Le règlement juridictionnel du conflit relatif au statut juridique de l'entité territoriale des Bakisi dans la province du sud-Kivupar Jeanine KITUANDA KIBONGE Université de Kinshasa - Licence en Droit public 2020 |
II. Etat de la question et hypothèse de travailL'ordonnance rendue par la chambre du Conseil de la Haute juridiction administrative de la RépubliqueDémocratique du Congo sous ROR.087 à la suite de la requête principale sous RA.015 soumise au Conseil d'Etat par Monsieur Charles Wika constitue un début de solution au conflit sur le statut juridique de l'entité territoriale décentralisée des Bakisi dans le territoire de Shabunda, au Sud-Kivu. Ce conflit a déjà fait l'objet de nombreuses études avant nous ;d'où la nécessité de l'état de la question conçue par REZSOHAZY comme une synthèse critique des écrits existants qui n'est pas à confondre avec un alignement des opinions des auteurs existants sur un sujet donné.12(*) L'hypothèse demeure par contre une série de réponses qui permet de prédire la vérité scientifique vraisemblable au regard de questions soulevées par la problématique et dont la recherche vérifie le bien-fondé ou le mal fondé 13(*) De la problématique à l'hypothèse, le chercheur tend à se conformer à l'exigence scientifique c'est-à-dire la vérification. S'agissant du conflit sur le statut juridique de l'entité territoriale décentralisée des Bakisi, Mr l'Abée Charles BILEMBO14(*) a eu à cogiter sur la cultureperpétuelle, qui reste un souci majeur de Mulega ; il souligne que le Mulega est un homme de la tradition. Aussi parlant de la philosophie de l'initiation chez les Balega, il constate que l'initiation soit la célébration du Bwami ou du Bwali a cessé d'êtrephilosophique pour devenir un moyen politique de conquête du pouvoir et par conséquent, sa finalité était faussée après 1960. C'est sous cet angle qu'il met au grand jour les manoeuvres des autorités provinciales du Kivu en 1966 tendant à imposer le statut de chefferie dans le Secteur des Bakisi en s'appuyant à tort sur le Bwami et le Bwali qui, d'après le Gouverneur Bodji Dieudonné, ne devraient plus êtrecélébrés par les Balega de Shabunda spécialement les Bakisi, s'ils refusaient de reconnaitre l'ancien chef de Secteur MOPIPI KANGANDIO Paul comme chef de chefferie. En effet, ce dernier venait d'entrer dans le Bwami (société initiatique et méritocratique ouverte à tout Mulega) jusqu'au grade de Mwami Wa Kindi, dernier grade du Bwami chez les Balega. Devenu Mwami Wa Kindi, l'ancien chef de Secteur a pris le nom de Mulongeki nom Bwami qui signifie l'organisateur (de l'ordre ou de la fraude ?) Ainsi, ces autorités provinciales de l'ethnie Bashi ont sciemment cherché à confondre le Bwami chez les Bashi qui n'est autre chose que la royauté et le Bwami chez les Lega qui reste une école de la sagesse ouverte à tout Mulega, qui a atteint la majorité, qui a été circoncis et marié. Si le gouvernement provincial du Kivu avait réussi à faire taire les populations du Secteur des Bakisi en 1966 qui s'opposaient à l'imposition d'un statut illégal (chefferie), leurs réclamationsont repris surface après le mandat du Gouverneur Bodji Dieudonné qui avait réussi à créer un mouvement de division au sein du Secteur de Bakisi connu sous l'appellation de trois groupements contre quatre groupements. D'après ce Gouverneur, trois groupementsseraient favorablesau statut de chefferie tandis que quatre groupements restaient favorables au statut de Secteur. Curieusement, tous les autres Gouverneurs qui ont succédé à Monsieur Bodji Dieudonné jusqu'à l'éclatement de la Province du Kivu en 1988 en trois nouvelles provinces n'ont fait qu'entretenir cette confusion dans le but d'obtenir de deux groupes rivaux de remise de biens en nature (or, ivoire) ou en argent. Le conflit ayant été transformé en fonds de commerce par les autorités provinciales. Parlant de « l'essai sur le mythe du pouvoir coutumier et du conflit politique au sein de la collectivité locale de Bakisi »,15(*) Monsieur Salumu Yananio s'est illustré par le militantisme dans ses argumentations plutôt que par la recherche et la démonstration, en affirmant sans preuve que leSecteur Bakisi est une chefferie