2. Lefranc Bourgeois et les artistes : la collaboration
avec Claude Yvel
Ce lien avec les artistes constitue l'une des
particularités de la politique commerciale innovante de Lefranc.
L'entreprise suit la tradition ancienne qui combine le marchand et fabricant de
couleurs à l'activité de marchand d'art. Elle fait tout pour
accompagner les artistes dans tous les aspects pratiques de leur
carrière, et ceci grâce à l'édition, la
domiciliation lors des Salons, ou encore l'organisation d'expositions. Lefranc
publie des ouvrages pour les artistes et les amateurs, dont la revue
trimestrielle Memento Lefranc de 1909 à 1939, devenue L'Art
de la couleur. Cette revue permet aux spécialistes des couleurs,
critiques d'art et autres personnalités de s'exprimer sur les sujets
pour en faire part à un public de spécialistes ou d'amateurs. De
plus, Lefranc loge les artistes provinciaux lors des Salons, dans la boutique
Lefranc dans les années 1840 jusqu'à la fin du XIXème
siècle environ. Ces activités se complètent par
l'organisation d'expositions, qui ont lieu dans une salle dédiée
au plafond vitré, au sein du siège de la société
rue de la Ville-l'Evêque (Fig. 61). C'est la galerie Alexandre Lefranc,
mise à la disposition des artistes pendant plusieurs
décennies.
Alors que Lefranc est devenue une marque de fabrication de
couleurs à l'échelle mondiale, la production industrielle en
grande quantité soulève la méfiance des artistes. Pour
conserver la confiance et le lien avec les artistes, Lefranc initie les
collaborations avec des peintres, aboutissant à la création et la
vente de nouveaux produits, depuis les années 1880. Cette
démarche permettant aux artistes de partager leurs recherches avec des
professionnels, se retrouve pourtant dès l'origine de la marque Lefranc
en 1720. En effet, c'est ce travail commun entre le marchand de pigments et
d'épices à la fois apothicaire, Charles Laclef et le peintre
Chardin qui initie cette démarche et fait naître cette industrie
des beaux-arts. La fonction de Laclef est d'abord de remplacer les
élèves pour le broyage des pigments et l'élaboration des
liants.
38
Mais la première collaboration de Lefranc à
proprement parler, se fait dans les années 1880 avec le peintre
Jean-Georges Vibert116. Vibert est davantage connu pour ses
activités de chimiste et la création de ses produits, que pour
ses oeuvres peintes. Il s'attache à la reconstitution de
procédés anciens par ses recherches sur le vernis pour la
peinture à l'huile et les recettes d'anciens procédés de
couleurs de la peinture à l'oeuf. Ce qui permet à Lefranc de
publier en 1890 la Notice sur les vernis au pétrole employés
pour la peinture à l'huile tiré de son Extrait du cours
à l'Ecole des beaux-Arts sur les procédés matériels
de la peinture. La gamme de produits Vibert est fabriquée en
collaboration avec Lefranc&Cie, et le vernis à retoucher surfin de
Vibert porte toujours son nom et est encore en vente dans le magasin Lefranc
Bourgeois. Par cette collaboration, Vibert montre que l'usine fournit toutes
les garanties pour une bonne fabrication de ses produits. Ce premier essai
devient un modèle pour les autres artistes, car son succès ne se
dément pas encore aujourd'hui. Ces collaborations favorisent tout autant
les peintres que le fabricant. Pour les peintres, leurs recherches ont cette
possibilité d'être matérialisées pour
améliorer leurs procédés. Pour le fabricant
«l'invention et la création de nouveaux produits sont à
l'origine de formidables expansions"117.
L'histoire de la collaboration de Raoul Dufy118 avec
la maison Bourgeois est remarquable pour le développement de la marque.
