POUR UNE ÉPISTÉMOLOGIE DE RELIANCE
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Nombre d'auteurs affirment une opposition
définitive entre deux postures scientifiques : d'un
côté le cartésianisme qui a longtemps dominé
et fait avancer les sciences occidentales telles que nous les
observons et dont nous profitons encore des retombées ; de
l'autre, la perspective systémique plus en mesure de comprendre les
problématiques complexes. L'attitude observée s'incline
souvent du côté de la dénonciation tous azimuts en
apportant des jugements fermes au cartésianisme. À notre niveau,
nous nous contenterons d'effectuer un petit tour d'horizon sur ces deux grands
paradigmes qui s'offrent pour appréhender les
phénomènes
qui nous entourent. De là se dégageront logiquement
les motivations de notre choix. Il s'agit de
la voie qui correspond le mieux à une meilleure
construction de notre modèle de connaissance quant à la question
des stratégies susceptibles d'être activées par le manager
censé fédérer une équipe autour de la conception
d'un projet, et concevoir un projet qui fédère.
I. La logique disjonctive à dépasser
A. Le paradoxe de nos sciences
Pratiquer une science revient à modéliser et
interpréter dans l'objectif de rendre intelligible un
phénomène. Or, de par ses façons de
concevoir ses modélisations et interprétations, le
développement scientifique, de ces trois derniers siècles,
suscite deux constats incontournables et paradoxaux :
- d'abord, la vitesse à laquelle croissent
les progrès scientifiques et technologiques tend à
montrer combien ces sciences sont fertiles, et combien le poids des
moyens alloués à leur service (de manière
générale) prouve l'importance accordée par les
sociétés à leur égard ;
- parallèlement, ces sciences et leurs
résultats corollaires, les différentes technologies d'une
part, les différents modes d'interventions sociales d'autre part,
suscitent des
interrogations de plus en plus criantes quant à
leur pertinence en matière de résolution des
problèmes qui leur sont confiés. Cela est d'autant plus
flagrant quand il s'agit de problème touchant directement l'humain
et son environnement.
Alors, d'où ressort cette réelle contradiction
entre l'évolution scientifique qui court à très grande
vitesse et l'inadéquation des solutions qu'elle apporte aux
problèmes humains ? Le problème est-il nouveau ? À cette
dernière, il semblerait que l'on puisse répondre non, on n'a pas
affaire à une découverte. Mais le problème devient de plus
en plus aigu. Quant à l'origine de ce décalage, il y a des
siècles déjà que des savants ingénieux tels que L.
de Vinci, G. Vico, entre autres, ont fait le même constat
critique tout en proposant une autre manière de concevoir les
problèmes scientifiques. En continuant la litanie des penseurs de
même orientation, nous avons plus près de nous G. Bachelard ainsi
que tant d'autres que nous aurons l'occasion d'évoquer.
La faiblesse de nos sciences, en particulier celles dites
dures ou celles qui s'en inspirent, réside dans leur méthode ; la
manière dont l'Occident s'y est pris pour considérer et
résoudre ses problèmes. Celle-ci trouve en R.
Descartes l'emblème avec une position fondamentale qui consiste
à considérer le problème comme existant en soi,
donné tel quel par la nature ; puis à le résoudre par
découpage en plusieurs éléments disjoints,
c'est-à-dire de manière complètement
désagrégée. R. Descartes (1637) propose, dans le
deuxième précepte de sa Méthode, de "diviser chacune
des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il
se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre"
(réductionnisme). Celui-ci donnerait alors "des longues
chaînes de raisons toutes simples" (déterminisme).
C'est ce qui s'appelle Modélisation analytique. Cette
science se veut objective. En quoi cela constitue-t-il un
handicap ? Ainsi considéré, un problème finit par
se disloquer et se démembrer en portions
élémentaires prises injustement comme autonomes. Il en
résulte une illusion de facilité de traitement pour chaque
élément. Mais facilité ne signifie en rien pertinence ni
qualité puisqu'il
n'y a plus de vue d'ensemble.
