Chapitre 2 - La base légale de la
responsabilité de protéger
La responsabilité de protéger, qu'on appelle
également R2P (Responsability to Protect) dans le jargon onusien, est un
nouveau concept qui va venir se substituer au droit d'ingérence
humanitaire en 2005.
Le Secrétaire général des Nations Unies,
Monsieur Kofi Annan, s'est interrogé sur les « perspectives de la
sécurité humaine et de l'intervention au siècle prochain
» à l'occasion de la 54ème session de
l'Assemblée générale. Compte-tenu des échecs
majeurs de la communauté internationale (en particulier du Conseil de
sécurité) à agir face aux évènements de 1994
au Rwanda et ceux en 1999 du Kossovo, le Secrétaire
général a exhorté la communauté internationale
à parvenir à un consensus sur la question de l'intervention
humanitaire afin de « trouver un terrain d'entente dans l'adhésion
aux principes de la Charte et dans la défense active de notre condition
commune d'êtres humains »52.
La Commission internationale de l'intervention et de la
souveraineté des Etats a souhaité relever ce défi dans son
rapport (section 1), lequel a permis aux Nations Unies d'élaborer un
nouveau concept, la responsabilité de protéger (section 2).
Section 1 - L'apport doctrinal de la Commission
internationale de l'intervention et de la souveraineté des
Etats
Afin de mieux saisir l'apport doctrinal de la Commission
internationale de l'intervention et de la souveraineté des Etats, il est
important d'examiner, dans un premier temps, la nature de cette commission
(§ 1), puis dans un second temps, le rapport qu'elle a rendu.
§ 1 - La Commission internationale de l'intervention
et de la souveraineté des Etats
La particularité de cette Commission relève
d'une part du mandat qu'il lui a été confié (A) et d'autre
part de sa composition plurielle (B).
52 Discours du Secrétaire
général des Nations Unies, Monsieur Kofi ANNAN,
54ème session de l'Assemblée générale
des Nations Unies, septembre 1999.
A. 21
Le mandat de la Commission
Le Secrétaire général des Nations Unies,
Monsieur Kofi Annan, invita l'Assemblée générale à
se pencher sur la question incontournable du droit d'ingérence
humanitaire à l'occasion de son Rapport du Millénaire de 2000. Il
le fit en ces termes : « Si l'intervention humanitaire constitue
effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté,
comment devons-nous réagir face à des situations comme celles
dont nous avons été témoins au Rwanda ou à
Srebrenica, devant des violations flagrantes, massives et systématiques
des droits de l'Homme qui vont à l'encontre de tous les principes sur
lesquels est fondée notre condition d'êtres humains ?
»53.
En guise de réponse, le gouvernement du Canada et un
groupe de grandes fondations annoncèrent la création de la
Commission internationale de l'intervention et de la souveraineté des
Etats (CIISE) devant l'Assemblée générale des Nations
Unies en septembre 2000. Essayant ainsi de savoir « à quel moment
la communauté internationale doit-elle intervenir à des fins
humanitaires ? », la CIISE façonna le concept de «
responsabilité de protéger ».
Dans cette optique, la CIISE « a été
invitée à aborder l'ensemble des questions juridiques, morales,
opérationnelles et politiques qui se posent dans ce domaine, à
recueillir un éventail aussi vaste que possible d'avis dans le monde
entier, et à déposer un rapport qui aiderait le Secrétaire
général et tous les autres intervenants à trouver un
nouveau terrain d'entente »54. Son travail a duré une
année entière, au cours de laquelle de multiples réunions
partout dans le monde ont été organisées.
B. La composition de la Commission
Cette commission se composait de douze commissaires de
nationalités différentes : les coprésidents Gareth Evans
(Australie) et Mohamed Sahnoun (Algérie), ainsi que Gisèle
Côté-Harper (Canada), Lee Hamilton (USA), Michael Ignatieff
(Canada), Vladimir Lukin (Fédération de Russie), Klaus Naumann
(Allemagne), Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud), Fidel Ramos (Philippines),
Cornelio Sommaruga (Suisse), Eduardo Stein (Guatemala) et Ramesh Thakur (Inde).
