L'instrumentalisation du droit d'ingérence humanitaire( Télécharger le fichier original )par Xavière Prugnard Université d'Evry-Val-d'Essonne - Master 2 Droits de l'Homme et droit humanitaire 2015 |
Section 1 - Une instrumentalisation politique et militaireL'instrumentalisation du droit d'ingérence humanitaire de la part des Etats peut résulter d'une part, d'une instrumentalisation politique avec ce qu'on appelle un « droit d'ingérence politique » (§ 1), et d'autre part, d'une instrumentalisation militaire avec l'apparition, dans les années 1990, des interventions dites militaro-humanitaires (§ 2). Il reste difficile de distinguer l'instrumentalisation politique de celle militaire, car comme le dit Monsieur Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, « la guerre est l'acte politique par excellence »80. Enfin, il sera traité des dangers de la politisation et de la militarisation de l'humanitaire par les Etats pour les ONG (§ 3). § 1 - Une instrumentalisation politique On envisagera en premier lieu l'instrumentalisation politique du droit d'ingérence humanitaire de manière globale (A), pour ensuite l'illustrer avec l'intervention humanitaire armée en Lybie (B). A. L'instrumentalisation politique du droit d'ingérence humanitaireComme le note Madame Nathalie Herlemont-Zoritchak81, on peut s'apercevoir à la lumière des discours politiques82, que l'action humanitaire n'est pas considérée comme une fin en soi mais comme une composante du dispositif de gestion des crises et de la sécurité internationale83. Ainsi la théorie d'une citoyenneté mondiale s'est développée en se basant sur des principes juridiques internationaux universels où les droits de l'Homme figurent en première place. Cette théorie est appelée third way policy en Grande-Bretagne et « diplomatie morale » en France et « suggère que l'aide humanitaire et les stratégies politiques aient des objectifs communs »84. 80 Rony BRAUMAN, « Lettre n° 20 - Les pièges de l'engagement humanitaire. Droit d'ingérence ou devoir d'ingérence ? », La lettre, Politique Autrement, Juin 2000. 81 Madame NATHALIE HERLEMONT-ZORITCHAK est docteur en sciences politiques et responsable du service analyse et positionnement à la direction générale de Handicap International. 82 Voir à ce sujet la Déclaration du Président Jacques Chirac sur le Kossovo du 24 mars 1999 ; la Déclaration du gouvernement français sur la situation du Kossovo, Assemblée nationale, 26 mars 1999. 83 Nathalie HERLEMONT-ZORITCHAK, « « Droit d'ingérence » et droit humanitaire : les faux amis », Humanitaire, n°23, décembre 2009. 84 Marie-Christine DELPAL, Politique extérieure et diplomatie morale : le droit d'ingérence humanitaire en question, Paris : Fondation pour les études de défense nationale, 1993, 127 p. 33 On peut citer à titre d'exemple le discours du Président de la République française, François Mitterrand, prononcé la veille de la Conférence de Cancún. Dans son discours de Mexico du 20 octobre 1981, le Président déclarait « Il existe dans notre droit pénal un délit grave, celui de non-assistance à personne en danger. En droit international, la non-assistance aux peuples en danger n'est pas encore un délit. Mais c'est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés pour que nous acceptions à notre tour de la commettre. »85. Ce que le Président entend être une faute morale et politique, les pays en développement opposés au droit d'ingérence humanitaire le perçoivent comme étant source d'une nouvelle forme d'impérialisme. Ainsi comme le relève le Doyen Antoine Rougier, « toutes les fois qu'une puissance interviendrait dans la sphère de compétence d'une puissance, elle ne fera jamais qu'opposer sa conception du juste et du bien social à la conception de cette dernière, en la sanctionnant au besoin par la force »86. Les termes « politique », « bien » et « morale » sont enclins à la subjectivité et à l'ambiguïté, ils favorisent ainsi une possible instrumentalisation du droit d'ingérence humanitaire. Dans un article intitulé « Ethique et politique de l'intervention humanitaire armée », Monsieur Jean-Baptiste Jeangène Vilmer87 s'interroge sur le poids de la politique dans l'éthique de l'intervention humanitaire88. Il faut être réaliste et reconnaître qu'un Etat intervenant ne peut prétendre être totalement désintéressé, sinon comment expliquer la réaction « deux poids, deux mesures » de la communauté internationale entre la Tchétchénie et le Kossovo89 ? Il affirme qu'un Etat n'est jamais désintéressé du fait que « la Realpolitik est avant tout une Interessenpolitik ». Monsieur Rony Brauman, qualifiait l'ingérence humanitaire de « pur slogan d'opportunité politique »90. Ce qui pose 85 Discours de M. François MITTERRAND, Président de la République, devant le monument de la Révolution à Mexico, mardi 20 octobre 1981 (Discours dit de Cancun). http://discours.vie-publique.fr/notices/817144500.html 86 Antoine ROUGIER, « La théorie de l'intervention d'humanité », op.cit p. 31. 