Introduction
«En art ce qui est important ce n'est pas les
matériaux mais ce que l'on veut dire» a dit Nikolaï
Maslov1. Ceci est la citation la plus célèbre à
propos des matériaux artistiques. Elle prouve le peu de
considération accordée à ce domaine.
Le mémoire qui suit prouvera au contraire toute
l'importance des matériaux en eux-mêmes pour réaliser au
mieux les intentions artistiques d'un peintre. Chez Claude Yvel la recherche
des bons matériaux est la condition sine qua non pour exécuter
une peinture de la bonne manière, pour qu'elle tienne à travers
le temps.
Le mot matériauthèque n'est pas couramment
employé, nous pouvons même dire qu'il manque de
familiarité. Ce nom est récent, datant du XXIème
siècle, sa définition n'est pas encore fixée. Il peut
désigner un «lieu ou établissement où sont
stockés des échantillons de matériaux» selon
Wiktionnaire, ou bien «un dispositif de médiation conçu pour
permettre aux visiteurs de toucher les matériaux composant certains des
objets présentés dans les expositions» pour le
Cnap2. Le champ d'application reste ainsi très ouvert.
Remarquons que les définitions ne proviennent pas des dictionnaires
officiels. Le dictionnaire de l'Académie française ne donne aucun
résultat pour cette recherche. Matériauthèque est donc un
mot d'usage officieux. Employé dans un milieu spécialisé,
il est compris par tous, mais il n'est ni utilisé ni connu du grand
public. Mais peu importe l'usage qui en est fait, une
matériauthèque concerne des matériaux.
Or les questions sur les matériaux sont encore très
vastes. Il y a une multitude de manières de les aborder : leur histoire,
leur fabrication, leur marque, leur nature, leurs propriétés, et
la liste pourrait encore s'allonger. Pour cette raison, la collection de
matériaux ne peut être séparée des
problématiques concernant son collectionneur, monsieur Yvel. Sa
technique de peinture à l'huile et sa volonté profonde de peindre
à la manière des maîtres anciens sont
intrinsèquement liées aux matériaux. Ceux-ci ne concernent
d'ailleurs pas que la matière première utilisée pour
peindre. Par matériaux il faut entendre ici la matière
présente in fine sur la toile, mais aussi les outils pour transformer et
appliquer cette matière, et les sources écrites,
1 Nikolaï Maslov (1954 - 2014), auteur russe.
2 Centre national des arts plastiques,
opérateur de la politique du ministère de la Culture.
7
livres et essais, qui ont guidé et nourri la pratique de
ces techniques. Les matériaux sont donc divers et liés à
des archives.
La diversité et la quantité vont de pair dans cet
atelier. Or l'atelier parisien n'est qu'une partie de la collection
entière de Claude Yvel. Cette dernière se divise en deux
ensembles qui comprennent l'atelier à Paris et son annexe à
Beauchamps en Normandie. L'annexe en Normandie ne sera donc pas
étudiée. Le travail de ce mémoire évoquera la
quantité des ressources, mais se concentrera ensuite sur les
matériaux Lefranc Bourgeois présents dans son atelier
parisien.
L'objectif donné en premier lieu au mémoire,
était de fournir une base de données présentant les
matériaux, en les replaçant dans leur contexte historique,
donnant les sources d'acquisition, les familles de matériaux et les
fabricants. En somme, expliquer pourquoi et comment tel matériau se
retrouve dans l'atelier, sous quelle forme il se présente, quelle est
son importance par rapport à l'histoire des matériaux et leurs
fabricants. Dès le premier entretien avec Claude Yvel, il a
été question d'une problématique majeure, qui est la
fermeture des revendeurs et fabricants de couleurs tels qu'il les connaissait
à ses débuts dans le métier. Ce phénomène
provoque l'arrêt de la production de certaines matières et outils.