traditionnelle. Il nous semble que ce dernier s'était inspiré du travail de Monsieur BISHIKWABO de l'ethnie Bashi qui avait parlé de l'histoire de la chefferie des Bakisi ; sans doute pour BISHIKWABO, Mwami MOPIPI qui était devenu Mwami Wa Kindi (dernier grade dans le Bwami chez les Balega) n'est pas différent de Mwami KABARE qui est un roi chez les Bashi. Dans leur ouvrage intitulé « cadastre des infrastructures, problèmes et recommandations : Provinces du Nord et Sud-Kivu, RDC »16(*), les professeurs Bob Kabamba et Apollinaire Muholongu Malumalu ont ajouté la confusion sur la question d'administration du Secteur des Bakisi. En effet, à la page 464 où ils parlent de l'historique, la localisation, la géographie, l'économie... de cette entité administrative, ils n'ont fait que recopier les thèses erronées qui affirment que, la création de la chefferie Bakisi remonte en 1927 à la suite de la conférence de Musweli(dans le groupement de Bamuguba Nord) qui regroupait les leaders des Balega et à travers laquelle le colonisateur cherchait à conférer le pouvoir coutumier aux clans ainés. Chez les Bakisi poursuivent-ils, il fut établi à l'issue des concertations que ce pouvoir devait désormais être exercé par Mopipi Mutimana du clan Banabanga du groupement Bamuguba Sud. Dès lors, ce pouvoir à la tête de la chefferie des Bakisi sera héréditaire bien que, entre 1946 et 1960, suite à la relégation du 2e chef Mopipi Mulongeki Paul, l'entité sera administrée par Monsieur André Kyalala du groupement de Batchunga. Pendant ce temps, ajoutent-ils, cette circonscription coutumière sera sous le statut de Secteur. A l'indépendance, concluent-ils, Mopipi Mulongeki Paul reprendra son pouvoir et ça sera encore le retour à la chefferie jusqu' `à ce jour. Ces écrits évasifs pèchent contre la logique du droit dans la mesure où nos Professeurs n'ont pas fait attention à la genèse et à l'évolution de l'organisation territoriale, politique et administrative de la RépubliqueDémocratique du Congo car, le sondage d'opinion organisé par l'Administration coloniale en 1927 sur toute l'étendue du territoire national, sur base du principe de regroupement des chefferies numériquement faibles, n'a rien à avoir avec une quelconque conférence. Pour ce faire, l'Administration coloniale avait fixé des sites à travers toute la colonie pour ses enquêtes. Dans l'ancien territoire de l'Urega, actuel territoire de Shabunda, les deux sites choisis étaient ceux de Musweli au Nord et de Ntambwe Mwimba au Sud. Ils n'ont pas tenu compte non plus du décret du 05 Décembre 1933 sur les circonscriptions indigènes par application duquel furent regroupées les anciennes chefferies de la partie Nord du territoire de l'Urega, lesquelles constituent aujourd'hui les groupements du Secteur Bakisi. Bien plus, ils confondent le statut de l'entité territoriale avec les hommes qui l'animent. En effet, créé en 1933, le Secteur de Bakisi a été au départ dirigé par Mopipi Kangandio (1933-1945) et non par Mopipi Mutimana son père qui est décédé en 1930, soit trois ans avant la créationde cette entité administrative. Mopipi Kangandio appelé aussi Mulongeki Paul après son entrée dans le Bwami et Kyalala André qui lui avait succédéde 1945à1960 étaient tous deux Chefs de Secteur. La tradition orale fait encore état du statut de la femme de Mopipi Kangandio premier Chef de Secteur des Bakisi que les administrés appelaient « Nya-Seketele » c'est-à-dire la femme du Chef de Secteur. L'entité territoriale en question n'a jamais changé de statut lorsqu'en 1960, Mopipi Kangandio alias Mulongeki Paul est de nouveau devenu Chef de Secteur après sa victoire électorale sur Kyalala André. En effet, le Décret du 10 Mai 1957 modifiant le Décret du 5 décembre 1933 sur les circonscriptions indigènes n'a fait que renforcer la politique coloniale visant la démocratisation des entités territoriales de base au Congo. Aussi l'Arrêté d'application dudit décret à savoir : l'Arrêté n°21/258 du 10 décembre 1957 précité en vigueur jusqu'à ce jour, confirme le statut du Secteur reconnu à la circonscription des Bakisi. Au sujet du Décret du 10 mai 1957 sur les circonscriptionsindigènes, l'exposé de motif souligne que