Elle prend place dans le contexte de la commande à Raoul Dufy d'une
décoration murale pour la paroi courbée du hall du Palais de la
lumière et de l'électricité119, pour
l'Exposition internationale120 de Paris en 1937. Raoul Dufy
réussit une innovation technique spectaculaire dans son oeuvre la
Fée Électricité121. Cette
dernière fait 600m2, et a été
réalisée grâce à une peinture spécialement
mise au point pour cette occasion. Il s'agit d'une peinture
légère, proche de la gouache, qui sèche rapidement. La
matière picturale donne un rendu transparent comme l'aquarelle, permet
une superposition des couches encore fraîches et un séchage de
l'ensemble. La création de cette peinture a sollicité
116 Jean-Georges Vibert (Paris, 1840 - Paris, 1902), peintre et
dramaturge français.
117 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs à
Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p. 133.
118 Raoul Dufy (Havre, 1877 - Forcalquier, 1953), peintre,
dessinateur, graveur, illustrateur français.
119 Palais de la Lumière et de l'Electricité :
commande de la Compagnie Parisienne de Distribution de
l'Électricité à l'architecte Robert Mallet-Stevens (Paris,
1886 - Paris, 1945), sur le Champs de Mars.
120 Exposition internationale à Paris du 25 mai au 25
novembre 1937.
121 Raoul Dufy, Fée Electricité, 1937,
Paris, Musée d'Art Moderne de Paris.
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l'expertise de Jacques Maroger122 pour son
médium mis au point avec Marc Havel123. Le principe de ce
mélange est une émulsion de «colle de peau allongée
dans l'eau, en émulsion avec la couleur à l'huile plus 10% de
gomme Dammar»124. Cette peinture est la base de l'inspiration
qui mènera au développement de la Flashe, première
peinture vinylique mise au point par Bourgeois Aîné en 1954. Cette
gamme de couleur Flashe est encore à ce jour une icône de la
maison Lefranc Bourgeois. Elle est née de cette première
collaboration, mais en 1980 un autre artiste, Victor Vasarely125, a
participé à son développement. Aujourd'hui, Flashe est
disponible en soixante-seize couleurs, six couleurs fluorescentes et douze
teintes iridescentes. La réussite d'une telle icône dans la
création artistique s'avère être liée à ce
travail d'échange entre des artistes et un fabricant
spécialisé.
Cette réussite amène d'autres fabricants à
proposer aux artistes des collaborations. Ceux-ci auraient donc pu se tourner
vers d'autres entreprises, le choix étant ouvert. Cependant, dans la
seconde moitié du XXème siècle, Claude Yvel a lui aussi
effectué une collaboration avec Lefranc Bourgeois. Il est vrai que la
longue histoire des collaborations donne une certaine garantie aux artistes
quant au succès de la création de leurs produits. Lefranc
Bourgeois est devenu à travers les années un gage de
qualité et de réussite. De plus, nous l'avons vu, depuis
Alexandre Lefranc, c'est une tradition de la marque de s'intéresser aux
procédés anciens. Cet intérêt se retrouve dès
la première collaboration de Lefranc avec le peintre Vibert. C'est
précisément la démarche que suit Claude Yvel, dont les
recherches l'ont mené à redécouvrir les techniques de la
peinture à l'huile des maîtres anciens du XVIème au
XVIIIème siècles. En collaboration avec Lefranc Bourgeois, Claude
Yvel a créé quatre produits : l'huile noire, le vernis gel, les
imprimeures rouge et grise (Annexes III, Tableau 3). Ces produits ne sont
désormais plus commercialisés par cette marque à cause du
plomb présent dans l'huile noire et présentant un danger pour la
santé des artistes, aspect qui se trouve contraire à l'esprit de
l'entreprise Lefranc
122 Jacques Maroger (Paris, 1884 - Baltimore, 1962), peintre,
restaurateur d'oeuvres d'art, chercheur, directeur du laboratoire du
musée du Louvre.
123 Marc Havel (France, 1901- ?), chimiste chez Bourgeois
aîné puis Lefranc Bourgeois. Il a travaillé à la
création de la Flashe, gamme de peinture iconique de Lefranc Bourgeois,
dans les années 1950.