On peut noter qu'il n'y avait aucun
53 Rapport du millénaire du Secrétaire
général [A/54/2000], Nations Unies, 2000.
54 CIISE (2001), La Responsabilité de
Protéger, Rapport de la Commission internationale de l'intervention et
de la souveraineté des États, Ottawa : International Development
Research Centre
22
représentant de l'école française,
pourtant porteuse aux premières heures du droit d'ingérence
humanitaire.
La composition de cette Commission était censée
« refléter équitablement les perspectives des pays
développés et des pays en développement et faire en sorte
[qu'ils soient] représentatifs d'un large éventail d'origines
géographiques, de points de vue et d'expériences ». Il est
facile d'imaginer qu'un tel consensus entre les membres de la Commission, en
dépit de leurs différences, était plus que prometteur dans
l'élaboration d'un consensus global avec la communauté
internationale. Par ailleurs, afficher un tel « panel » de
commissaires permettait de contrer d'emblée un argument
privilégié des détracteurs du droit d'ingérence
humanitaire : le fait qu'il y aurait « deux poids, deux mesures » au
sein de ce droit avec d'un côté les pays riches du Nord,
participant à des interventions néo-impérialistes sous
l'égide de l'OTAN, et de l'autre les pays en voie de
développement du Sud, subissant des violations flagrantes de leur
souveraineté.
§ 2 - Le rapport de la Commission
« Des Etats ont-ils jamais le droit de prendre des
mesures coercitives - et particulièrement militaires - contre un autre
Etat pour protéger des populations menacées dans ce dernier, et
si oui, dans quelles circonstances ? »55. C'est par cette
question que commence le rapport de la CIISE où l'expression «
responsabilité de protéger » est pour la première
fois évoquée.
Selon la Commission, la responsabilité de
protéger s'articule autour de deux principes fondamentaux. En vertu du
principe de souveraineté, il incombe à l'Etat en premier lieu la
responsabilité de protéger les personnes vivant sur son
territoire. Si l'Etat se montre incapable d'assumer une telle
responsabilité du fait d'un manque de capacité ou de
volonté, c'est à la communauté internationale que revient
la charge d'assumer la responsabilité de protéger en dépit
du principe de non-intervention et par conséquent d'intervenir et
d'agir.
La CIISE discerne quatre fondements sur lesquels repose la
responsabilité internationale de protéger : les obligations
inhérentes à la notion de souveraineté ; l'article 24 de
la Charte de San Francisco conférant au Conseil de
sécurité la responsabilité du
55CIISE (2001), La Responsabilité de
Protéger, Ibid.
23
maintien de la paix et de la sécurité
internationales ; les impératifs juridiques contenus dans les
différents instruments nationaux et internationaux relatifs aux droits
de l'Homme, à la protection des populations et au droit international
humanitaire ; la pratique croissante des Etats, des organisations
régionales ainsi que du Conseil de sécurité.
Cette responsabilité de protéger contient trois
obligations particulières que sont : la responsabilité de
prévenir, la responsabilité de réagir et la
responsabilité de reconstruire. Selon la Commission, la première
de ces responsabilités reste la dimension la plus importante de la
responsabilité de protéger.
Il est fondamental de comprendre la nouvelle démarche
proposée par la CIISE, qui est de dépasser la contradiction
apparente entre la souveraineté et le droit d'ingérence
humanitaire. Comme l'a rappelé Monsieur Alain Dejammet56 lors
du colloque « L'ingérence », le professeur Bettati a reconnu
lui-même « qu'en utilisant délibérément le mot
« ingérence », plutôt que les mots « intervention
» ou « interférence » qui se trouvent dans la Charte, il
choisissait le parti de la provocation »57. La Commission a
souhaité, quant à elle, « nier les contradictions entre la
souveraineté et la préoccupation humanitaire »58.
La souveraineté consisterait alors en la responsabilité de
protéger sa population et dans ce raisonnement, aucun des deux principes
n'est lésé. Face à l'incapacité de l'Etat à
assumer sa souveraineté et ainsi sa responsabilité de
protéger, la communauté internationale, attachée à
la souveraineté, se devrait de prendre en charge la
responsabilité de protéger. C'est ce que Monsieur Mario Bettati
écrivait déjà en 1991 lorsqu'il affirmait que «
l'action humanitaire ne réclame pas une réduction de la
souveraineté. Elle réclame seulement qu'elle s'exerce de
façon plus humaine. »59.