Donc des matériaux communs aux peintres des générations
précédentes, sont aujourd'hui rarissimes. C'est unique de les
voir rassemblés dans ce petit espace du passage Fermat. Une autre
conséquence est celle de leur collecte. Leur disparition du
marché ne signifie pas la perte de l'importance ou de leur
nécessité pour pratiquer la peinture telle que Claude Yvel le
voulait. S'en est suivie une recherche méticuleuse dans les
marchés aux puces, ou encore la fabrication de ses propres
matériaux avec des éléments récupérés
de multiples endroits.
La matériauthèque se trouve aussi en danger dans
son existence. Elle risque de disparaître à terme puisque qu'il
n'y a personne en tant qu'artiste pour la reprendre et mettre à profit
ses trésors. Elle risque donc d'être plus tard dilapidée
entre les personnes intéressées. Le mémoire répond
donc à la nécessité de documenter ces matériaux,
les reconnaître dans toutes leurs valeurs. Le mot mémoire a ici
toute sa place puisqu'il garde en mémoire l'état de cette
matériauthèque à un temps donné. Mais cette
mémoire sera aussi mise en valeur dans tout son potentiel
découvert, et placée dans la perspective de son usage futur. Ce
futur est lié à l'émergence des
matériauthèques aux niveaux national et
8
international. Il est important ici de préciser que
l'étude est partielle, car la totalité des matériaux ne
pouvait être prise en compte dans le temps accordé pour ce
travail.
Si une question devait être soulevée pour
résumer ces problématiques, elle pourrait prendre cette forme :
quels sont les spécificités, enjeux et potentiels de la
matériauthèque du peintre Claude Yvel à Paris ? L'atelier
de Claude Yvel sera donc présenté dans son contenu
général et son contexte. Puis l'angle d'approche se concentrera
sur l'étude des matériaux Lefranc Bourgeois, en les
replaçant dans l'histoire de la marque, celle de la collaboration avec
le peintre, pour enfin renseigner sur l'inventaire exécuté en
annexes. Nous nous questionnerons enfin sur quelle place cette
matériauthèque peut prendre dans les recherches actuelles, en la
mettant en rapport avec d'autres matériauthèques, les
différents usages possibles, et les pistes pour son avenir.
I. L'atelier de Claude Yvel : une collection de
matériaux
9
anciens dans un atelier contemporain
La collection de matériaux dans l'atelier parisien de
Claude Yvel, qui fait l'objet de notre mémoire, pose avant tout des
questions sur les intentions, l'histoire et le contexte qui l'ont fait
naître. Une collection est intrinsèquement liée à
son collectionneur. Étudier son art tel qu'il le pratique est donc la
première étape vers une meilleure connaissance des trésors
matériels de son atelier. Il est néanmoins nécessaire de
garder en tête que les pigments et les outils qui y sont présents
sont les matériaux d'un peintre contemporain qui en fait encore usage
aujourd'hui.
A. L'histoire du peintre et de ses recherches sur les
techniques des maîtres anciens
1. Claude Yvel
Comprendre les causes de la formation de cette collection, nous
amène à répondre à cette question : qui est Claude
Yvel ? Claude Yvel est né le 16 août 1930 à Paris.
L'appartement familial, Porte de Vanves, est le lieu où, enfant, il
passe le plus clair de temps, avec sa mère et ses quatre frères.
Son père était musicien, violoniste, et batteur du Master Jack
Orchestra3, René Forest4. Sa mère
était Jeanne André, pupille de l'assistance publique, ayant
acquis des «compétences en herboristerie et une formation de
préparatrice»5 en pharmacie. Son nom, Yvel, a sa propre
histoire. Il est l'anagramme du nom Lévy6. Son père,
René Lévy, se faisait appeler Forest, nom de sa propre
mère, dans le contexte antisémite de la Seconde
3 Groupe de musique jazz, actif pendant
l'entre-deux guerres dans les brasseries parisiennes. Pascale Le Thorel,
Claude Yvel, 2014, p.18.
