III. La place de cette matériauthèque
dans les recherches actuelles
La collection de matériaux de Claude Yvel fait partie de
ces ensembles de ressources historiques non renouvelables. La question de la
sauvegarde, de l'étude et de la diffusion de ces collections trouve une
réponse dans le domaine des matériauthèques. Ce secteur a
été investi simultanément dans le dernier siècle,
par de nombreuses institutions dans le monde ayant conscience de l'importance
de cet héritage matériel pour la recherche, la conservation et
encore bien d'autres disciplines. Les possibilités semblent multiples,
mais la valeur de ces collections de matériaux est peu connue et
reconnue. La diversité des appellations pour désigner une
matériauthèque prouve bien que c'est un domaine encore en
formation actuellement. Nous pouvons donc trouver les noms de
matériauthèque, d'archives d'échantillons du patrimoine,
de musée des matériaux, de collection d'échantillons, pour
des institutions ayant toutes des projets et des fonctions à la fois
convergents et novateurs.
A. Les enjeux actuels des
matériauthèques
1. Etudier les matériauthèques existantes
La situation des matériauthèques a
été le sujet de préoccupations récentes de la part
de l'ICCROM. En effet, il y a une réelle nécessité de
rassembler ces projets qui n'ont pas tous émergé au même
moment dans des domaines similaires. Les
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champs investis, pour le patrimoine, concernent l'architecture,
l'archéologie, la peinture, la photographie et toutes les autres
matières que nous ne citerons pas ici. Leurs formes étant
diverses et les institutions menant des projets similaires étant
isolées, l'organisation intergouvernementale promouvant la conservation
du patrimoine culturel dans le monde s'est chargée de rassembler ces
projets convergents dans une initiative commune nommée Heritage Samples
Archives Initiative (HSAI). Le projet de l'ICCROM a rassemblé une
quarantaine de posters de vingt-deux pays présentant différentes
matériauthèques dans le monde. Toutes ne seront pas
étudiées dans ce mémoire. Nous sélectionnerons les
projets qui se rapprochent de la collection de Claude Yvel dans la nature des
matériaux étudiés et des problématiques
rencontrées.
Cet intérêt pour les collections de matériaux
associées à un laboratoire de recherche semble naître au
tournant du XXème siècle avec Edward Forbes aux Etats-Unis.
Edward Waldo Forbes était directeur du Fogg Museum de Harvard, de 1909
à 1944. Il lance sa collection de matériaux centrée sur
les pigments dans un but de préservation des oeuvres anciennes, en lien
avec sa collection de peintures italiennes anciennes. Ainsi, il collecte des
échantillons lors de ses voyages dans le monde entier. La collection
conserve des pigments provenant de sites fouillés à
Pompéi, du lapis lazuli directement venu d'Afghanistan, des pigments et
liants japonais envoyés du pays par son frère William Forbes,
ambassadeur américain au Japon dans les années 1930. Les
collections sont donc des pigments anciens pour la plupart, dont la collecte a
cessé après la Seconde Guerre mondiale. Ces pigments sont
exposés selon un déroulement chromatique allant des bleus aux
rouges. Les espaces de rangements sont des vitrines (Fig. 66), dans un espace
moderne et vaste pour contenir ces 2700 échantillons
environ159. La collection Forbes en comprend elle-même 3000
environ, séparés entre deux collections : le Straus Center et la
collection privée Forbes au Institute for Fine Arts Conservation Center
de l'Université de New York. Des sous-ensembles de ces collections sont
répartis dans plusieurs laboratoires dans le monde.
159 Harvard Art Museums, Pigment Collection Colors All
Aspects of the Museums, 21 octobre 2019
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Il est nécessaire de noter ici que cette collection de
matériaux est très vite liée à un laboratoire
scientifique, car sa raison d'être est d'abord d'approfondir la
connaissance des techniques de peinture anciennes, d'après sa collection
d'art personnelle, et de «faciliter les travaux de recherche et de
conservation»160. Le Département de la conservation et
de la recherche technique est fondé dans cette optique en 1928 par
Edward Forbes. Il est actuellement nommé Straus Center for Conservation
and Technical Studies, département des Harvard Art Museums. La collecte
de matériaux a repris récemment pour des pigments modernes et
synthétiques, apparus sur le marché dans les soixante-dix
dernières années. La collection est utilisée par les
restaurateurs du Straus Center, dirigée actuellement par Narayan
Khandekar, principal scientifique en conservation. Le Straus Center est
accompagné dans ses démarches par la collection Gettens au sein
des Harvard Art Museums. Cette collection regroupe 1600 échantillons de
liants et vernis. Le laboratoire Gettens conserve aussi des diapositives
documentant par des images le vieillissement naturel de la teinte d'une
peinture en fonction de son liant. Ces échantillons sont avant tout des
tests et des matériaux de références dans le laboratoire
d'analyse. Cet exemple de la Collection Forbes de pigments, pourrait être
le premier spécimen de matériauthèque, c'est-à-dire
un lieu où sont stockés des échantillons de
matériaux, conçue pour la conservation du patrimoine.
Ce sont les dernières décennies qui ont vu
naître de nombreux projets de matériauthèques. L'ICCROM
permet de leur donner cette dimension internationale pour
«améliorer la reconnaissance, la préservation, la gestion,
l'accès et l'utilisation des archives d'échantillons du
patrimoine»161. Cette organisation établit «des
bonnes pratiques, des politiques, des procédures, des outils et des
méthodologies pour la gestion des archives
d'échantillons»162, un cadre normé qui affirme
d'une certaine manière la valeur de ce domaine. Durant les deux
journées du webinaire 2021 « Découvrir les archives
d'échantillons », les 29 et 30 novembre, l'ICCROM a mis en garde
sur le fait que ces archives représentent une part importante du
patrimoine qui est menacée. Le mot a été employé
pour inciter les institutions à «leur sauvegarde
160 This is colossal, Harvard Pigment Library, Janvier
2016: traduction.