Ainsi, la CIISE a permis, en répondant au défi
lancé par Monsieur Kofi Annan, de faire avancer le débat relatif
à la responsabilité de protéger et de dessiner les
contours d'un consensus international sur ce domaine. Ce rapport -
cosigné par Messieurs Gareth Evans et Mohamed Sahnoun, le 30 septembre
2001, et approuvé à l'unanimité par l'ensemble des membres
de la Commission - constitue un apport doctrinal sans précédent
quant au droit d'ingérence humanitaire, maintenant rebaptisé
« responsabilité de
56 Alain Dejammet est le Président du Conseil
scientifique de la Fondation Res Publica.
57 Allocution de Monsieur Alain Dejammet, colloque
sur « L'ingérence » organisée par la fondation Res
Publica, Maison de la Chimie, Paris, 19 janvier 2015.
58 Allocution de Monsieur Alain Dejammet,
ibid.
59 Mario BETTATI, « Le droit d'ingérence :
sens et portée », Le Débat 1991/5
(n°67), p. 4 à 14.
24
protéger ». Combiné aux efforts
diplomatiques du Canada, ils ont joué un rôle majeur dans
l'adoption à l'unanimité de la doctrine lors du Sommet des
Nations Unies de 2005.
Section 2 - L'apport de l'Organisation des Nations
Unies
Le Secrétaire général des Nations Unies,
Monsieur Kofi Annan mandata un « Groupe de personnalités de haut
niveau sur les menaces, les défis et le changement » afin qu'ils
proposent de nouvelles idées quant aux types de politiques et
d'institutions que l'ONU pourrait mettre en oeuvre pour le siècle
à venir. Dans leur rapport de décembre 2004, intitulé
« Un monde plus sûr, notre affaire à tous », ces
derniers recommandèrent aux gouvernements d'adopter le principe de
« la responsabilité de protéger »60.
C'est ce qu'il va se passer à l'occasion du Sommet
Mondial des Nations Unies de 2005 (§ 1) où les Etats vont adopter
un Document final proclamant la responsabilité de protéger. La
résolution 1973 du 17 mars 2011 relative à l'intervention en
Libye marquera, quant à elle, la mise en oeuvre opérationnelle de
la responsabilité de protéger (§ 2).
§ 1 - Le Sommet mondial des Nations Unies de
2005
Le Sommet mondial de 2005 s'est déroulé du 14 au
16 septembre 2005 et a rassemblé plus de 170 chefs d'Etat et de
gouvernement, ce qui en fait un des plus vastes sommets organisés par
les Nations Unies. Le document de travail de base était le rapport du
Secrétaire général, Monsieur Kofi Annan, intitulé
« Dans une liberté plus grande »61. Il s'agissait
de grandes orientations et de réformes à proposer à la
communauté internationale afin qu'elles emportent son adhésion
politique, dont la responsabilité de protéger.
A l'issue du Sommet mondial de 2005, est finalement
adopté un Document final62, marquant l'officialisation de la
responsabilité de protéger aux yeux de la communauté
internationale en ce qu'il contient un engagement à promouvoir cette
60 59ème session de
l'Assemblée générale des Nations Unies, point 55 de
l'ordre du jour, « Un monde plus sûr : notre affaire à tous
», rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les
menaces, les défis et le changement, remis le 2 décembre 2004,
A/59/565.
61 « Dans une liberté plus grande - Vers le
développement, la sécurité et les droits de l'homme pour
tous » Rapport du Secrétaire général de l'ONU, remis
le 24 mars 2005 à l'Assemblée générale,
A/59/2005.
62 Document final du Sommet mondial des Nations
Unies, résolution 60/1 de l'Assemblée générale des
Nations Unies, adoptée le 16 septembre 2005 à la 8ème
séance plénière, A/RES/60/1 (2005).
