B. Les matériaux Lefranc Bourgeois dans
l'atelier parisien de
Claude Yvel
Claude Yvel s'est principalement attaché à
retrouver les pigments naturels utilisés par les maîtres anciens.
Il en a formé un ensemble de trente-et-un pigments (Fig. 41), qu'il
caractérise dans son livre. Cependant, sa collection se compose de
nombreux flacons portant la mention L.B. pour Lefranc Bourgeois sur les
étiquettes. Une date antérieure à 1965 peut être
donnée à certains, grâce aux étiquettes
précisant un seul nom (Lefranc ou Bourgeois). A l'intérieur se
trouvent des pigments naturels, mais la plupart sont des pigments de
synthèse. Ils sont employés par le peintre, car leur
réputation de solidité s'ajoute à son histoire plus
personnelle avec la marque. Ils sont ici étudiés dans l'ordre des
tiroirs du meuble à couverture de granit où ils sont
rangés, qui est le même dans le tableau en annexe (Annexes III,
Tableau
45
148 Seconde Guerre mondiale (1939 - 1945).
46
1). Chaque pigment cité a été
retrouvé dans le catalogue149 de matériaux Lefranc de
1934 conservé par Claude Yvel, attestant de leur ancienneté sur
le marché. Quelques exceptions sont relevées concernant le bleu
azural, le bleu d'Orient, le blanc de fresque et le blanc couvrant de fresque,
le noir de mars, le bleu de paon et le jaune batavia. Leur cas sera donc
davantage détaillé, selon les informations retrouvées,
à la suite.
1. Pigments bleu et vert
Ces pigments sont tous des pigments inorganiques de
synthèse. Leurs noms reportés sur les étiquettes sont tous
connus et reconnus. Chez Lefranc Bourgeois, nous avons le bleu azural, bleu
cæruleum, bleu cobalt, Outremer clair, vert de chrome et vert
émeraude. De Lefranc, le bleu d'Orient et de Bourgeois, la Cendre
d'Outremer.
Deux d'entre eux ne figuraient pas dans le catalogue Lefranc de
1934. Il s'agit du bleu azural et du bleu d'Orient. Le premier désigne
le bleu de manganèse, «il figure au catalogue d'octobre 1938 de la
maison Lefranc comme une nouveauté sous le nom de bleu
Azural»150. Le baryum et le manganèse présents
dans sa composition, bien qu'en faible quantité, le rendent toxique. Sa
toxicité devait être mentionnée sur son contenant
d'origine. Le second, bleu d'Orient, serait un des nombreux noms commerciaux
attribués à un dérivé développé
à partir du pigment PB15. Ainsi, les noms retranscrits sur les
étiquettes ne sont pas toujours ceux donnés officiellement par
leur créateur. Ils sont parfois le reflet d'une tradition orale, une
appellation courante à une certaine époque. De plus, les
contenants ayant été changés depuis dans des flacons de
verre, les avertissements sur la toxicité des produits sont absents.
149 Lefranc, Couleurs fines et matériel pour la
peinture à l'huile, Paris, Lefranc, 1934, p.20-23. Le catalogue a
été récupéré par Claude Yvel avant la
destruction de l'usine Lefranc à Issy-les-Moulineaux.
150 PEREGO, 2005, p.113.
47
De manière générale, ces pigments bleu de
synthèse ont été développés au XIXème
siècle, mais leur usage s'est perdu progressivement dans les
années 1970, pour le vert de chrome, ou 1980, pour le vert
émeraude. Ils ont été remplacés par des produits
moins coûteux, comme le vert de phtalocyanine.
2. Pigments noir et blanc
Ces pigments de Lefranc Bourgeois se composent des blanc fresque
et blanc couvrant fresque, dénominations qui ne se retrouvent pas dans
le catalogue Lefranc ni dans le Dictionnaire des matériaux du
peintre151. Pour les noirs, la collection comprend un pigment
minéral, la terre d'ombre brûlée, des noirs de carbone,
noir d'ivoire et noir de vigne, et deux pigments qui ne figurent pas dans le
catalogue Lefranc de 1934, le noir de Mars et le bleu de paon.
Le noir de Mars est un pigment à base d'oxyde de fer
noir, contrairement aux autres noirs de carbone. Il a une teinte qui tire un
peu sur le rouge, opaque et à haut pouvoir colorant. C'est un pigment
inorganique naturel ou de synthèse, d'utilisation assez récente.
En effet, les auteurs du XIXème siècle n'en parlent pas, et
Jean-Georges Vibert non plus au début du XXème siècle,
alors même qu'il appréciait les autres couleurs de Mars.
Le bleu de paon, serait un dérivé du bleu de
phtalocyanine, pigment organique de synthèse. Mais ce nom
n'apparaît pas dans les synonymes répertoriés dans le
Dictionnaire des matériaux du peintre152. Il se
retrouve cité dans une partie qui ne correspond pas à sa teinte,
car ce travail reprend l'ordre et le rangement mis en place par Claude Yvel.