4 René Emmanuel Lévy (Paris, 1904 ;
Kovno ou Tallin, 1944).
5 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Pascale Le
Thorel, « Un exercice d'équilibre sur une corde », p.17.
6 Idem, p.20.
10
Guerre mondiale. Mais René Lévy fut
immatriculé 19341, puis déporté par le convoi n°73 de
Drancy le 15 mai 1944, vers «la forteresse de Kovno en Lituanie ou vers
Tallin en Estonie»7. Il n'en est jamais revenu, de même
pour son frère Jean, déporté à Auschwitz le 7
décembre 1943. L'art de Claude Yvel est donc marqué par des
événements violents dès l'enfance, relatifs à la
guerre et aux déportations. Ceux-ci sont des sujets récurrents
dans ses oeuvres. Nous pouvons citer Gott mit uns8, et
Convoi n°73 Reichsbahn9. Ces oeuvres
révèlent la réalité objective d'une histoire
vécue par son auteur. D'une certaine manière, ce sont ces sujets
réels qui ont poussé le peintre vers la pratique de son art du
trompe-l'oeil.
Outre son histoire personnelle, Claude Yvel a été
initié très tôt à la pratique du dessin et de la
typographie. Son institutrice à l'école primaire lui enseigne la
méthode Freinet10. Cette dernière est une
pédagogie transformant la salle de classe en atelier, pour que les
enfants choisissent un texte, l'impriment eux-mêmes et l'étudient
en classe. La pédagogie Freinet encourage la créativité
des enfants par des médiums comme la peinture, le dessin, la sculpture,
et surtout l'imprimerie dont l'outil est directement présent dans la
salle de cours.
Son histoire permet de mettre en lumière sa solide
formation technique. A quatorze ans il quitte l'école, et suit des cours
du soir donnés par la Ville de Paris, rue Didot11. En 1944,
un professeur lui apprend la perspective, les proportions, le dessin
d'après modèle. Après son certificat d'étude, il
est dirigé vers le Centre d'apprentissage d'arts
graphiques12, menant au métier d'illustrateur. Le mois
d'octobre 1944 marque son entrée à la Cité
verte13 alors au 147 rue Broca, dirigée
7 Idem, p.18
8 Claude Yvel, Gott mit uns, 1966, collection
privée, Paris. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig. 2.
9 Claude Yvel, Convoi n°73, 1994,
collection J.W., Los Angeles. Voir Annexes 1, Les oeuvres de Claude Yvel, Fig.
3.
10 Célestin Baptistin Freinet (Gars, 1896 -
Vence, 1966), pédagogue français, a écrit L'imprimerie
à l'école, Boulogne, Ferrary, 1927 et l'Education du
Travail, Paris, Ophrys, 1949.
11 Rue Didot, 14e arrondissement de
Paris.
12 Pour Centre d'apprentissage des métiers
d'art, Hôtel Salé, 3e arrondissement, Paris. Centre
établi « Pour que les Jeunes reviennent aux Beaux Métiers
d'Arts. Paris - Dans le cadre du bel Hôtel de Salé, un Centre,
unique en Europe, apprend aux Jeunes, les métiers d'art, vitraux,
poterie et aussi le dessin animé. », d'après le titre des
photos, 1943, Musée Carnavalet, Paris. Voir Annexes 1, Les écoles
et ateliers de formation de Claude Yvel, Fig. 9 et 10.