ce Décretrépondaità l'unique objectif à savoir : doter les circonscriptions d'une structure souple qui favorise leur développement et stimule leur évolutiondémocratique. Le Professeur Vunduawe précise que, pour réaliser ce but un bon nombre des principes a été mis sur pied ; entre autre : respecter et reconnaitre l'organisation politique et sociale traditionnelle dans la mesure compatible avec l'évolution rapide des Secteurs au détriment des chefferies, lesquellesétaientappelées à disparaitre. En effet, précise-t-il, les chefferiesétaient au nombre de 2167 dans la partie Est du pays en 1936, année de l'entrée en vigueur du Décret du 5 décembre 1933 contre 142 Secteurs, mais à la fin de l'année 1958 elles ont été réduites à 343 contre 526 Secteurs17(*). Il ressort de la thèse du Professeur Vunduawequ'il est inconcevable que suivant la politique coloniale qui était à la base de l'évolution rapide des Secteurs au détriment des chefferies, qu'un Secteur constitué depuis 1933à savoir le Secteur des Bakisi puisse être transformé en chefferieparce que son ancien chef a repris ses fonctions de chef de secteur en 1960. Tout comme la République du Congo-Brazzaville n'a pas été transformée en Royaume avec le retour au pouvoir du Président Denis Sassou Nguesso. En effet, les hommes passent, les institutions restent. En lisant encore attentivement les écrits des Professeurs Bob Kabamba et Apollinaire Malumalu relatifs à la géographie de la fameuse chefferie Bakisi, nous pensons que Monsieur KWIDEMBA MAGANGA Juress18(*) avait tout à fait raison lorsqu'il a écrit qu'il estétonnant de les voir souligner que le territoire de Shabunda est dominé par le climat équatorialproprement dit avec une seule longue saison pluvieuse19(*)(...),cela suppose implicitement qu'il y a une autre saison sèche mais courte. Or les simples notions élémentaires de géographieprécisent que dans un climat équatorial il n'y apas de saison car, il pleut toute l'année. En ce qui concerne le territoire de Shabunda, il y a lieu de noter que celui-ci se trouve dans le climat tropical humide. Comme tous les auteurs qui ont essayé d'écrire sur la problématique de la gestion du Secteur Bakisi, les deux Professeurs précités ont péché par leur approche méthodologique. La question relative au statut juridique d'une entité administrative quelconque relève du droit administratif et impose donc le recours aux textes portantcréation de celle-ci. Dans le cas d'espèce, les deux Professeurs ont indiqué la méthode par eux utilisée en précisant que leur ouvrage a été construit sur base de savoirs et des perceptions des populations et des mandataires locaux20(*). Cette méthode pose donc la question de savoir : qu'est-ce que la population sait ? Qu'est-ce que les mandataires locaux savent autour d'une question de haute portée scientifique ? S'agissant du sondage d'opinion de 1927 organisé par l'Administration coloniale sur base du principe de regroupement des chefferies numériquement faibles pour se développer dans différents domaines,posé en 1926, l'autorité coloniale avait choisi plusieurs sites à travers le territoire du Congo-Belge dans le but de regrouper les différentes chefferies sur base de leurs affinités. Le Professeur Léopold Masumbuko wa-Busungu soutient que dans le territoire d'Urega, futur territoire de Shabunda (Kyabunda ou « pays plat » en Kilega), deux sites furent désignés par les agents de l'administration coloniale : Musweli au nord après Lulingu vers Lolo, Bionga, Nyambembe et Swiza et Ntambwe Mwimba au sud, vers Kalole-centre.21(*) Il souligne que la majorité des originaires de Shabunda ignorentcomplètement l'existence du site de Ntambwe Mwimba où tous les participants (les Banyampara) s'étaient mis d'accord qu'ils étaient tous descendants de Kabango ou Koima. Ainsi, l'autorité coloniale n'a pas eu de difficulté pour réunir les quatre anciennes chefferies dans une seule unité administrative ayant le statut de chefferie, soit la chefferie de Wakabango I. En revanche, poursuit le professeur Wa-Busungu, le site de Musweli s'était distingué par un climat de méfiance généralisée due au mensonge. En effet, la plupart de participants qui tenaient à justifier