124 Pratique des Arts, Lefranc Bourgeois - Histoire de
marque, France, Diverti Editions, Hors-série août 2020,
p.27.
125 Victor Vasarely (Pécs, 1906 - Paris, 1997), plasticien
hongrois naturalisé français, chef de file de l'art optique.
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depuis Charles Laclef au XVIIIème siècle. Mais ils
font l'objet d'une fabrication exclusive de la part du fabricant Kremer, mis
à part les imprimeures.
L'histoire de la collaboration de Claude Yvel avec les usines
Lefranc Bourgeois est aussi celle d'une amitié entre un peintre et un
chimiste, Marc Havel. Celle-ci intervient dans un contexte où Lefranc
Bourgeois essayait de vendre de nouveaux produits. Ils faisaient donc tester
leurs nouvelles gammes par les peintres, pour en assurer l'approbation et la
promotion. Les chimistes de l'entreprise venaient apporter les produits
à la Cité fleurie, boulevard Arago, dans l'atelier d'Henri Cadiou
où Claude Yvel travaillait. C'est là que Marc Havel est venu
apporter une première version du vernis-gel, qui sera le point
clé de leur collaboration future. La véritable rencontre entre
Marc Havel et Claude Yvel prend place lors d'une exposition au Musée des
Arts Décoratifs, où monsieur Havel présentait ce gel de
Lefranc Bourgeois.
Les recherches de Marc Havel se sont fondées sur les
livres de Mérimée126 et de Maroger (Annexes II,
Histoire des recherches sur le vernis-gel). Elles ont ainsi abouti à une
première version du vernis-gel, qu'il nomme médium flamand. La
recette est exposée dans son livre La technique du
tableau127, préfacé par Gérald van der
Kemp128. Celui-ci le considère comme une mise au point des
recherches menées depuis soixante-dix ans par Maroger,
Anquetin129 et Paulet. Marc Havel note que «presque toutes les
recettes des manuscrits comportent de la litharge (céruse
calcinée). L'idée est sans doute venue de la médecine, car
ces huiles au plomb s'appellent emplastiques»130. Elles ont
été reprises par Claude Yvel pour la suite. Marc Havel avait
trouvé la preuve visuelle de l'emploi de ce gel dans la peinture
flamande, dans le détail de la palette tenue par saint Luc, du tableau
Saint Luc peignant la Vierge de Maarten van Heemskerck. Claude Yvel
poursuit ce travail sur
126 Jean-François-Léonor Mérimée
(Chambrais (Broglie), 1757 - Paris, 1836), père de Prosper
Mérimée (Paris, 1803 - Cannes, 1870), élève de
David, Gabriel-François Doyen (Paris, 1726 - Saint-Pétersbourg,
1806) et François-André Vincent (Paris, 1746 - Paris, 1816), ami
de Jean-Antoine Chaptal (Badaroux, 1756 - Paris, 1832), directeur de l'Ecole
des Beaux-Arts et cofondateur de la Société d'encouragement pour
l'industrie nationale.
127 HAVEL, 1979.
128 Gérald Auffret Van der Kemp (Charenton-le-Pont, 1912 -
Neuilly-sur-Seine, 2001), conservateur de musée français.
129 Louis Emile Anquetin (Etrépagny, 1861 - Paris, 1932),
peintre français.
130 HAVEL, 1979, p.46.
41
Mérimée en complétant la recherche via les
écrits d'un manuel Roret131, de Théodore Turquet de
Mayerne, M.F.H. Thorps, Eastlake132 et Georges
Halphen133. Eastlake relève une recette du gel
attribuée à Van Dyck134, dans un manuscrit du
XVIIème siècle aujourd'hui perdu. Les incertitudes sont donc
nombreuses autour de l'authenticité de cette recette et sa provenance.