25
responsabilité. L'Assemblée
générale adopta le 16 septembre 2005 ce Document final dans sa
résolution 60/163.
La partie « Responsabilité de protéger les
populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage
ethnique et les crimes contre l'humanité » figure aux paragraphes
138, 139 et 140 du Document final64. Comme l'indique son titre, la
responsabilité de protéger est circonscrite aux cas de
génocide, de crimes de guerre, de nettoyage ethnique et de crimes contre
l'humanité. Ces crimes, à l'exception du nettoyage ethnique,
fondent également la compétence matérielle de la Cour
internationale pénale en ce qu'ils sont les « crimes les plus
graves qui touchent l'ensemble de la communauté
internationale65 ». Toutefois des actes de purification
ethnique peuvent constituer l'un des trois autres crimes.
Conformément au rapport de la Commission internationale
de l'intervention et de la souveraineté des Etats, le Document final du
Sommet mentionne au paragraphe 138 la responsabilité de protéger,
qui incombe prioritairement à l'Etat souverain (A). Le paragraphe 139
vise les cas de défaillance où cette responsabilité
revient alors à la communauté internationale (B). Ainsi, cela
implique une répartition des responsabilités et une collaboration
entre les Etats concernés et la communauté internationale. Ces
dispositions définissent le cadre officiel au sein du duquel les Nations
Unies, ses Etats membres et les accords régionaux peuvent mettre en
oeuvre la responsabilité de protéger. Le principe de
non-intervention s'efface lorsque les populations civiles sont les victimes de
crimes internationaux ou de catastrophes humanitaires.
A. Le paragraphe 138 du Document final
Le paragraphe 138 formule ainsi une obligation pour chaque
Etat de protéger sa population des crimes précités. La
responsabilité de protéger fonctionne selon un principe de
subsidiarité mettant l'Etat concerné au premier plan, son action
restant prioritaire. Toujours en accord avec le rapport de la CIISE, la
dimension préventive de cette responsabilité est fondamentale
puisque il est mentionné que « cette responsabilité consiste
notamment dans la prévention de ces crimes, y compris l'incitation
à les
63 Document final du Sommet mondial des Nations Unies,
ibid.
64 Voir Annexe n°5.
65 Article 5 du Statut de Rome de la Cour
pénale internationale, signé le 17 juillet 1998, A/CONF/183/9.
26
commettre »66. La communauté
internationale doit « encourager et aider les Etats à s'acquitter
de cette responsabilité et aider l'Organisation des Nations Unies
à mettre en place un dispositif d'alerte rapide »67. La
communauté internationale s'engage alors à fournir une assistance
internationale et un renforcement des capacités. Ce dispositif d'alerte
rapide permet au Secrétaire général des Nations Unies de
faire appel aux conseillers spéciaux pour la prévention du
génocide et pour la responsabilité de protéger
(appartenant tous deux au bureau du conseiller spécial pour la
prévention du génocide), qui forts de leurs partenariats avec
divers acteurs (organisations régionales, société civile)
peuvent collecter directement des informations sur la réalité du
terrain et agir plus rapidement.
B. Le paragraphe 139 du Document final
Le paragraphe 139 traite quant à lui de la
responsabilité de protéger qui pèse sur la
communauté internationale. Une fois qu'il est avéré que
l'Etat concerné ne veut ou ne peut assurer cette responsabilité,
la communauté internationale se doit « de mettre en oeuvre les
moyens diplomatiques, humanitaires et autres moyens pacifiques
appropriés, conformément aux Chapitres VI et VIII de la Charte,
afin d'aider à protéger les populations »68. Il
s'agit ici d'une responsabilité supplétive, la communauté
internationale n'intervient que si l'action (prioritaire) de l'Etat
concerné fait défaut. A cela suit une référence
directe du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies fondant sans
ambiguïté la compétence du Conseil de sécurité
à organiser une action collective. L'Assemblée
générale joue elle aussi un rôle dans cette
responsabilité de protéger ; il lui revient la tâche de
« poursuivre l'examen de la responsabilité de protéger les
populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et
des crimes contre l'humanité et des conséquences qu'elle emporte
»69. L'engagement des Etats membres regroupera une aide aux
Etats concernés à se doter des moyens permettant la mise en
oeuvre de cette responsabilité de protéger et une assistance
préventive afin d'éviter une crise.