l'existence d'un ancêtreéponyme commun dont ils seraient tous descendants à savoir : Kisin'avaient trouvé mieux que de concevoir de fausses histoires pour soutenir chacun sa thèse. Curieusement, chaque groupe prétendait garder le crane de ce fameux ancêtre, si bien qu'un crane de chimpanzé fut présenté comme celui de Kisi. C'est ainsi que le sondage de Musweli connu sous le nom de Musumo wa Musweli, a été reconnu par tous les participants comme un rendez-vous du mensonge. Cependant, les cadres administratifs belges chargés du sondage de Musweli ne s'étaient pas trompés ; ils savaient réellement que ces différents groupes n'avaient pas d'ancêtre commun. Malgré cela, les anciennes chefferies reconnues par l'administration coloniale dans la partie septentrionale du territoire de l'Urega, futur territoire de Shabunda, furent regroupées en deux entités administratives dotées du statut de Secteur, notamment le Secteur des Bakisi et le Secteur des Bakano. Ce dernier Secteur fut rattaché au territoire de Walikale en 1951. Le Professeur Wa-Busungu poursuit en citant l'anthropologue Daniel Bieubuck qui note dans son livre intitulé Lega Culture : « Art, Initiation and Moral Philosophy among a central African People », que le Secteur des Bakisi est constitué de Balega des clans Bamuguba,Baliga,Banagabo,Banangoma,Beygala et Bakyunga ainsi que quelques Bakwami,Bakondjo, Basongola et Basengele. Nous pensons et ce, suivant l'article 66 de la Loi-Organique n°08/016 du 07/10/2008 portant composition, organisation et fonctionnement des entités territoriales décentralisées et leurs rapports avec l'Etat et les Provinces qui dispose : « le Secteur est un ensemble généralement hétérogène de communautés traditionnelles indépendantes, organisées sur base de la coutume.(...)22(*) »que la version du Professeur Wa-Busungu répond à l'exigence scientifique ; c'est-à-dire la vérification. Cela est d'autant plus vrai dans la mesure où le statut juridique de l'entité territoriale décentralisée des Bakisi est fixé par l'Arrêté n°21/258 du 10/12/1957 du Gouverneur de la Province du Kivu, abrogeant les arrêtés n°21/143 du 10/05/1953 et 21/186 du 19/06/1954 sur le nombre et les dénominations de circonscriptionsindigènes des territoires de la Province du Kivu (B.A n°9 du 03/03/1958,p.560),Arrêté affiché à Bukavu et à Kindu,respctivement les 2 et 9 janvier 1958. * 12 REZSOHAZY R. cité par KUYUNSA et SHOMBA KINYAMBA, Initiation aux méthodes de recherches en sciences sociales, Kinshasa, PUZ, 1995, P.20 * 13 KINYAMBA S., Méthodes des recherches en sciences sociales, Kinshasa, éd., MES, 2003, p32. * 14 BILEMBO Ch., La culture perpétuelle, souci majeur de Mulega : « le Mulega l'homme de la tradition », Bukavu, 2003, P.20. * 15 SALUMU YANANIO K., Essai sur le mythe du pouvoir coutumier et les conflits politiques au sein de la collectivité locale des BAKISI, L2 SPA, UNAZA, Lubumbashi, 1973-1974. * 16 KABAMBA B.et MOHOLONGULU MALUMALU A., Cadastre des infrastructures, problèmes et recommandations « provinces du Nord et Sud-Kivu, RDC », Kinshasa, CAPA, éd.2009, p.464. * 17 VUNDUAWE-te-PEMAKO F., le processus de l'intégration juridique des autorités traditionnelles dans l'Administration moderne de la République du Zaïre de 1985à1972, Thèses de doctorat en Droit, Louvain 1973, p.56. * 18 KWIDEMBA MAGANGA J., Dysfonctionnement des institutions locales de la République Démocratique du Congo au regard des texte juridique : « Cas du Secteur Bakisi ».Mémoire de licence, UNIKIN 2013-2014 Pp.9-11. * 19 KABAMBA B.et MOHOLONGULU MALUMALU A., Cadastre des infrastructures, problèmes et recommandations « provinces du Nord et Sud-Kivu, RDC », op.cit., p.464. * 20KABAMBA B.et MOHOLONGULU MALUMALU A., Cadastre des infrastructures, problèmes et recommandations « provinces du Nord et Sud-Kivu, RDC », op.cit., p.3. * 21 MASUMBUKO WA-BUSUNGU L., Le Musomo Wa Musweli, éd. EDLIVRE, Nouveau-Brunswick, Canada, 2019, pp.11 - 12. * 22 Voir l'article 66 de la Loi-Organique n°08/016 du 07 Octobre 2008 portant composition, organisation et fonctionnement des entités territoriales décentralisées et leurs rapports avec l'Etat et les Provinces. |
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