13 Passage privé avec des ateliers d'artistes,
aujourd'hui 147 rue Léon-Maurice Nordmann, 13e
arrondissement, Paris. Henri Cadiou, qui y louait un atelier, lui donne ce nom
lors de l'action menée par une association d'artisans et artistes pour
la défense des ateliers, menacés de destruction en 1977. Par
l'arrêté du 3 août 1979,
11
par le peintre Henri Cadiou14. Il y reçoit une
formation technique complète, sur le dessin de la lettre, laissant peu
de place à l'histoire de l'art. Plus tard, il emploiera ces mots pour
l'évoquer à Pascale le Thorel15 : «une bonne
discipline qui à la longue les dompte et leur sert d'ascèse comme
pour les moines copistes des monastères»16. En 1945, il
va à l'Académie Frochot17, qui se situe au pied de
Montmartre, à Pigalle, pour dessiner le nu. Après deux ans
à la Cité verte, il devient l'assistant d'Henri Cadiou, preuve de
sa maîtrise de l'enseignement reçu, puis en 1953 il travaille dans
l'atelier de Cadiou.
Mais si la technique se trouve très présente
dès ses débuts, il montre aussi un grand intérêt
pour l'histoire de l'art, en particulier la peinture ancienne. Henri Cadiou
emmenait ses élèves visiter les salons et expositions, il avait
dès lors retenu cette habitude. A cette époque il visite
fréquemment le musée du Louvre et le Musée d'Art Moderne,
et des bibliothèques comme celle des Arts décoratifs ainsi que
celle du Centre d'apprentissage18. André
Thérive19 met en avant une «Révélation
Georges de La Tour au pavillon de Marsan», et en 1956 un voyage en
Hollande qui lui permet la visite de l'exposition Rembrandt20.
Nous remarquons donc le milieu propice à
l'élaboration de son talent de peintre du réel. Cependant, il
faut aussi noter qu'il se forme surtout à la peinture en autodidacte.
André Thérive rapporte qu'en 1942, « il profite du jeudi
pour peindre, de sa fenêtre, des paysages de la zone»21,
et toujours vers 1945, «il peint seul des
la Cité Verte est classée parmi les sites du
département de Paris. Voir Annexes 1, Les écoles et ateliers de
formation de Claude Yvel, Fig. 11.
14 Henri Cadiou (Paris, 1906 - 1989) est un peintre
français, fondateur du mouvement Trompe l'oeil /
Réalité.
15 Pascale Le Thorel (Paris, 1960 -), commissaire
d'exposition, critique d'art, directrice des éditions de l'Ecole
nationale supérieure des beaux-arts depuis 2000, présidente du
groupe Art du SNE (Syndicat national de l'édition) depuis 2009. Elle
habite un atelier à côté de celui de Claude Yvel, passage
Fermat.
16 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Pascale le
Thorel, « Un exercice d'équilibre sur une corde », p.13
17 Académie Frochot : 15 avenue Frochot,
9e arrondissement, Paris. Voie privée avec les ateliers de
Chassériau, Gustave Moreau, Toulouse-Lautrec (cf. Bruno Centorame,
2000). Serge Poliakoff (1906-1969) y était élève et en a
fait un dessin en 1940 (Voir Annexes 1, Les écoles et ateliers de
formation de Claude Yvel, Fig. 12). L'académie est transformée en
1952 en Ecole normale de dessin.
18 Pour Centre d'apprentissage des métiers
d'art, cf. Note 10.
19 André Thérive (Limoges, 1891 - Paris,
1967) est le pseudonyme de l'écrivain, romancier, journaliste et
critique littéraire, Roger Puthoste.
20 THERIVE, 1958, p.16.
21 Idem, p.15.
12
paysages à la gouache et des natures mortes à
l'huile»22. Poussé par ce besoin de connaître
davantage sur l'art de peindre à la manière des maîtres
anciens, il étudie de lui-même le classique Répertoire
de pharmacie pratique23, de François
Dorvault24, et le Traité complet de la
peinture25 de Paillot de Montabert26, donnant un
savoir selon les règles de l'art classique, et pour la
préparation des couleurs.