66 § 138 du Document final du Sommet mondial des Nations
Unies, résolution adoptée par l'Assemblée
générale le 16 septembre 2005, A/RES/60/1.
67 § 138 du Document final du Sommet mondial des Nations
Unies, ibid.
68 § 139 du Document final du Sommet mondial des Nations
Unies, résolution adoptée par l'Assemblée
générale le 16 septembre 2005, A/RES/60/1.
69 § 139 du Document final du Sommet mondial des Nations
Unies, ibid..
27
Pour la majeure partie de la doctrine (Messieurs Bernard
Koucher, Mario Bettatti ou Jean-Marie Crouzatier par exemple), le Document
final résultant du Sommet mondial des Nations Unies de 2005 est
dépourvu de caractère novateur. Il reprend en effet les grandes
lignes du droit d'ingérence humanitaire et les approfondit pour rendre
la responsabilité de protéger plus opérationnelle. La
valeur ajoutée serait d'ordre terminologique puisqu'en utilisant
l'expression « responsabilité de protéger » au lieu de
« droit d'ingérence humanitaire », on supprime le débat
propre à l'ingérence. Plus encore, ce document marque
l'engagement de la communauté internationale à supporter la
responsabilité de protéger et consacre l'existence officielle de
ce principe juridique par la même occasion. Toutefois, ce document ne
modifie en aucun cas la Charte des Nations Unies et n'a valeur que de
recommandation pour les Etats.
§ 2 - La résolution 1973 du 17 mars 2011
relative à l'intervention en Libye
Le Conseil de sécurité fait
référence à la responsabilité de protéger
pour la première fois dans la résolution 1674 sur la protection
des civils en période de conflit armé70.
Adoptée à l'unanimité en 2006, la résolution
réaffirme les paragraphes 138 et 139 du Document final du Sommet mondial
de 2005 relatifs à la responsabilité de protéger les
populations du génocide, des crimes de guerre, de la purification
ethnique et des crimes contre l'humanité et rappelle l'obligation des
Etat de mettre fin à l'impunité et traduire en justice les
auteurs de ces crimes.
Toutefois c'est véritablement avec l'adoption de la
résolution 1973 sur la situation en Jamahiriya arabe libyenne que le
Conseil de sécurité rend pour la première fois effective
la responsabilité de protéger71. C'est dans le
contexte du printemps arabe et de guerre civile en Libye qu'a été
votée cette résolution. On venait tout juste d'assister à
la chute des dirigeants tunisien et égyptien (Ben Ali en janvier 2011 et
Hosni Moubarak en février 2011) qu'éclatait, en février
2011, une révolte populaire en Libye. Sévèrement
réprimées par les armes de la part du pouvoir en place de
Mouammar Kadhafi, ces manifestations se sont transformées en guerre
civile. Le Conseil de sécurité adopte alors
70 Résolution 1674 du Conseil de
sécurité, adoptée à l'unanimité le 28 avril
2006 à la 5430ème séance, S/RES/1674 (2006).
71 Résolution 1973 du Conseil de
sécurité, adoptée à l'unanimité le 17 mars
2011 à la 6498ème séance, S/RES/1973 (2011).
28
une première résolution72 en
février 2011 où il est fait explicitement référence
à la responsabilité de protéger. Se basant sur le constat
d'une violation flagrante et systématique des droits de l'Homme, le
Conseil de sécurité impose toute une série de sanctions
internationales à l'encontre du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. Il
appelle entre autres au respect des droits de l'Homme, saisit la Cour
pénale internationale et exige l'arrêt des violences à
l'encontre des civils.