Néanmoins, elle mentionne que la composition du vernis-gel comprend deux
éléments qui doivent être mélangés à
volume égal : une huile cuite avec de la litharge et un vernis au
mastic. La recette attribuée à Van Dyck emploie le blanc de plomb
comme agent siccatif, qui a été remplacé par la litharge
chez Claude Yvel. Les propriétés siccatives de cette
dernière sont très importantes, car c'est un «oxyde naturel
de plomb»135, ou bien du «protoxyde de plomb fondu puis
cristallisé en lames»136. Au contact de cette
matière métallique qui est le plomb, l'huile devient plus
siccative. Cette réaction est possible avec du plomb seul, mais la
litharge étant un protoxyde de plomb, l'oxygène contenu dans ce
produit donne un «effet plus énergique»137 selon A.
Romain138. D'après les expériences comparant plusieurs
matières métalliques, dont le minium, la céruse,
l'acétate de manganèse et la litharge, Thorps en déduit
que la meilleure est la litharge pour son temps de séchage plus court,
la faible proportion nécessaire pour un effet satisfaisant, une
apparence presque incolore. Dans son livre, Claude Yvel donne la recette avec
toutes les étapes de préparation imagées et des conseils
pour garantir la bonne qualité de cette gelée transparente. Les
deux préparations citées dans la recette attribuée
à Van Dyck, sont mélangées à volume égal, et
cinq à dix minutes après, ce mélange prend en
gelée, qui doit être conservée dans un tube
métallique si possible. Pour un résultat limpide et clair, il
faut laisser le temps aux deux préparations de décanter et de
vieillir à l'abri de l'air.
131 Nouveau manuel complet du fabricant de vernis de toute
espèce, Paris, 1977.
132 Sir Charles Lock Eastlake (Plymouth, 1793 - Pise, 1865),
peintre et historien d'art britannique, président de l'Académie
royale de Grande-Bretagne.
133 Georges Halphen (France, 18XX - 19XX), ingénieur
chimiste, chimiste au laboratoire de Ministère du commerce.
134 Antoon van Dyck (Anvers, 1599 - Blackfriars, 1641), peintre
et graveur flamand.
135 Définition de la litharge, premier sens, Dictionnaire
de l'Académie française.
136 Idem, second sens, employé comme tel par Claude
Yvel.
137 A. Romain, Manuels-Roret, Nouveau manuel complet du
fabricant de vernis de toute espèce, Paris, 1977, p.390-391.
138 A. Romain (18XX - 19XX), ingénieur, ancien
élève de l'Ecole Polytechnique.
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Le vernis-gel de Claude Yvel a été mis au point et
confié à un chimiste139 de Lefranc. Un tube de la
préparation et sa recette sont restés chez Lefranc pendant un
temps sans nouvelles, car le chimiste, en fin de carrière, les avait
laissés et quitté l'entreprise sans s'en occuper. Cependant,
l'histoire se poursuit lorsqu'un autre chimiste du nom de des
Roseaux140, le contacte pour lancer la fabrication de ce produit en
collaboration avec Lefranc Bourgeois. C'est alors le début de cet
échange fructueux entre l'artiste et ce chimiste, qui va conduire
à la fabrication du vernis-gel, de l'huile noire et des imprimeures
rouge et grise.
L'huile noire est une préparation nécessaire pour
obtenir le vernis-gel. Ce liant a été l'objet des recherches de
Mérimée, Maroger, Marc Havel, avant d'aboutir avec Claude Yvel.
Le premier, Mérimée a pris conscience de la présence de la
litharge comme ingrédient principal des médiums anciens puisque
«c'est aussi l'oxyde de plomb qui a le plus d'action sur
l'huile»141. Pour obtenir une huile siccative incolore, il
conseille d'employer de l'huile de lin ou de noix et de la mélanger avec
de la litharge. La litharge doit se trouver sous forme de poudre très
fine pour favoriser sa dissolution dans l'huile lors de la cuisson.