Son art a souvent été rapproché du mouvement
Hyperréaliste27 alors en vogue aux Etats-Unis, selon Jack
Pollock28. D'autant plus que les années 1970 voyaient
naître l'étude des peintres de trompe-l'oeil américains du
XIXème siècle comme Harnett29 et Peto30,
dont le spécialiste est Alfred Frankenstein31. Claude Yvel a
confié dans son entretien avec Natalie Mei32 : «Je me
trouve très proche de Richard Estes33 qui peint des paysages
de New York à partir de photos, en recherchant les techniques
traditionnelles que d'autres n'ont pas découvert ou veulent
ignorer»34, à cause de cette même recherche des
techniques traditionnelles. 1971, date de son voyage au Canada puis aux
Etats-Unis, marque sa rencontre artistique avec ces peintres américains.
Mais c'est son lien au mouvement des peintres de la réalité
formé autour d'Henri Cadiou qui prime avant tout.
Ce qui est très présent aussi, ce sont les
inspirations et les références dans sa technique comme dans ses
oeuvres aux Maîtres anciens. Il est devenu incontestable,
22 Ibidem.
23 Aussi appelé l'Officine, le livre
est édité à Paris, par Ancienne Maison Béchet
Jeune, à partir de 1844.
24 François Dorvault
(Saint-Etienne-de-Montluc, 1815 - Paris, 1879), pharmacien des hôpitaux,
lauréat de l'Ecole de pharmacie de Paris, fondateur de la Pharmacie
centrale de France en 1852.
25 Traité complet de la peinture,
Paris, Bossange Père, 1829.
26 Jacques-Nicolas Paillot de Montabert (Troyes, 1771
- Troyes, 1849), peintre et historien de l'art français.
27 Hyperréalisme : « courant des arts
plastiques apparu aux États-Unis à la fin des années 1960,
et caractérisé par une interprétation quasi photographique
du visible, avec ou sans intention critique. (Synonyme : photoréalisme.)
», encyclopédie Larousse.
28 Jack Henry Pollock (Toronto, 1930 - 1992),
auteur, peintre et marchand d'art, directeur de la Pollock Gallery à
Toronto.
29 William Harnett (Clonakilty, 1848 - New York,
1892), peintre américain de natures mortes et scènes de genre en
trompe l'oeil. Voir Annexes 1, Exemples des peintures des hyperréalistes
américains, Fig. 13.
30 John Frederick Peto (Philadelphie, 1854 - Island
Heights, 1907), peintre américain spécialisé dans le
trompe l'oeil. Voir Annexes 1, Exemples des peintures des hyperréalistes
américains, Fig. 14.
31 Alfred Victor Frankenstein (Chicago, 1906 - San
Francisco, 1981), critique d'art et de musique, auteur, musicien professionnel
américain.
32 Natalie Mei (France, 1948 -), restauratrice de
tableaux et brodeuse.
33 Richard Estes (Kewanee, 1932 -), peintre,
photographe, graveur, hyperréaliste américain. Voir Annexes 1,
Exemples des peintures des hyperréalistes américains, Fig. 15.
34 MEI, 1984, p.9.
13
pour chaque personne ayant écrit à propos de son
art, et d'après ce qu'il en dit lui-même, que la tradition
à laquelle il se rattache est celle des artistes du Nord, et en
particulier Vermeer35. Il en reprend la peinture fine, avec le
«traitement précis de la matière et de la
lumière»36. Il est important de citer l'inspiration que
lui ont procuré d'autres artistes anciens, comme Jacopo de'
Barbari37. Ce dernier a peint en 1504 la Nature morte avec
perdrix et gant de fer, considéré comme le plus ancien
trompe l'oeil, conservé à l'Alte Pinakothek de Munich. Nous
pouvons aussi y trouver des références aux peintres classiques du
XIXème, comme Ingres38 et David39, et citer
Cézanne40 pour la pratique de la peinture sur le motif.
Toutes ces inspirations assemblées, contemporaines,
modernes et anciennes, montrent bien son étude approfondie du
métier de peintre dans le médium à l'huile, ainsi qu'une
volonté très présente de parodier l'art contemporain.