3. Pigments jaune et ocres
151 PEREGO, 2005.
152 Ibidem.
48
En provenance de Lefranc Bourgeois, nous trouvons trois jaunes de
cadmium différents : les teintes citron, clair, moyen. Ce sont des
pigments inorganiques de synthèse, apparus chez Lefranc en 1855 en deux
tons. Ils étaient alors très coûteux. Puis, l'ocre jaune et
la terre de Sienne naturelle, qui sont des pigments minéraux d'origine,
mais remplacés par des oxydes de fer synthétique au XXème
siècle dans l'industrie de la couleur. C'est probablement sous cette
forme qu'ils sont conservés.
La marque Lefranc est représenté par deux pigments
: le jaune de Naples et le jaune batavia en deux flacons. Le jaune de Naples
est un pigment inorganique de synthèse, très réputé
pour sa qualité chez Lefranc. Dans une lettre adressée à
Alexandre Lefranc le 28 septembre 1874, Jean-François Millet s'exclame :
«J'ai retrouvé mon jaune de Naples !»153. Lefranc
proposait une version ancienne de ce pigment contenant du plomb et de
l'antimoine, toxiques, alors même que depuis les années 1850 le
jaune de Naples était peu à peu abandonné et
remplacé par les jaunes de cadmium. Au début des années
1970, les fabricants le suppriment de leurs catalogues. Lefranc l'a donc
produit sous sa forme d'autrefois, de manière presque exclusive au
XXème siècle compris, puisqu'il est présent dans le
catalogue de 1934. Sa célébrité se confirme par sa
présence dans la collection du Straus Center (Fig. 70). Le jaune batavia
n'est pas un nom de pigment mentionné chez Lefranc, ni chez les autres
fabricants de couleurs, ce qui explique son absence dans le Dictionnaire
des matériaux du peintre. Il pourrait être relié au
jaune de chrome, dont les appellations sont si nombreuses, que la liste
donnée n'est pas exhaustive.
Bourgeois est cité sur le flacon de l'orpiment, pigment
sous forme minérale, et synthétique majoritairement au
XIXème siècle. Sa toxicité est bien connue à cause
de l'arsenic contenue. Mais selon Claude Yvel, sa toxicité est encore
plus dangereuse lorsque ce pigment est sous sa forme synthétisée
du XIXème siècle.
4. Pigments orange et rouge
153 PEREGO, 2005, p.419.
49
Lefranc Bourgeois est encore largement représenté
dans la gamme des rouge et orange. Le rouge de cadmium est en quatre teintes :
clair, foncé, pourpre et orange. La gamme est complétée
par le jaune de cadmium orange. Les cadmiums sont des pigments inorganiques de
synthèse, allant du jaune pâle au rouge pourpre. Selon Claude
Yvel, ces pigments modernes ont «fait leurs preuves»154,
puisqu'ils sont stables et couvrants. Les rouges et verts de cadmiums ont vu le
jour la même année chez Lefranc entre 1913 et 1922.
A ces couleurs de synthèse s'ajoutent une ocre rouge
naturelle, phénomène assez rare pour être souligné,
le rouge de Pouzzoles, et un pigment minéral, la Terre de Sienne
brûlée. Le rouge indien, oxyde de fer rouge, peut se trouver sous
forme naturelle, minérale ou de synthèse.
L'un des pigments les plus rares et précieux de la
matériauthèque, est la garance foncée de Lefranc. Cette
laque de garance a une histoire bien particulière, puisqu'il s'agit d'un
pigment de synthèse dont la recette a été
découverte par madame Gobert155. Cette recette de garance a
obtenu la médaille d'or de la Société d'encouragement pour
l'industrie nationale156 en 1840. Les frères Lefranc font
partie du jury de la Société depuis 1839. C'est à eux que
madame Gobert a confié sa recette pour en assurer la production.
Cependant, lors de la Seconde Guerre mondiale, un pavillon de l'usine Lefranc
à Issy-les-Moulineaux a été bombardé, à
cause de sa proximité avec les usines Renault qui étaient
visées à l'origine. La recette était conservée dans
ce pavillon, avec beaucoup d'autres, et a ainsi été perdue.
Lefranc ne conservait plus qu'une boîte de cette garance, qui a
été récupérée par madame
Soutumier157. Cette dernière a offert le reste de cette
boîte à Claude Yvel. Le peintre conserve la boîte originale
dans son atelier à Beauchamps, tandis qu'à Paris la garance se
trouve en faible quantité dans le flacon de verre nommé Garance
foncée ou bien dans la petite boîte en plastique ronde et plate,
à couvercle noir, dont l'étiquette mentionne simplement garance.
Ce pigment est la
154 YVEL, 2003, p.110.
155 Dans Mémoires de l'Académie des sciences et
de l'Institut de France, p.211-212, madame Gobert est citée pour la
création de sept types de garance.