161 Initiative des archives des échantillons du
patrimoine, site officiel de l'ICCROM.
162 Idem
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physique, leur accès et leur utilisation". L'initiative
est divisée en cinq groupes de travail qui sont ainsi
présentés :
- « Valeurs et importance
Améliorer les méthodes de description et de
communication des échantillons d'archives patrimoniales, notamment en ce
qui concerne leur valeur pour les diverses parties prenantes.
- Catalogage et gestion des archives
Améliorer la préservation et l'utilisation des
échantillons d'archives patrimoniales en fournissant des conseils et des
outils pour établir des exigences de base minimales pour la gestion des
échantillons d'archives.
- Accès et utilisation
Permettre un meilleur accès et une utilisation durable des
échantillons d'archives patrimoniales en fournissant des conseils
pratiques sur la manière de développer des politiques
d'accès pour différents utilisateurs dans le cadre des ressources
disponibles de l'organisation.
- Connexion des données entre les collections
Partager les informations sur les archives d'échantillons
du patrimoine par le biais d'une plateforme commune gérable,
modelée sur les informations minimales requises pour connecter les
archives d'échantillons, en tenant compte des besoins des
utilisateurs.»163
L'Initiative de l'ICCROM est cette possibilité de mise en
relation de ces collections d'échantillons. Cette division des groupes
et la date récente du webinaire montrent bien que ces questions sont au
coeur des préoccupations internationales actuelles. De plus, comme le
site de l'ICCROM l'a déclaré, la session de posters en ligne ne
fait qu'annoncer l'atelier international ICCROM HSAI Connecting Collections,
qui se tiendra du 13 au 15 juin 2022 à Evora, au Portugal.
Lors de la session de novembre, le poster Art reference
materials collection of Edvard Munch - an original asset for research and
innovation au Munch Museum (Fig. 63), a particulièrement retenu
notre attention. Il s'agit d'une collection de
163 Initiative des archives des échantillons du
patrimoine, site officiel de l'ICCROM.
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matériaux originaux appartenant à l'artiste Edvard
Munch. Le poster informe donc de l'état actuel de la collection et des
projets futurs qui seront menés à son sujet. Elle est
composée de 922 tubes de peinture de marques différentes, environ
300 crayons de pastel, de pigments en poudre, de palettes, d'ensembles
d'aquarelles, d'encres, de brosses et chevalets, entre autres. Ces
matériaux datent de la période d'activité du peintre, de
1890 à 1920. Ils sont dans un bon état de préservation,
mis à part quelques tubes de peinture, des ensembles d'aquarelles, et
des pots de pigment. Le déménagement du musée en 2021 a
permis à la collection d'être entièrement
révisée dans la configuration de son emballage et de son
stockage. Des analyses ont été menées sur les tubes,
crayons et palettes. Actuellement les conditions d'emballage et de stockage ont
été améliorées et une mise en place de mesures de
conservation préventive, soit des installations d'entreposage à
climat contrôlé, est prévue. Cependant, la collection
rencontre des problèmes au niveau de la provenance des matériaux,
à cause de l'absence d'étiquettes ou du fait que le contenu ne
correspond pas toujours chimiquement à ce qui est marqué sur le
tube. De plus, il n'y a pas de preuve de leur acquisition, ni du pays de leur
production, à part pour quelques pigments. Nous avons donc ici l'exemple
d'une collection de matériaux dont l'intérêt n'est apparu
que récemment. Un tel projet propose de nombreux axes de recherches sur
les matériaux de peinture, les phénomènes de
dégradation qui leur sont joints, et les marques des produits
conservés. Le champ de recherche est très vaste et à
caractère pluridisciplinaire. Ce cas précis montre enfin
l'importance de la connexion des données entre les collections, comme le
propose l'initiative de l'ICCROM, pour que ces informations
numérisées puissent permettre d'identifier par comparaison des
matériaux à la provenance inconnue.
En France, le RMF a présenté, lors de la
séance des posters de l'HSAI, le projet CoRef, Conservation et
Référencement des échantillons d'oeuvres (Fig. 62). La
collection de matériaux, créée depuis soixante ans,
concerne tout type et nature d'échantillons. Le nombre
d'échantillons détenus s'élèvent à 40000
environ, avec une production de 1000 échantillons par an. La
conservation et la gestion optimisées des échantillons permettent
leur réexploitation et leur analyse avec des techniques nouvelles.
Ainsi, les oeuvres concernées ne devront pas être
prélevées à nouveau. La matériauthèque
dispose aussi d'un espace de stockage et de conditionnements adaptés
à une évacuation d'urgence. Le conditionnement se fait sur trois
niveaux. Le
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premier concerne le contenant de l'échantillon qui prend
des formes diverses suivant le matériau et son utilisateur. Le
deuxième niveau a celles de boîtes standardisées LAB qui
ont quatre tailles différentes. Les contenants des échantillons y
sont déposés, et ces boîtes sont organisées par
oeuvres ou par programmes de recherche. Le troisième niveau concerne les
caisses gerbables, stockées dans des compactus regroupés par
catégories de matériaux. Les caisses sont indexées par
type de matériaux, et numérotées suivant ce modèle
: polychromie001, métal006, céramique003. De même pour les
étagères et les travées. Tous ces éléments
indexés sont enregistrés sur la base de données
informatique, ce qui permet leur localisation rapide. CoRef envisage de
développer un outil informatique permettant de lier l'échantillon
avec une photo.
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