87 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est chargé de mission « Affaires transversales et sécurité » au Centre d'Analyse, de Prévision et de Stratégie (CAPS) du Ministère des Affaires étrangères. Il enseigne également en tant que Maître de conférences à Sciences Po Paris. 88 Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Éthique et politique de l'intervention humanitaire armée », Critique internationale, 2/2008 (n° 39), 2008, p. 161-182. 89 Article du journal le Monde diplomatique, Dominique Vidal, « Kossovo, Tchétchénie : deux poids, deux mesures », Le Monde diplomatique, 5 novembre 1999. 90 Rony BRAUMAN, « Lettre n° 20 - Les pièges de l'engagement humanitaire. Droit d'ingérence ou devoir d'ingérence ? », op. cit., p. 32. 34 problème, comme le relève Monsieur Will D. Verwey91, c'est que les considérations politiques priment toujours sur celles humanitaires au vu des interventions passées92. Prenons l'exemple de la Guerre froide, période au cours de laquelle le bloc Ouest (mené par les Etats-Unis) et le bloc Est (mené par l'URSS) s'affrontaient indirectement. Monsieur Schwatzen Berreget93 qualifiait le droit d'ingérence humanitaire, à cette période, de droit d'ingérence hégémonique « c'est-à-dire de droit d'intervention pour protéger les intérêts de chaque superpuissance dans son propre bloc94 ». A cette époque, les Etats percevaient « dans l'action humanitaire au mieux une arme de propagande dans le conflit idéologique [...] au pire un élément propre à déstabiliser la conduite de politiques étrangères réalistes95 ». Dans un article intitulé « Le principe de la responsabilité de protéger : avancée de la solidarité internationale ou ultime avatar de l'impérialisme ? », Jean-Marie Crouzatier expose les deux dangers de l'instrumentalisation politique que seraient le relativisme et le subjectivisme96. Le relativisme, du fait que les Etats en viendraient à ne plus considérer de manière identique tous les pays du point de vue du principe de l'égalité souveraine des Etats. Ainsi l'ingérence humanitaire mettrait en exergue l'illusion que représente le principe de l'égalité des souverainetés. En l'état actuel des choses, il paraît impossible qu'une intervention humanitaire armée soit mandatée pour agir sur le territoire de l'un des membres permanents du Conseil de sécurité (la Chine avec le Tibet par exemple). Le subjectivisme, du fait que l'Etat intervenant va fonder sa décision selon sa propre morale et ses preuves, et que cela va conditionner le choix de qui est la victime, qui est le bourreau, qui mérite d'être secouru (les Kurdes mais pas les Tchétchènes) etc. Jean-Marie Crouzatier poursuit en disant que la subjectivité peut être, à travers le Conseil de sécurité, « multilatéralisée et centralisée entre les mains de certains Etats qui peuvent décider quelle sera la guerre juste ». 91 Monsieur Will Verwey est un professeur de droit international public d'origine néerlandaise. 92 Will D. VERWEY, « Humanitarian Intervention under International Law », Netherland International Law Review, 32 (3), 1985, p. 405. 93 Monsieur Schwatzen Berreget est un juriste d'origine britannique. 94 Edward MCWHINNEY, « Le droit d'ingérence humanitaire et la Charte de l'O.N.U. », Revue québécoise de droit international, 1991-1992, p. 233-234. 95 Pierre GARRIGUE, Universalis, « Action humanitaire internationale », Encyclopædia Universalis [en ligne], https://www-universalis--edu-com.bibliopam-evry.univ-evry.fr/encyclopedie/action-humanitaire-internationale/ (page consultée le 12 août 2015). 96 Jean-Marie CROUZATIER, « Le principe de la responsabilité de protéger : avancée de la solidarité internationale ou ultime avatar de l'impérialisme ? », Aspects, n°2, 2008, pages 13 à 32. |
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