Le 17 mars 2011 est adoptée une seconde
résolution par le Conseil de sécurité en vue de stopper la
guerre civile en Libye, la résolution 1973. Par cette résolution,
le Conseil de sécurité se déclare « résolu
à assurer la protection des populations et zones civiles ». Tout en
« réaffirmant son ferme attachement à la souveraineté
[...] de la Jamahiriya arabe libyenne », le Conseil de
sécurité « exige un cessez-le-feu immédiat »,
« autorise les Etats membres [...] à prendre toutes les mesures
nationales [...] pour protéger les populations et zones civiles
menacées d'attaque [...] tout en excluant le déploiement d'une
force d'occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et
sur n'importe quelle partie du territoire libyen »73. De plus
par cette résolution le Conseil de sécurité va organiser
une zone d'exclusion aérienne en Libye, un embargo sur les armes, une
interdiction des vols en provenance de la Libye ou appartenant à des
libyens, un gel des avoirs pour des personnalités libyennes
expressément désignées, et, la formation d'un groupe
d'experts. La résolution 1973 est ambigüe car elle n'autorise pas
expressément une intervention militaire mais autorise
expressément que « les Etats Membres [...] agissent à titre
national ou dans le cadre d'organismes ou d'arrangements régionaux [...]
à prendre toutes mesures nécessaires [...] pour protéger
les populations »74. Pour la majeure partie de la doctrine,
cette résolution marque l'autorisation par le Conseil de
sécurité du recours à la force contre les troupes
gouvernementales libyennes dans le but de protéger les populations.
Par la suite l'OTAN va intervenir militairement, et ce sous
l'égide de l'ONU, afin de mettre en oeuvre la résolution 1973.
Cette opération militaro-humanitaire est essentiellement
franco-britannique avec un soutien logistique des Etats-Unis et de l'OTAN.
L'organisation transatlantique va envoyer des avions frapper les forces de
Mouammar Kadhafi et cela se terminera par la mort du dirigeant libyen.
72 Résolution 1970 du Conseil de
sécurité, adoptée à l'unanimité le 26
février 2011 à la 6491ème séance,
S/RES/1970 (2011).
73 Résolution 1973 du Conseil de
sécurité, op. cit., p. 27.
74 Résolution 1973 du Conseil de
sécurité, op. cit., p. 27.
29
Monsieur Nils Andersson (analyste politique suisse), rapporte
que Hubert Védrine dit de cette résolution 1973, qu'elle est
« une concrétisation de cette notion de responsabilité de
protéger, que nous avions élaborée avec Kofi Annan, quand
il a fallu sortir du piège linguistique, conceptuel et politique du
droit d'ingérence »75.
En 2006, Madame Laurence Boisson de Chazournes et Monsieur
Luigi Condorelli publiaient un article au titre plus qu'évocateur :
« De la responsabilité de protéger, ou d'une nouvelle parure
pour une notion déjà bien établie »76.
Qualifiant la responsabilité de protéger de « brillante
invention diplomatique», elle serait plus facile « à `gober'
que l'ancienne formule très médiatisée du « droit (ou
devoir) d'ingérence » [qui] apparaissait comme contredisant de
front le dogme de la souveraineté et l'un de ses principaux corollaires,
le principe de non-intervention »77. Ainsi après avoir
démontré l'existence d'une base légale certes fragile du
droit d'ingérence humanitaire, on peut s'apercevoir que depuis une
décennie une version "consolidée" est apparue avec
l'avènement de la responsabilité de protéger. Reste
à savoir si l'instrumentalisation du droit d'ingérence
humanitaire a suivi cette "tendance", se limitant face à l'affirmation
de la responsabilité de protéger.
75 Intervention de Nils ANDERSSON lors de la
conférence-débat CETIM, CUAE, Le Courrier, 30 mai 2012.
76 Laurence BOISSON DE CHAZOURNES et Luigi
CONDORELLI, "De la « responsabilité de protéger », ou
d'une nouvelle parure pour une notion déjà bien établie",
RGDIP, 2006, n°1, p. 11-18.
77 Laurence BOISSON DE CHAZOURNES et Luigi CONDORELLI,
Ibid.
30
PARTIE II - L'INSTRUMENTALISATION DU DROIT D'INGERENCE
HUMANITAIRE PAR LES ETATS EN QUETE DE LEGITIMITE
Outre les questions concernant l'existence du droit
d'ingérence humanitaire, la question de la légitimité de
l'intervention humanitaire provoque également des controverses.
