La matériauthèque du peintre Claude Yvel, né le 16 aoà»t 1930par Crescence de Lattaignant Ecole du Louvre - Master 1 2022 |
II. Les matériaux Lefranc BourgeoisDans cette deuxième partie, nous allons nous intéresser plus spécifiquement aux matériaux Lefranc Bourgeois présents dans l'atelier de Claude Yvel. Cette étude concerne aussi leurs ancêtres, les fabricants Lefranc et Bourgeois Aîné que Claude Yvel connaissait bien avant leur fusion. Ce choix a été guidé d'abord par l'importance en termes de quantité que représentent ces matériaux, pigments, gommes et huiles, et l'histoire de la collaboration qui relie plus étroitement le peintre à ce fabricant. De plus, Lefranc Bourgeois a été plus largement documenté que les autres fabricants de couleurs et matériaux pour artistes. La marque est aujourd'hui mondialement connue et encore en activité, elle propose les services selon les mêmes principes depuis le 33 XVIIIème siècle. De plus, cette entreprise étant largement connue du milieu artistique, en France et à l'international, ce travail mené sur ces matériaux concerne de nombreuses oeuvres d'artistes, réalisées dans la seconde moitié du XXème siècle, en même temps que celles de Claude Yvel. A. Point historique1. Histoire de l'entreprise Lefranc BourgeoisLefranc Bourgeois est le nom pris récemment par l'entreprise après la fusion de Lefranc et de Bourgeois Aîné en 1965. L'histoire de chacune des deux marques a des origines bien plus anciennes, que nous allons voir ensuite. Ce rapide historique de leurs créations jusqu'à nos jours, nous permettra de saisir les raisons pour lesquelles Claude Yvel a privilégié l'emploi de leurs matériaux et cherché à les collecter pour les conserver, d'une part. Et d'autre part, cela nous amènera à comprendre pourquoi l'entreprise a collaboré avec le peintre pour vendre la création de ses nouveaux produits. Pour commencer la rapide histoire de Lefranc, nous pouvons faire remonter ses origines en 1720. C'est la date à laquelle Charles Laclef ou de La Clef s'installe au coin de la rue Princesse et de la rue du Four pour y établir sa boutique (Fig. 55). La famille Laclef, artiste-peintre et marchand de couleur de père en fils, est l'ancêtre maternel direct de la famille Lefranc. La grande marque prend donc ses racines par ce commerce d'épices dans le quartier de Saint-Germain à Paris. Ces locaux marquent la longévité et la stabilité de la tradition familiale de l'entreprise, car ils seront occupés par Lefranc jusqu'en 1912, date de la démolition de cet hôtel particulier. Dès 1753, la marque augmente son prestige : Charles Laclef est le fournisseur officiel des peintures du château de Versailles. Son travail le mène à «formuler des couleurs pures, stables, et non nocives»105. Sa renommée s'étend alors auprès des artistes et du public. En 1775, l'enseigne «A la clef d'argent» est fondée par Jean-Baptiste Laclef, fils de Charles Laclef. En 1825, l'entreprise familiale prend 105 Site officiel de la marque Lefranc Bourgeois : https://www.lefrancbourgeois.com/fr/accueil/heritage-savoir-faire/#de-1720-a-2017 34 le nom de Lefranc Frères sous Jules et Alphonse Lefranc. En 1836, les frères Lefranc font bâtir une usine à Grenelle (Fig. 57), spécialisée dans la fabrication des couleurs et vernis pour l'industrie et le bâtiment. Il s'agit de la première usine en France consacrée à la fabrication des couleurs et vernis, pour surpasser la concurrence anglaise de Winsor & Newton. En 1859, Lefranc marque un impact considérable dans le domaine artistique grâce à la commercialisation de tubes améliorés par le bouchon à vis pour mieux conserver les couleurs grâce à cette fermeture étanche, permettant ainsi aux artistes de peindre en plein air : la marque s'adapte aux volontés des artistes paysagistes puis impressionnistes. Le véritable tournant s'opère donc avec Alexandre Lefranc. Dans les années 1870, il lui donne sa dimension industrielle. 1867 est la date du déménagement de l'usine de Grenelle vers Issy-les-Moulineaux (Fig. 58), à cause de l'extension des limites de Paris. L'usine ne devait pas se trouver à l'intérieur de l'enceinte car elle était jugée « insalubre, dangereux et incommode »106. C'est lui aussi qui fait mener des recherches et examens scientifiques sur les oeuvres anciennes pour se rapprocher des techniques picturales présentes en Flandres et à Venise aux XVIème et XVIIème siècles. De ces recherches découlent la création et la vente des médiums Flamands et Vénitiens, mais aussi la mise à l'écart de matériaux dangereux ou non solides. Par-là, Alexandre Lefranc s'inscrit dans la lignée directe des principes initiés par Charles Laclef, et qui sont restés depuis les fondements de la maison Lefranc Bourgeois. C'est à partir de cette époque aussi que les découvertes des couleurs s'enchaînent et font la réputation de l'entreprise : le Jaune de Naples, flatté par le peintre Jean-François Millet107, les laques provenant de la garance naturelle, venues de Strasbourg après la guerre de 1870, le Vert de Cadmium en 1911, le Bleu Saphir en 1913, les Rouges et Verts de Cadmium, réputés pour leur opacité et leur résistance à la lumière, le Blanc de Titane très couvrant en 1922, et une gamme de couleurs transparentes conçues pour les glacis en 1950. En 1885, l'entreprise change son nom en Lefranc&Cie, et vend ses produits en Italie, Belgique et Allemagne. 