156 La Société d'encouragement pour l'industrie
nationale est une association fondée en 1801, toujours en
activité aujourd'hui, pour soutenir le service de l'industrie et les
innovations technologiques en France.
157 Suzanne Soutumier (Paris, 1910 - Biéville, 2000),
restauratrice et artiste peintre.
50
plus belle garance jamais réalisée selon Claude
Yvel. Il m'a transmis le témoignage de monsieur Kremer qui, l'ayant vue
et comparée avec sa propre garance, a affirmé que celle de madame
Gobert était meilleure.
5. Gommes et résines
Sur l'étagère sous l'escalier de l'atelier, dans
des bocaux en verre, est présentée une collection de gommes et
résines (Annexes III, Tableau 4). Au nombre de quinze, elles ont
été récupérées par Claude Yvel dans les
années 1960 dans l'entrepôt de Bourgeois. Dans leur lieu d'origine
comme celui actuel, elles ont été exposées à la
lumière directe du jour. Elles ont donc jauni ou bruni, selon le
phénomène d'oxydation propre à chacune.
La difficulté vient, là encore, de
déterminer leur provenance et leur nature. Les étiquettes
mentionnent souvent un lieu, qui correspond selon l'usage au port d'exportation
du produit, bien que sa provenance originale en soit très
éloignée. A ceci s'ajoute l'emploi global du mot gomme, qui peut
désigner une gomme ou une résine.
Parmi les gommes, nous pouvons citer la gomme Bombay surfine
blanche, la gomme coquilles surfine blanche, la gomme Sierra Leone surfine, la
gomme Sydney fine granée, la gomme Zanzibar surfine et enfin la gomme
adragante de Syrie. Les gommes de Sierra Leone et de Zanzibar pourraient
être des gommes arabiques, puisque ce sont des régions proches du
Sénégal et du Soudan, toutes deux réputées pour
cette production. La gomme adragante de Syrie s'avère être la
gomme la plus coûteuse, avec sa haute viscosité elle sert
d'agglutinant pour les pastels ou de liant pour les gouaches.
Les résines seraient donc bien plus nombreuses dans la
collection, puisque sous le terme de gomme se cache souvent des gommes laques.
La gomme Manille friable et la gomme Calcutta grosse blanche sont des gommes
laques, soit des résines naturelles. De même que la gomme laque
cerise feuilles claires qui est une résine laque
sécrétée par des cochenilles du genre Kerria, donnant ce
liant d'origine
51
naturelle. Le Sticklac est une laque en bâton,
sécrétée par les insectes laque de la famille des
Kerriidae, incrustée sur des brindilles. La laque est retirée des
brindilles, et ensuite purifiée pour donner une gomme laque liquide ou
solide naturelle.
Les résines d'origine végétale sont la
colophane blanche, la sandaraque lavée extra fine et le mastic en
larmes. Sous sa forme industrielle et moins coûteuse, la colophane est
une résine extraite d'une vieille souche de pin, distillée puis
décolorée. Autrement, il s'agit d'un «résidu de
distillation de la gemme dans la production de l'essence de
térébenthine (colophane de gemme)»158. Le mastic
en larmes est le suc du lentisque. Exposé aussi longtemps que les autres
gommes et résines à la même lumière, il a peu jauni.
C'est la résine utilisée par Claude Yvel pour sa recette de
vernis car le mastic forme un film que ne pénètre pas
l'humidité, facilement retiré il n'endommage pas la peinture,
rend une surface plane avec des qualités optiques très
recherchées par le peintre, grâce à sa pureté.
Le karabé jaune lavé et l'ambre jaune succin sont
des résines naturelles fossiles. L'ambre est un matériau
coûteux qui a donc été vendu en diverses qualités
sous ce nom. Son usage se retrouve beaucoup en peinture à l'huile pour
les médiums.
Cette collection de gommes et résines lui a
été très utile dans ses travaux. Elles sont
exposées comme des modèles dans son atelier. Les gommes, souvent
plus utilisées dans les arts graphiques, ont été
étudiées pour son livre sur les techniques à l'eau. De
même les résines, et en particulier le mastic en larmes, ont
abouti à la formulation d'une recette de vernis aujourd'hui
commercialisée par Kremer.
Grâce à la bonne réputation et sa
collaboration avec la marque, ses liens et connaissances avec des chimistes
travaillant dans ces usines, Lefranc, Bourgeois et Lefranc Bourgeois sont
très présents dans la collection de matériaux de Claude
Yvel. Si ce travail se concentre principalement sur les pigments, les gommes et
les résines, la marque est aussi inscrite sur les outils et d'autres
matériels anciens,
158 PEREGO, 2005, p.221.
52
comme une louche bleue pour remuer la couleur dans la fabrication
des pastels, un sabre, des couteaux et truelles (Annexes III, Tableau 5). Cette
grande quantité de matériaux provenant de Lefranc Bourgeois ou de
A la Momie, est un des marqueurs qui donnent le caractère exceptionnel
de cette matériauthèque.
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