commercial
d'une entreprise mercantile ; du projet d'investissement en
équipement médical au projet de recherche
épidémiologique d'envergure internationale, etc. Bref, l'univers
pragmatique a contribué et poursuit sa contribution.
La philosophie quant à elle a nourri la notion de deux
manières :
- en associant le projet au progrès pour former le volet
collectif que constitue la philosophie politique matérialisée,
entre autres, par Émile ou de l'éducation (J.-J.
Rousseau,
1750) qui propose un véritable projet
éducatif censé être fondateur d'une
société peuplée de femmes et d'hommes meilleurs ; par la
suite Du contrat social (Rousseau, 1762) harmonise la cohabitation
entre eux. Il sera plus facile alors de mettre en oeuvre un Projet de paix
perpétuelle
(E. Kant, 1795) permettant de faire se communiquer en bonne
intelligence les nations.
- en s'associant avec la psychologie pour approfondir les racines
individuelles
de la projection. À commencer par J. G. Fichte qui, en
interprétant Kant, propose un idéalisme absolu où le moi
justifie l'existence du monde et son sens. À sa suite, plusieurs
générations de penseurs tels que le psychologue-philosophe
F. Brentano, le phénoménologue E. Husserl et
l'existentialiste J. P. Sartre ont théorisé en mettant l'individu
au centre du système avec l'intention projective.
Dans une perspective globale, le projet sociétal
traduit l'orientation qu'une société en mutation entend se
donner98, alors que les cultures et sociétés
industrielles valorisent le projet pour affirmer et assurer leur propre emprise
sur la nature et leur devenir. Mais la fin des
98 Alain Touraine (1973), Production de la
Société, Paris, Le Seuil, in J.-P. Boutinet (1993).
Trente Glorieuses s'est traduite par l'abandon de cette vision
sociétale et le repli vers des projets plus restreints porteurs de
microréalisations. Depuis, en Occident, de nombreuses industries ont
cédé la place à une économie basée, de plus
en plus, sur le service donnant ainsi une société dite
Postindustrielle. Celle-ci continue cependant à considérer
le projet comme une opportunité culturelle à saisir pour
quiconque (individu ou groupe) veut assurer une relative maîtrise de son
avenir face à la croissante complexification de tous les contextes
technologiques, économiques, sociaux et professionnels. Aujourd'hui,
depuis les adolescents au collège jusqu'aux adultes postulant
pour une formation, sans oublier les entretiens professionnels (de
recrutement ou d'évaluation) on demande aux individus de se projeter.
Quelque fois, on peut s'interroger tout de même sur la pertinence de
l'exigence, de la part de l'administration, imposée aux personnes en
grande difficulté sociale de justifier d'un projet bien
élaboré. Comme toute extrémité souvent, se servir
du projet comme d'un outil omni fonctionnel ("couteau suisse") pour
régler tous les maux risque de frôler l'absurdité.
Mais après cette généalogie
inscrite dans l'étymologie, l'architecture, la philosophie et la
psychologie, la suite de la démarche ne peut pas se dispenser d'une
réflexion qui tend vers une modélisation du concept projet.
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