La Littérature Hypertextuelle, analyse et typologie( Télécharger le fichier original )par Aurélie CAUVIN Université de Cergy Pontoise - Maitrise de lettres Modernes 2001 |
2. De la littérature à la lexicographiea) Le dictionnaire comme lectureNous avons déjà abordé le dictionnaire comme modèle de consultation en relation avec l'hypertexte, mais un des auteurs le met en abyme. Géographie du ventre de Mylène Pétremand, met en scène un personnage, utilisatrice de dictionnaire, annoncé dans le fragment 138, par : « le seul lien que tu conserves avec l'écrit (...) prend la forme de longues immersions dans le dictionnaire. »264(*) La lecture du dictionnaire devient son unique rapport à l'écrit. De plus l'expression « longues immersions » est contraire avec l'utilisation du dictionnaire : en effet les premier comportements des lexicophiles vont les consulteurs réguliers et avoués au lecteurs assidus voire des dévoreurs de lexique. Le dictionnaire devient pour elle un guide, détenteur de l'usage légitime, à la fois image de la mémoire de la langue, quelle que soit l'époque ou le domaine. Sa consultation reste ponctuelle, afin de vérifier le sens d'un mot. Cependant il devient progressivement son unique moyen de comprendre le monde qui l'entoure. Il lui apparaît ainsi indispensable, la fin de l'oeuvre montrera qu'elle vit par procuration dans et par un mot, se créant un univers imaginaire. Le dictionnaire apparaît comme intertexte au fragment 141 elle est à la recherche d'une définition : « virago », le passage suivant reflète le mécanisme de lecture du dictionnaire : « Tu t'extirpes de ton lit, cours à ton dictionnaire. Tu l'ouvres sous la lettre V, cherches virago. L'exemple t'arraches un sourire « Cette virago sèche comme une merluche qui dès le matin soufflette sa servante dont elle est jalouse ». Tu te demandes ce que signifie exactement « merluche ». Tu cherches, lis la définition. C'est alors que ton oeil est attiré par un autre mot, un mot de la colonne d'en face, placé juste dans une belle diagonale. C'est un mot comme tu les aimes, en a, décidé et féminin, un mot venu d'ailleurs qui te rappelle que contrairement à ce que l'on prétend parfois, la Terre est grande. » Premièrement la consultation répond à un besoin de recherche sur le premier mot, la définition est elliptique, mais l'auteur nous donne entre guillemet l'exemple tiré du dictionnaire. L'exemple est une citation de A. Bertrand, tirée du Petit Robert. Il est donc un exemple cité et appartient au patrimoine littéraire. Le second mot qu'elle cherche est « merluche », contenu dans la citation. Le processus de recherche s'effectue donc par analogie, d'un mot à un autre mot, par l'intermédiaire de la citation. Plus révélateur est le fragment suivant, annoncé par « ton oeil est attiré par un autre mot ». Le fragment 142 nous dévoile le mot: MERZLOTA. Ce fragment ne contient que le mot et un lien vers le fragment 144, qui dévoile la définition. La relation qui unit ces deux fragments est de l'ordre entrée/définition : «Merzlota n.f. - 1940 ; mot russe Géogr. Couche du sol et du sous-sol qui ne dégèle jamais. » Cette définition est reprise telle quelle du Petit Robert, et liée à trois autres fragments : 161, 163, 164. Le premier lien révèle une glose, une appropriation de la définition par le personnage : « tu les croyais disparues, quand elles ne faisaient que sommeiller tranquilles, dans le sous-sol gelé.». La sémantique du lien suivant transparaît dans : « tu te coucheras sur le carrelage froid, alors le sommeil posera son regard sur toi. ». Le premier passage reprend le sous-sol, le second le sol. En revanche le premier reprend la spécificité du gel, le second « froid » ne se réfère pas au même degré, il existe une différence d'intensité. La situation du personnage illustre la définition, en effet « le carrelage », est une métonymie du type, la matière pour le lieu et fait donc référence au sol. Le fragment 164 tourne en dérision cette définition, l'auteur pare le mot d'une situation pathétique, car le personnage à l'hôpital, ne réussit qu'à prononcer le mot « merzlota ». Alors que pour elle le mot faisait référence à un imaginaire, à une terre lointaine, que le narrateur avait ensuite comparé à sa situation, l'impression finale du mot est « en désespoir de cause tu dis ton mot.» L'adjectif possessif, implique une appropriation. Le dictionnaire apparaît comme un remède au monde qu'elle ne