En effet, prenons l'exemple du corps humain dont nous
avons tous un minimum commun de savoirs partageables. L'application du
deuxième précepte de la Méthode cartésienne
pourrait impliquer l'apprentissage de l'anatomie uniquement sur un corps
inanimé. Seulement avant même d'être
disséqué, le corps inanimé engendre
l'impossibilité d'observer chaque élément et chaque
membre se mouvoir. Le rôle du cerveau en tant que
système de commande, la place de la volonté, des schèmes
biologiques tels que les réflexes, la concordance
des mouvements, etc. demeurent autant d'aspects anéantis.
Il en résulte une vision statique du
corps humain qui n'a pas grand-chose à voir avec
le vivant. Rien n'empêche par la suite de
donner vie à ces membres disséqués
de façon théorique mais le résultat sera une
vision hautement hypothétique et très éloignée
d'une observation directe du vivant. Néanmoins, afin d'en
apprendre davantage sur le vivant, la dissection assure aussi une importante
complémentarité à l'observation pour mieux, par
exemple, étudier les mécanismes internes de nos membres.
Un problème humain ou sociétal
appréhendé de manière cartésienne a produit tous
les modes d'interventions sociales, remplis de grandes volontés
politiques dont l'honnêteté
ne peut pas constamment être mise en doute, que
l'on connaît en France depuis les années quarante (à
la sortie de la Deuxième Guerre Mondiale). Aujourd'hui les politiques de
tous bords comme les professionnels de l'intervention sociale ainsi que la
société toute entière reconnaissent l'échec des
solutions mises en oeuvres. Pire encore, les problèmes s'aggravent. Mais
ailleurs en Europe ou en Amérique, la situation n'est guère
meilleure.
Un autre exemple relatif au système éducatif
français mérite que l'on s'y attarde pour poser juste un
élément de réflexion. Face à l'impossibilité
d'apporter des réformes
en profondeur à l'Éducation Nationale,
quelle que soit la couleur politique de l'équipe
gouvernementale à l'origine de l'initiative, chaque protagoniste
se trouve entraîné dans des polémiques consistant
toujours à mettre en accusation ses contradicteurs pour
identifier les causes du mal. Quelque fois pire encore, les
débats des initiés peuvent avoir l'air des joutes
oratoires entre différentes chapelles philosophiques ou
idéologiques totalement déconnectées de
la réalité vécue sur le terrain par les
professionnels. Pourtant, cela ne mène à rien si ce n'est
à exacerber le corporatisme qui frôle l'extrémisme pour
certains, comme la tentation dictatoriale et démagogique croissante
des autres78. D'autant que le mythe semble avoir pris place
à la dimension politico-historique réelle de la fondation de
notre école. Raisonner sur de telles bases
ne peut que nuire à l'objet de sa préoccupation.
Et si le problème remontait aux origines même de cette
construction de la Troisième République avec le poids des
positivistes tels que Rabeau Saint-Etienne bien inspiré par
l'emblématique Auguste Comte, pour n'évoquer qu'eux ? Si
l'oeuvre de Jules Ferry (le Tonkinois... !) qui a servi à unifier la
Nation et à rependre de force -
au nom de l'universalisme - sa supériorité
culturelle chez "les peuples inférieurs" était devenu trop
obsolète79 pour une société
européenne qui encourage l'épanouissement de ses cultures
régionales ? Et que dire du système éducatif d'un pays
dont l'économie est imbriquée dans une
énorme toile d'araignée nommée
mondialisation ou globalisation ? L'histoire de l'Éducation
78 Plus soucieux de laisser des traces dans
l'histoire à travers les réformes qui porteraient leurs noms.
79 En dépit des "ré-formes" successives
qui ressemblent plus au lifting, aux changements des formes qu'aux
redéfinitions
de fond.
Nationale est pourtant émaillée des
ré-formes qui ressemblent plus aux modifications successives
des formes qu'à de véritables
redéfinitions en profondeur de l'institution. Nous ne
prétendons certainement pas posséder les réponses à
toutes ces questions, néanmoins, elles valent la peine d'être
posées afin que tous, collectivement, l'on s'en saisisse comme pistes
possibles à explorer.
Heureusement, après tant de siècles de domination
positiviste, des consciences s'éveillent grâce, entre autres
paramètres, à nos aînés.
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