C. La formation d'une collection : le contexte de la
collecte des
matériaux
Pour mieux comprendre la collection des matériaux de
l'atelier de Claude Yvel, nous allons nous intéresser au contexte menant
à sa formation. La collecte s'est faite en lien avec la pratique de son
art, bien entendu, mais la quantité dépasse largement les besoins
du peintre. En effet, pour ne parler que des pigments, la peinture à
l'huile selon la technique des maîtres anciens ne demande l'emploi que
d'environ une trentaine de pigments (Fig. 41). Or, le meuble du peintre, ses
étagères et boîtes, en contiennent beaucoup plus. Les
matériaux, en particulier les pigments, ont une étiquette qui
indique la plupart du temps leur provenance. C'est à partir de ces
indications et des informations qu'il m'a transmises lors de mes visites dans
son atelier, que nous pouvons retracer en partie l'histoire de cette
collecte.
1. Les marchands de couleurs parisiens
L'emplacement de son atelier nous conduit d'abord à
évoquer les marchands de couleurs parisiens. Ceux-ci présentent
des questions complexes, du fait de leur nombre, et leur histoire
récente liée à la montée de grands fournisseurs
internationaux. L'histoire des marchands de couleurs au XIXème a fait
l'objet d'une thèse par Clotilde Roth-Meyer90, mais aucun
ouvrage ne nous est connu sur cette question pour le XXème
siècle. Néanmoins, une ouverture dans cette thèse
évoque la différence entre le nombre croissant de ces marchands
au XIXème, et l'arrêt de son évolution à partir de
la Première Guerre mondiale. D'après un entretien avec monsieur
Dominique Sennelier91 en 2001, elle parle de sept à huit
marchands dans le quartier de l'Ecole des Beaux-Arts en 1960, contre
quarante-quatre en 189992. Il y a donc une disparition
attestée des marchands de couleurs parisiens au XXème
siècle.
90 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs
à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004
91 Dominique Sennelier (1938 -), petit-fils de
Gustave Sennelier (? - 1929), créateur de la marque, propriétaire
et développeur de l'activité de la société
Sennelier dans les deux magasins de Paris, 3 quai Voltaire et 4 bis rue de la
Grande-Chaumière.
92 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs
à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004, p.11
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Parmi ces marchands, nous savons que Claude Yvel se fournissait
chez des enseignes comme "À la Momie», Le Bon Broyeur, et des
fabricants très reconnus déjà à l'international,
comme Lefranc Bourgeois et Sennelier. Le Bon Broyeur (Fig. 45) est une enseigne
pour vanter la qualité de broyage, mais c'est une désignation
commune à trois marchands de couleurs connus au XIXème, Leroy,
Malet et Picou93, selon Clotilde Roth-Meyer. Nous avons
relevé sept pigments provenant de cette boutique dans la collection de
Claude Yvel.
Sennelier (Fig. 46) est une provenance qui est bien connue,
puisque son activité est toujours actuelle. Nous pouvons préciser
qu'il s'agit d'un fabricant de couleurs fines depuis 1887. Il est à la
fois revendeur et fabricant. Son fondateur est Gustave Sennelier, ancien
employé de la maison Lefranc, qui est devenu son concurrent grâce
à cette entreprise familiale dont la tradition perdure jusqu'à
nos jours. Cette marque est réputée pour la vente de ses pigments
naturels, cependant le fonds de Claude Yvel ne comporte que six pigments de
cette provenance.
En effet, la majorité du fonds se compose des pigments
Lefranc Bourgeois, raison pour laquelle ils seront davantage
développés par la suite. Nous pouvons dès lors noter que
certaines étiquettes précisaient seulement Lefranc ou Bourgeois,
tandis que d'autres avaient la mention «L.B.». Cette précision
donne une indication sur leur date, puisque la fusion de ces deux marques ne se
fait qu'en 1965. De plus, les pigments et les gommes ont été
collectés dans les anciennes usines de Lefranc et Bourgeois
Aîné, avant que celles-ci ne soient déplacées au
Mans après leur fusion puis leur rachat par Colart94 en 1982.
Avant sa destruction, Claude Yvel a immortalisé l'usine Lefranc à
Issy-les-Moulineaux dans une de ses peintures95.
Nous pouvons nous concentrer davantage sur le cas que
présente l'enseigne «A la Momie», car c'est un exemple de
l'évolution récente de cette profession de
93 Clotilde Roth-Meyer, Les marchands de couleurs
à Paris au XIXème siècle, Paris IV, 2004
94 Colart, ou Col'Art, est une entreprise
fondée en 1991 par Lindéngruppen, basée à Londres,
spécialisée dans le commerce du matériel pour artiste.
