II. Une vision plus globale et reliante
A. Changement de paradigme
L'hominisation a atteint ses caractéristiques
actuelles suite à une longue évolution depuis
l'apparition de la vie. Au départ furent, probablement,
des individus monocellulaires asexués. Au stade où nous
sommes, l'arbre du vivant se compose de diverses espèces
d'individus pouvant être composés de jusqu'à
plusieurs milliards de cellules différenciées. Entre les
deux, l'écart s'explique par d'infinis processus de
complexification adaptative, comme étant l'unique garant à la
fois de conservation et d'évolution. Ainsi, quel que soit
l'époque où le mot est apparu dans le vocabulaire pour rentrer -
il y a peu - dans le registre
des concepts, il est possible d'affirmer que la
"complexité" est vieille comme notre monde.
Un petit effort pour sortir des considérations
européocentristes - qui veulent que la science soit presque
uniquement celle qui s'est développée ostensiblement depuis
l'Occident -, il est possible, avec une petite gymnastique cognitive,
d'observer une autre manière d'appréhender le monde. C'est dire
que là où les dogmes du cartésianisme, grâce
à l'oralité81 ou à l'existence d'une autre
façon d'acquérir le savoir, n'ont pas pris racine, comprendre le
concept de complexité semble plus aisé et ressemblerait
surtout à une mise en mots, à un exercice de
définition, car le monde a toujours été pris dans
toute son irréductible globalité. Puisque la sagesse peut se
comparer au vent qui, surgissant de nulle part et à tout moment - pourvu
que les conditions de son émergence soient remplies -, ignore les
frontières, rien n'empêche d'envisager que dans toutes les
civilisations, toute personne non initiée, peu encline, sceptique ou
carrément
81 Facteur explicatif de la fragilité de ces
cultures mais aussi sa principale force face à la vicissitude de
l'histoire.
réticente au cartésianisme, perçoive
aussi les principaux phénomènes de la vie de
manière complexe.
Voilà pourquoi, après les
déterminismes et les certitudes positivistes qui ont atteint leur
amplitude maximale en plein milieu des Trente Glorieuses, la
progression d'un mouvement de pensée prônant une vision
plus globale des phénomènes marque à la fois une
nécessité absolue et une rupture. Une rupture ou, mieux,
une translation épistémologique qui mérite une
présentation rapide d'autant que notre travail s'inscrit volontiers dans
ce mouvement. Nous entendons par translation épistémologique
ce que T. Kuhn qualifie de "changement de paradigme"82.
J.-L. Le Moigne va plus loin en qualifiant cela de "tectonique des
paradigmes", faisant allusion à l'image de la tectonique des
plaques. Il s'agit de passer du positivisme au constructivisme.
L'importance d'un tel changement lui confère une place
incontournable dans une réflexion sur une partie du métier
des responsables de la préparation des jeunes pour affronter,
s'insérer dans, imaginer et construire ce monde en mouvement.
La science requiert d'abord une formulation constructiviste du
problème - au lieu d'admettre passivement que les problèmes
soient déjà formulés par la nature ou par ceux qui nous
ont précédés - ainsi qu'une vision
multiréférentielle débouchant sur une meilleure
modélisation et de résolution plus pertinente.
Cette recherche trouve donc son ancrage
épistémologique dans ce nouveau paradigme
dénommé, à juste titre, complexité. Ce qui
explique et justifie deux points qui s'imbriquent :
- La référence à des disciplines aussi
variées que la sociologie, l'anthropologie,
la psychologie cognitive, la gestion, les sciences de l'
ingénieur, etc. Non seulement la liste n'est
pas exhaustive, mais il n'y a ni ordre ni hiérarchie entre
ces disciplines. Nous ferons, comme cela
a été le cas tout au long de la partie
sur l'enracinement, appel à chaque branche des sciences selon le
besoin concret d'éclaircissement heuristique.
- La multiplication des paramètres explicatifs, avec
des rencontres propices à une meilleure co-construction, nous a
conduit à placer ce travail sous la conduite de deux
accompagnateurs issus de deux formations complémentaires,
évoqués en introduction. Ainsi, concrètement
pratiquée, la transdisciplinarité professée par G.
Bachelard, H. A. Simon, E.
82 Thomas S. Kuhn (1962), La structure des
révolutions scientifiques, Éd. Champs Flammarion.
Le paradigme peut être considéré
comme étant une façon d'appréhender le monde
avec le positionnement, la problématisation et la méthode
qui lui sont attachés.
Morin, J.-L. Le Moigne, etc. et découverte de
manière plus approfondie pendant la formation à
l'Université de Nantes, nous espérons que son assimilation n'en
sera que meilleur.
Quelle est donc cette vision complexe et
systémique, mieux appropriée pour observer et comprendre les
phénomènes aussi bien naturels que sociaux ? Quel est ce
paradigme assez heuristique pour supplanter le cartésianisme
triomphant qui règne dans l'ensemble de l'univers scientifique
occidental depuis des siècles ?
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