Après cette étape, la surface de l'huile se recouvre d'une mince
pellicule si elle est suffisamment siccative. Sa couleur est brune mais
transparente après un temps de repos. Dès 1830,
Mérimée souligne que la combinaison huile-litharge peut donner
deux sortes de préparations : l'huile noire siccative dont nous venons
de parler, et une sorte de matière emplastique dite savon, dont il
tirera le vernis des Anglais. Il avait aussi compris l'avantage de mettre du
plomb dans l'huile pour favoriser la ductilité du liant et maintenir la
structure de la touche.
Selon Maroger, cette huile noire a été
inventée par Giorgione, et «était la base de la technique
des Italiens de la haute Renaissance et de leurs successeurs jusqu'au
début du XIXe»142. La composition peut se trouver avec
de la céruse (carbonate basique), de la céruse calcinée
(protoxyde de plomb) ou de la litharge
139 Chimiste dont le nom reste inconnu après
interrogations auprès de Claude Yvel et des archives de Colart.
140 Mention d'un B. des Roseaux (peintures Lefranc Bourgeois),
dans Naoko Sonoda, Jean-Paul Rioux, Alain René Duval, Studies in
Conservation, Identification des matériaux synthétiques dans les
peintures modernes. II. Pigments organiques et matière picturale,
Taylor & Francis Group, 1993, p.125.
141 MERIMEE, 1830, p.58.
142 MAROGER, 1986, p.104.
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(oxyde de plomb). Il en donne toutes les étapes en
précisant les proportions des ingrédients et les degrés de
cuisson à respecter. Maroger souligne aussi les qualités
supérieures de la litharge par rapport aux autres matières
métalliques, car le plomb contenu n'est pas hydraté donc ne forme
pas d'écume lors de la cuisson, de plus «l'huile faite avec de la
litharge est plus épaisse et siccative»143. Il tire la
recette des traités de Watin et de Mayerne, qui conseillent tous deux
d'attendre que le plomb en suspension soit déposé au fond de la
bouteille d'huile, avant d'en faire usage. L'utilisation est aussi
précédée d'une étape de filtrage et
décantation dans une autre bouteille. Le filtrage améliore les
propriété siccative et donne un rendu plus limpide. Pour
contrôler les coulures dues à sa consistance savonneuse et
très fluide, Maroger conseille d'y ajouter de la cire comme les
Italiens.
Claude Yvel en a formulé une recette retrouvée
d'après des traités anciens, dans le manuel Roret, qui est
consultable dans toutes les étapes dans son livre sur les techniques
à l'huile. Ainsi, l'huile noire se compose d'huile de noix
chauffée avec une once de litharge. La cuisson dure deux heures à
une température autour de 105°C à
110°C. La couleur de l'huile évolue de l'orangé
vers le brun clair après cuisson. Sa conservation est très bonne
à l'abri de l'air, mais à la lumière du jour elle se
décolore. Le plomb ajouté à l'huile, a la
propriété de donner de la souplesse à la peinture. Claude
Yvel l'utilise lors du broyage des pigments. Le plomb minéral contenu
dans cette huile est séparé du plomb liquide, lors du filtrage.
Ce jaune de plomb est ainsi stabilisé, comme le massicot. Cependant, les
produits vendus portent la mention poison sur l'étiquette comme l'exige
la loi.
Dans l'atelier, des rouleaux de toiles préparées
sont suspendus au plafond. Ce sont les témoins de la collaboration du
peintre avec Lefranc Bourgeois pour les imprimeures rouge et grise. Ces
dernières étaient commercialisées sous forme de pots.
L'idée de préparer ce produit lui vient de l'observation des tons
différents des carnations de Velasquez. Elles sont tantôt
argentées si le fond est gris, tantôt dorées, si la
préparation est rouge. La recette est présente dans le
traité de Watin, qui conseille d'employer du brun rouge
mélangé à de l'huile de noix cuite avec de la litharge.
Cette préparation obtient ainsi une couleur assez épaisse pour
être étendue
143 Idem, p.105.
44
sur la toile avec un couteau. Le brun rouge peut être un
pigment naturel ou artificiel, obtenu par la calcination de plusieurs types
d'ocres jaunes. Elle a été employée comme couleur unique,
ou bien comme une première couche préparatoire avant d'être
recouverte d'un gris composé de céruse et de noir de charbon.
