B. L'intervention humanitaire armée en Libye
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L'intervention en Libye est un exemple récent
d'instrumentalisation politique au sens premier du terme. L'intervention
militaire commença seulement deux jours après l'adoption de la
résolution 1973, ce qui paraît être un délai
relativement court pour mener des négociations en vue de résoudre
le conflit. Il faut rappeler que cette résolution a été
adoptée à l'unanimité, c'est-à-dire qu'aucun Etat
ne s'y était opposé. En revanche, cinq membres se sont abstenus :
le Brésil, la Chine, l'Inde, la Russie et l'Allemagne (pourtant
l'allié traditionnel de la France). De plus, au cours de l'intervention
militaire on a pu voir un changement d'objectif s'opérer. A l'objectif
humanitaire est venu s'imposer un objectif politique, qui était de faire
tomber le dirigeant Mouammar Kadhafi en visant tous les hauts responsables
libyens et les infrastructures socio-économiques et, soutenir
l'opposition armée. Selon les américains, les anglais et les
français, les violences ne pourraient cesser tant que le dictateur
Kadhafi serait au pouvoir. On peut constater qu'une lecture extensive de la
résolution 1973 a été effectuée par ces derniers.
L'aide est désormais conditionnée à la mise en place de
régimes démocratiques97 alors que
l'indépendance politique est un principe fondamental, corollaire de la
non-ingérence dans les affaires intérieures. Ainsi l'affaire
libyenne permet de mettre en lumière un exemple d'instrumentalisation
politique du droit d'ingérence humanitaire, à travers son
pendant, l'indépendance politique.
97 Sylvie BRUNEL, « Les Nations Unies et
l'humanitaire : un bilan mitigé », Politique
étrangère, 2/2005, p. 313 à 325.
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§ 2 - Une instrumentalisation militaire
Tout d'abord, l'instrumentalisation militaire du droit
d'ingérence humanitaire sera analysée (A) pour ensuite
l'illustrer avec l'intervention humanitaire armée au Kossovo, qui a
soulevé beaucoup de questions lors de son déroulement (B).
A. L'instrumentalisation militaire du droit
d'ingérence humanitaire
Au fil des siècles, la guerre est devenue proscrite
dans les relations internationales et cette interdiction du recours à la
force armée est codifiée à l'article 2§4 de la Charte
des Nations Unies. Aujourd'hui, il n'existe aucune possibilité d'avoir
recours à la force armée en dehors des situations prévues
par la Charte, comme l'a déjà affirmé la Cour
internationale de Justice dans l'affaire des activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (1986)98. Ces
exceptions onusiennes sont la légitime défense de l'article 51 de
la Charte et l'intervention militaire consentie, et celle autorisée par
le Conseil de sécurité en cas de menace contre la paix, de
rupture de la paix et d'acte d'agression de l'article 42 de la
Charte99. Pour commencer il faut donc différencier deux types
de situations, lorsque l'intervention militaire est autorisée par le
Conseil de sécurité des Nations Unies (Somalie en 1992, Rwanda en
1994, Libye en 2011) et lorsqu'elle ne l'est pas (Kosovo en 1999, Irak en
2003).
Monsieur Jean-Baptiste Jeangène Vilmer définit
l'intervention humanitaire armée comme une « intervention militaire
en territoire étranger d'un État ou d'un groupe d'États
dans le but de prévenir ou de faire cesser des violations graves et
massives des droits fondamentaux touchant des individus qui ne sont pas des
nationaux de l'État (ou des États) intervenant(s), et ce sans
l'autorisation de l'État cible dans lequel ont lieu ces violations
100» . Avec l'apparition des opérations
militaro-humanitaires des Nations Unies dans les années 1990, on a
commencé à parler d'une éventuelle instrumentalisation
militaire du droit d'ingérence humanitaire. En effet, on a pu observer
que d'une ingérence humanitaire, on est très vite arrivé
à une ingérence militaire, avec des objectifs humanitaires.
98 Affaire des activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua, C.I.J. Recueil, 196, p. 14.
99 Voir Annexe n°4.
100 Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, « Éthique et
politique de l'intervention humanitaire armée », op. cit.,
p. 33.
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Ainsi, l'intervention humanitaire armée serait d'abord
au service de l'Etat et de sa politique de puissance, plutôt que au
service des populations. La campagne américaine au Pakistan à la
suite des attentats du 11 septembre 2001 est révélatrice à
ce titre. Les Etats-Unis, prévoyant leur campagne de bombardement
aérien, ont arrêté tous les convois humanitaires en
provenance du Pakistan et ont mis fin aux actions de certaines ONG et agences
de l'ONU sur le terrain. On perd très vite de vue l'objectif humanitaire
au profit de celui militaire.
B. L'intervention humanitaire armée au
Kossovo
A la suite des évènements du Kossovo de 1999,
une opération militaire aérienne fut conduite par l'OTAN entre le
24 mars 1999 et le 10 juin 1999. Cette dernière est intervenue sans
l'autorisation, normalement requise, du Conseil de sécurité. Pour
beaucoup de juristes, cette opération violait les principes juridiques
du droit international. Ce à quoi, Madame Madeleine K. Albright
(Secrétaire d'Etat américaine) rétorquait que
c'était une intervention certes « illégale mais
légitime101 ». Toutefois, nous n'allons pas aborder dans
cette partie la légitimité d'une intervention humanitaire
armée menée sans l'aval du Conseil de sécurité,
mais de l'instrumentalisation militaire.
Vaclav Havel qualifiait l'intervention militaire de l'OTAN au
Kossovo de « bombardements humanitaires »102 et Rony
Brauman de « guerre humanitaire »103, de quoi nous
interroger sur cette opération. Nous avons le recul nécessaire
pour constater que les pertes civiles et destructions d'infrastructures
étaient bien plus importantes que les pertes et les destructions
militaires, et par définition que les objectifs militaires ont
supplanté ceux humanitaires. En effet, plus de 8 000 musulmans ont
été tués par les forces serbes de Srebrenica. Les Casques
bleus sur place n'ont rien fait pour arrêter ce « massacre de
Srebrenica ». Selon les Bosniaques, l'ONU préférait
protéger son personnel plutôt que venir au secours des
populations104.
101 Conférence de presse de la Secrétaire d'Etat
Madeleine K. Albright, à Singapour, le 26 juillet 1999.
102 Rony BRAUMAN, « Lettre n° 20 - Les pièges
de l'engagement humanitaire. Droit d'ingérence ou devoir
d'ingérence ? », op. cit., p. 32.
103 Ibid.
104 Sylvie BRUNEL, « Les Nations Unies et l'humanitaire : un
bilan mitigé », op. cit., p. 35.
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Plus encore, Monsieur Loïc Hennekine105,
à l'occasion du colloque « L'ingérence » de la
fondation Res Publica a fait état que qu'il n'avait pas «
trouvé dans les comptes rendus de ces conseils restreints une seule
remarque concernant la situation humanitaire [du Kossovo]. Le seul
problème était d'arriver à détruire une partie de
la force de combat de la Serbie et, en dépit de la pression
américaine et britannique terrible, d'essayer d'éviter d'aller
plus loin avec le bombardements d'objectifs civils106 ».
§ 3 - La politisation et la militarisation de
l'humanitaire, un danger pour les ONG ?
Il sera successivement étudié la politisation
(A) puis la militarisation (B) de l'humanitaire, afin de percevoir les dangers
pour la société civile.
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