Colart regroupe les marques Winsor & Newton, Lefranc Bourgeois, Liquitex,
Conté à Paris, Snazaroo, L'éléphant.
95 Claude Yvel, Usine Lefranc, 1970, Paris,
collection N.P. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig. 8.
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marchand de couleurs parisiens, qui a été
étudié par le Musée des Arts et Traditions
Populaires96 pour leur exposition «Des teintes et des
couleurs» en 1988, et qui se trouve particulièrement bien
représenté en termes de quantité de matériaux dans
la collection de Claude Yvel. «A la Momie» désigne une
enseigne d'une boutique de couleurs et vernis, fondée en 1712 et
fermée en 1983. Le dernier gérant, bien connu de Claude Yvel,
était monsieur René Touvron qui a pu transmettre l'histoire de
cette boutique aux personnes chargées par le Musée des Arts et
Traditions populaires de collecter les matériaux en 1983. Ce magasin
était situé place du Châtelet à l'origine, dans la
même rue que l'enseigne Au Bon Broyeur. Mais au XXème
siècle, monsieur Touvron a dû la déménager dans un
garage au 32-34 rue Blondel. Cette enseigne tient son nom de «la
momie», une «drogue importée d'Egypte dont on tire des
pigments noirs ou bruns»97. Elle avait la réputation de
vendre des matières naturelles depuis sa fondation jusqu'en 1983, et des
produits rares et anciens, bien que les réserves ne datent pas du
XVIIIème. L'étude menée par le musée des Arts et
Traditions Populaires révèle l'importance de la collection des
verts Milori de l'enseigne. A. Milori98 était un fabricant de
couleurs au XIXème, réputé pour la qualité de son
bleu de Prusse, et dont une collection de pigments vert porte désormais
le nom. Claude Yvel conserve dans son atelier les verts Milori n°1, 2, 3
et 4 provenant de «A la Momie», parmi de nombreux autres pigments.
C'est une des caractéristiques qui rend sa collection de
matériaux exceptionnelle, d'autant plus que comme nous l'avons dit, ce
magasin est désormais fermé. Claude Yvel a été
averti de cette fermeture et a donc pu collecter un bon nombre de ces pigments.
Ces matériaux étaient en effet destinés d'abord à
une clientèle de peintres de profession et d'élèves de
l'Ecole des Beaux-Arts, ce qui est encore une garantie de qualité. Cette
clientèle a été reprise par le demi-grossiste H.M.B.,
situé rue Saint-Nicolas dans le 12e arrondissement de Paris.
Cette marque H.M.B. est présente sur l'étiquette
d'un seul pigment dans la collection de Claude Yvel. Cette entreprise a
été fondée en 1889, à Paris. En priorité
96 Musée des Arts et Traditions populaires
était un musée national fondé en 1937 par Georges Henri
Rivière (Paris, 1897 - Louveciennes, 1985), fermé en 2005. Ses
collections forment le fonds principal du Musée des civilisations de
l'Europe et de la Méditerranée (MuCEM) ouvert à Marseille
en 2013.
97 Martine Jaoul, Des teintes et des
couleurs, Paris, 1988, p.36
98 A. Milori avait une boutique située
près de l'Hôtel de Ville, dont le succès était
reconnu dès 1835.
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tournée vers les matériaux concernant les
métiers du bois, elle est encore en activité actuellement, et
revend des produits beaux-arts de marques comme Winsor & Newton et Lefranc
Bourgeois, entre autres. Elle est connue sous la mention HMB-BDA
principalement.
Nous avons relevé aussi des provenances qui ne sont pas
des marques de magasins ou marchands, mais dont les noms concernent directement
le milieu artistique parisien. Il s'agit de la mention Limet et Paulet sur les
étiquettes. L'indication Limet se retrouve pour huit pigments. Claude
Yvel m'a précisé que ce nom désignait le fils du patineur
de bronze préféré de Rodin, nommé Jean
François Limet (1855-1941), aussi connu pour être un photographe
amateur avec une formation de peintre. Son fils était établi
à la Cité Verte, lieu où s'est formé Claude Yvel
auprès d'Henri Cadiou, comme nous l'avons vu précédemment.
Ce serait donc de lui que proviendrait ces pigments. Quant à Paulet il
s'agirait de Pierre Paulet (1894-1978), restaurateur des peintures des
musées nationaux. Mais seulement un pigment porte ce nom sur
l'étiquette.
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