comprend pas. Il devient « réponse à tout ». Un autre exemple du texte dévoile cette inaptitude à comprendre : « Tu revois précisément les derniers mots : « douleurs erratiques ». Cette fois tu veux comprendre plus. Tu vas chercher ton unique vrai remède. Tu ouvres ton dictionnaire. Tu lis : Qui n'est pas fixe. Qui change souvent de place. Puis plus bas : Géol. Qui a été transporté par les anciens glaciers à une grande distance de leur point d'origine. » (160). Le fragment 161 répond au 160 par l'interprétation du personnage : « Dans ta tête en feu, les choses se font claires. Ces douleurs là ne sont pas à toi. Elles viennent de plus loin, d'un autre pays, d'un autre âge et se sont fixées chez toi. » L'auteur révèle ainsi une incompréhension de cette définition, alors que les médecins l'employaient dans le premier sens « qui n'est pas fixe, qui change souvent de place. Le personnage interprète le mot avec le second sens, dont la marque « géol. », invite à un emploi spécifique, dans un domaine établi. Le personnage applique la seconde définition à ses douleurs. Le décalage créé un non sens, une situation dévoilant un univers imaginaire en opposition avec la réalité. En effet la définition « qui a été transporté pas les anciens glaciers à une grande distance de leur point d'origine » est appliqué au douleurs « elles viennent de plus loin fait référence à « une grande distance », alors que « d'un autre âge » reprend « ancien ». L'effet produit reflète le sens, c'est à dire que la géographie du ventre, au départ circuit clos et interne, devient source d'une autre géographie celle de la terre, de ses mouvements, de ses régions comme « merzlota », qui sont transposées d'un réel lointain à un réel proche. Le dictionnaire, plus qu'une réponse devient une invitation au voyage. Il acquiert un nouveau statut par le processus de reprise et de recréation d'un monde. Un autre auteur reprend le dictionnaire, mais au lieu d'être un lieu de transport il devient écriture. De plus alors que les définitions étaient reprises mot pour mot du Petit Robert, Anne-Cécile Brandenbourger les reprend également mais les réécrit en fonction des passages. Au regard de l'oeuvre Apparitions Inquiétantes, le dictionnaire oscille entre outil et principe d'écriture. Anne-Cécile Brandenbourger le prend comme modèle d'écriture elle se plait à inclure des définitions forgés. Du dictionnaire de langue, au dictionnaire encyclopédique en passant par l'étymologie, elle crée même des articles d'encyclopédie : le dictionnaire est donc représenté dans sa pluralité. Cela répond d'une part à l'idée qu'il n'y a pas un dictionnaire mais des dictionnaires, qu'il n'y a pas une définition mais des définitions. Pour retrouver les définitions originelles elle a bien voulu répondre à la question suivante : « Quels dictionnaires (de langue, de citation, de proverbe...) avez-vous utilisés ? J'ai utilisé un vieux Larousse de 1989 pour les quelques définitions de mots, un dictionnaire étymologique du français (paru chez Larousse également, sous le titre "dictionnaire étymologique et historique du français, par J.Dubois, H.Mitterrand et A.Dauzat) ainsi qu'un dictionnaire de proverbes et dictons (les usuels du Robert, poche, par Florence Montreynaud, Agnès Pierron, François Suzzoni). » Grâce à ses réponses, nous avons pu retrouver, d'une part les définitions originelles, et d'autres part les modifications qu'elle a pu y apporter. A la lueur de ses réponses, le Petit Larousse, a été l'ouvrage de référence. Certaines définitions n'apparaissent que sur la version en ligne, d'autres sur les deux versions : en ligne et numérique. Lorsque c'est le cas les liens entre les textes et la définition seront donc doubles. Le processus de consultation va d'un mot actualisé, en discours, à un énoncé du dictionnaire, représentation de la langue. Le processus prend le chemin de l'actuel au virtuel. Le parcours du lecteur d'Apparitions est sensiblement le même dans la mesure où les mots apparaissent premièrement dans le texte A pour ensuite aller au texte B : définition du dictionnaire, mais là ou normalement le dictionnaire répond à une interrogation, il est à se demander si l'écriture du dictionnaire est une réponse à une question initiale ? L'auteur s'improvise donc lexicographe, interprète de la langue. * 264 Mylène Pétremand, Géographie du ventre, [format PDF] Paris, 00h00.com, « collection 2003 », 15 Janvier 2001, p 79 |
|