Cette couche grise est constituée avec un mélange d'huile de noix
et d'huile de lin, plus siccative que la première. Cette double couche
de préparation rouge et grise est ce qui caractérise les oeuvres
des XVIIème et XVIIIème siècles. Claude Yvel a donc
retrouvé ces recettes, pour appliquer ces principes anciens de
superposition de couches hétérogènes et d'utilisation de
la litharge pour améliorer la siccativité. Ces informations ont
été, cette fois encore, retrouvées dans le livre de
Mérimée. Celui-ci précise que le problème de grains
apparents à la surface de la couche picturale, comme Rey144
l'a soulevé, est due aux grains de litharge, mais n'aurait pas lieu si
ce matériau était parfaitement broyé.
Mérimée a pu beaucoup approfondir cette question de
préparation des toiles à peindre. En effet, il était
membre du jury central et secrétaire du jury de l'Exposition
industrielle de 1819, où apparaissent les toiles à peindre
innovantes de Rey. De plus, il participe aux recherches sur les toiles à
peindre de Vallé145, qui ont reçu un rapport
élogieux de Péligot146 en 1842. Mais d'après
ses propres expériences, Claude Yvel recommande cette double
préparation de rouge et de gris, reprenant aussi le discours
d'Oudry147 à l'académie de peinture en 1752. Oudry se
défendait d'employer une imprimeure blanche car, selon lui, elle
gênait lors de la mise en place des valeurs, provoquait un
phénomène d'opalescence suivant lequel les couleurs claires se
réchauffent. Selon une remarque de Claude Yvel, cette double couche
d'ocre puis de gris est une tradition présente dans la carrosserie
automobile, avant de peindre la couche colorée, même si celle-ci
est blanche.
Ces médiums étaient des secrets d'atelier,
détenus par les maîtres anciens. Ils étaient un
élément essentiel pour caractériser leur manière.
Le gel employé par Rubens est ce qui lui permit de maintenir sa touche
vive, conservant les empreintes
144 Etienne Rey (Lyon, 1789 - Lyon, 1867), peintre, graveur,
membre de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon.
145 Pierre-Auguste Vallé (1801 - 1845), marchand de
couleurs et restaurateur de tableaux, élève et successeur du
peintre Michel Belot (1768 - 1824).
146 Eugène-Melchior Péligot (1811-1890), chimiste,
professeur au Conservatoire des arts et métiers.
147 Jean-Baptiste Oudry (Paris, 1686 - Beauvais, 1755), peintre
et graveur français.
des gestes des brosses et pinceaux, permettant une
exécution rapide et de qualité, ce qui a fortement
contribué à sa réputation internationale de son vivant
comme à travers les siècles. Cependant, avec les siècles,
la transmission dans les ateliers a disparu. Cette perte des médiums
anciens a intéressé des chercheurs depuis Mérimée,
et a connu un fort engouement après la Seconde Guerre
mondiale148 lors de la création du premier gel par Maroger.
Ces recherches ont mobilisé un grand nombre d'artistes, scientifiques et
restaurateurs que nous avons cités plus haut, avant d'aboutir avec
Claude Yvel à une production en collaboration avec l'entreprise Lefranc
Bourgeois. Ces médiums ont été employés par les
peintres en France dès leur première formulation par Maroger qui
transmettait ses recherches à Marc Havel au-delà de l'Atlantique.
Mais leur succès s'est étendu grâce à la diffusion
via Lefranc Bourgeois, qui a permis leur utilisation par un plus grand nombre.
Aujourd'hui la collaboration avec Lefranc Bourgeois a cessé, et c'est
Kremer qui en a repris la création. Kremer met à disposition de
ses clients la gamme Claude Yvel qui comprend l'huile noire, le vernis-gel
à peindre, le vernis mastic, et le vernis mastic avec baume du
Canada.
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