Cependant, il serait erroné de croire que ce sont deux questions
indépendantes l'une de l'autre. La fragilité du cadre
légal du droit d'ingérence humanitaire profite aux Etats qui
l'invoquent pour légitimer certaines interventions militaires
illégales. Ainsi, ces derniers prétextent un motif humanitaire
à leurs interventions armées, en recherchant ainsi une
légitimité auprès de la communauté
internationale.
Face à un « humanitaire d'Etat », on a
constaté que pesait le risque que l'humanitaire se politise et se
militarise pour devenir un instrument aux mains des Etats et de leur politique
extérieure. On abordera ainsi dans un premier temps,
l'instrumentalisation du droit d'ingérence humanitaire par les Etats
(Chapitre 1). Toutefois, on a pu apercevoir une limitation de cette
instrumentalisation par les Etats du fait du renforcement de la base
légale du droit d'ingérence humanitaire, à travers la
consécration par les Nations Unies du principe de «
responsabilité de protéger ». Cela est notamment dû
aux critères de légitimité développés par la
Commission internationale de l'intervention et de la souveraineté des
Etats, qui seront étudiés dans un second temps (Chapitre 2).
Nous tenons à préciser que l'objet de cette
partie est de démontrer l'instrumentalisation. Ainsi, nous ne prendrons
pas partie sur le bien-fondé de l'instrumentalisation du droit
d'ingérence humanitaire ni sur le bien-fondé des interventions
armées humanitaires. Il ne s'agira pas non plus de faire un bilan sur
les résultats positifs et négatifs des différentes
interventions humanitaires traitées et leurs dérives. Nous nous
garderons de rentrer dans le débat qui cherche à savoir si ces
dernières aggravent ou améliorent la situation des populations en
détresse, si le chaos actuel qui règne en Libye aurait pu
être évité, si l'opération Turquoise au Rwanda a
permis d'arrêter le génocide, etc.
31
Chapitre 1 - Une instrumentalisation du droit
d'ingérence humanitaire par les Etats
Selon les opposants au droit d'ingérence humanitaire,
ce dernier est un droit à « géométrie variable »
où les intérêts politiques sont plus déterminants
que les besoins humanitaires. Le professeur Antoine Rougier78
affirmait déjà en 1910 qu' « il se commet tous les jours
dans quelque coin du monde mille barbaries qu'aucun Etat ne songe à
faire cesser parce qu'aucun Etat n'a d'intérêt à les faire
cesser79 ». Au vu du seul coût financier qu'engendre une
intervention, il apparaît évident que les Etats ont besoin de
motivations pour agir, et malheureusement la motivation humanitaire n'est pas
toujours la première. En effet, à la lecture de l'Histoire les
puissances occidentales ont souvent prétexté une ingérence
humanitaire pour couvrir des fins interventionnistes impérialistes ou
hégémoniques, ou pour les intérêts
économiques de firmes multinationales. Une fois leurs
intérêts en jeu, on peut facilement s'apercevoir de la «
proactivité » des Etats.
L'instrumentalisation du droit d'ingérence humanitaire
résulte de plusieurs facteurs, notamment du fait que l'action
humanitaire est de plus en plus considérée par les Etats et par
les Nations Unies comme une composante de la sécurité collective.
Cela conduit à favoriser son caractère armé. En se
nationalisant, l'action humanitaire devient alors un moyen politique et
stratégique, et c'est cette apparition d'un humanitaire d'Etat qui
conduit une instrumentalisation du droit d'ingérence humanitaire. On
peut alors voir se dessiner une double instrumentalisation de ce droit,
politique et militaire (Section 1), qu'il est facile de vérifier avec
l'étude d'interventions humanitaires armées (Section 2) voire
encore l'absence d'interventions humanitaires armées comme c'est le cas
en Syrie (Section 3).
78 Antoine Rougier (1877-1927) fut le doyen de la
Faculté de droit de l'Université de Lausanne. Il est était
également docteur en droit et professeur à l'Université de
Caen et d'Aix-Marseille.
79 Antoine ROUGIER, « La théorie de
l'intervention d'humanité », RGDIP, 1910, p. 468-526.
32
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