106 Pascal Labreuche, Pratique des Arts, Lefranc Bourgeois - Histoire de marque, France, Diverti Editions, Hors-série août 2020, p.7 107 Jean-François Millet (Gruchy, 1814 - Barbizon, 1875), peintre, pastelliste, graveur et dessinateur français. 35 La réputation de l'entreprise Lefranc n'est donc plus à faire. La qualité de leurs matériaux est connue, reconnue et vérifiée. Lefranc se spécialise autant dans les couleurs fines pour les peintures sur chevalet, que dans les couleurs plus grossières pour la décoration, lesquelles sont très appréciées par Gauguin qui écrit qu'il les trouve meilleures108. Lefranc réunit les activités de commerçant et fabricant, dont les produits sont revendus par de nombreux marchands de couleurs parisiens dès le XIXème siècle. Clotilde Roth-Meyer recense une cinquantaine de marchands concernés par cette action de revente entre 1876 et 1877. Le guide Labreuche dispose du plan interactif en ligne, répertoriant toute l'activité des implantations géographiques des boutiques, bureaux et usines des marques Lefranc, Bourgeois Aîné et Lefranc Bourgeois. Parallèlement à l'expansion mondiale de l'entreprise Lefranc, l'histoire de Bourgeois se forme depuis 1867, date de la création de Bourgeois par Joseph Bourgeois Aîné. Il découvre «la manière d'extraire la garance pour la mise au point de la laque de garance»109, et établit son commerce à Paris, au 31 rue du Caire, et son usine au 22 rue Claude Tillier et 20 passage du Génie de 1867 à 1965. Cependant l'histoire semble bien plus ancienne, puisqu'elle prend ses racines au début du XIXème siècle lorsque Charles Bourgeois110, peintre, chimiste et fabricant de couleurs, publie en 1823 une édition révisée grâce aux connaissances de la chimie moderne, du traité de Watin111. Charles Bourgeois monte une enseigne quai de l'Ecole, nommée « Au spectre solaire ». Il prend pour mission de « fournir aux artistes des matériaux aussi beaux et durables que ceux des maîtres anciens »112. A ce titre, le carmin rouge, la laque de garance et le jaune d'étain deviennent sa spécialité. La reconnaissance de ses produits s'opère en 1814, grâce à l'article dans le Journal des Arts d'Alissan de Chazet113, qui recommande la qualité des couleurs 108 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p.118 109 Archives de l'ancien site officiel de Lefranc Bourgeois 110 Charles Bourgeois (1759 - 1832), L'art du peintre, doreur et vernisseur, Paris Belin-Leprieur, 1823 111 Jean-Félix Watin (1728 - ?), L'art du peintre, doreur, vernisseur, Paris, Chez Grangé, imprimeur-libraire, au Cabinet Littéraire, 1774. 112 LABREUCHE, 2011, p.155 113 René André Balthazar Alissan de Chazet (Paris, 1774 - Paris, 1844), auteur dramatique, poète, romancier français. 36 vendues par Charles Bourgeois, après avoir constaté des altérations chromatiques rapides lors des Salons précédents dès 1800 environ. Ceci constitue l'histoire ancienne de Bourgeois qui deviendra ensuite l'entreprise que nous connaissons. Cependant Bourgeois prend le tournant industriel dans le siècle suivant. De 1897 à 1912, nous lui connaissons une usine à Montreuil, 57 rue Armand-Carrel. L'entreprise déménage de 1912 à 1938 au 18 rue de la Croix-des-Petits-Champs, puis de 1938 à 1965, son usine et ses bureaux se trouvent au 18 passage du Génie. La marque s'attache elle aussi à la confection des couleurs «non dangereuses", et devient par là un concurrent sérieux de Lefranc. En 1955, Bourgeois lance la gamme Flashe, première peinture vinylique. Ce sont des couleurs synthétiques stables, indélébiles, au rendu mat et velouté, et proposant un séchage rapide et une très bonne adhérence sur de nombreux supports. L'histoire de Bourgeois est moins documentée que celle de Lefranc qui la publie depuis 1880-1890, et lance leur agenda «Mémento Lefranc» en 1908. Pour Bourgeois, les archives sont conservées par Colart au Mans, et c'est une série de photos datant du début du XXème siècle qui permet de documenter sur l'ampleur de la société via la taille du magasin, des usines, du stock de leur production, et de leurs machines114. Les ouvrages édités par Bourgeois sont davantage tournés vers les amateurs et débutants pour démocratiser la pratique de la peinture. Ces ouvrages portent donc des noms comme La peinture vaporisée, ou encore Nouveau procédé de décoration n'exigeant aucune notion de dessin ou de peinture115. Ces deux entreprises ont pu réunir leurs points communs et leurs qualités en 1965. La société s'installe ensuite au Mans en 1966, qui est toujours le lieu regroupant l'usine et le siège social. En 1982, le groupe AB Wilh. Becker, formé par Carl Wilhelm Becker en 1865, reprend l'entreprise Lefranc Bourgeois. Celle-ci fait désormais partie de la compagnie Colart, gérée par le groupe AB Wilh. Becker, lui-même détenu par Lindéngruppen, entreprise familiale suédoise axée sur le développement des entreprises industrielles. 114 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p.165 115 Idem, p.247 37 |
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