Là où Marcel Duchamp41 plaçait un objet
réel dans un musée pour en faire une oeuvre d'art, selon le
concept du ready-made des Nouveaux réalistes42, Claude Yvel
place les tableaux d'une affiche ou d'une caisse, réalisés en
trompe-l'oeil, paraissant si réel qu'un huissier à l'oeil non
averti en fut dupé43.
Sa technique et ses volontés artistiques restent
très attachées à l'enseignement d'Henri Cadiou. Celui-ci
fonde le mouvement des Peintres de la Réalité44, et
dès 1955, avec Claude Yvel, ils organisent la première Exposition
internationale des Peintres de la Réalité, à la galerie
Marforen45. Cette réunion de 15 peintres de pays
différents, forment ensuite le groupe Trompe
l'oeil/Réalité qui
35 Johannes Vermeer (Delft, 1632 - Delft, 1675),
peintre néerlandais.
36 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.33.
37 Jacopo de' Barbari (Venise, 1450 - Malines, 1516),
peintre et graveur italien.
38 Jean-Auguste-Dominique Ingres (Montauban, 1780 -
Paris, 1867), peintre néo-classique français.
39 Jacques-Louis David (Paris, 1748 - Bruxelles,
1825), peintre néo-classique et conventionnel français.
40 Paul Cézanne (Aix-en-Provence, 1839 -
Aix-en-Provence, 1906), peintre français.
41 Marcel Duchamp (Blainville-Crevon, 1887 -
Neuilly-sur-Seine, 1968), peintre, plasticien, homme de lettre français,
naturalisé américain en 1955.
42 Nouveaux réalistes : groupe de peintres
fondé par le peintre Yves Klein et le critique d`art Pierre Restany en
1960. Ils préconisent l'utilisation d'objet issus directement de la
réalité, comme les ready-made de marcel Duchamp.
43 Anecdote relatée par Matthias Frehner,
FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, p.37.
44 Après la Seconde Guerre mondiale, Henri
Cadiou fonde ce mouvement avec des artistes spécialisés dans les
motifs de genre et la nature morte. Il évolue ensuite vers le mouvement
Trompe l'oeil / Réalité.
45 Galerie Marforen, 91 Faubourg Saint-Honoré,
Paris. Cette galerie a aujourd'hui disparu.
14
connaît un rayonnement international, grâce au Salon
Comparaisons46. C'est à partir de ce mouvement là que
Claude Yvel élabore sa propre manière de peindre. Pascale le
Thorel résume cela en quelques mots : «il va donc peindre le
réel, d'après le réel, sur le motif»47.
Son travail s'effectue face au motif, et non par la vision intermédiaire
d'une photo, pour une meilleure appréhension du réel. Les sujets
peints sont d'abord ce qui l'entoure, dans son environnement quotidien, aussi
bien pour les objets que pour les personnes. A partir des années 1970,
il tend davantage vers la peinture du trompe-l'oeil. Mais ce qui
caractérise sa manière c'est sa recherche active et approfondie
des techniques picturales perdues. Pour cela, il trouve des recettes dans le
Répertoire de pharmacie pratique car pour reprendre ses propres
paroles, «Jadis l'apothicaire était le fournisseur des drogues
nécessaires pour la pratique des médecins et des
peintres»48. Sa pratique du trompe-l'oeil le mène
à vouloir faire disparaître la surface peinte, et Matthias
Frehner49 note une «absence totale de facture
personnelle»50. Ses trompe-l'oeil se composent d'une surface
plane qui met en relief des objets posés ou suspendus par une ficelle.
Les objets sont toujours grandeur nature et jamais sectionnés par les
bords du tableau. Ses compositions sont le terme d'un travail long de plusieurs
mois en atelier, comme les peintres du XVIIème siècle. C'est le
moment de la conception qui prend le plus de temps. Ce temps est celui de la
composition, des esquisses dessinées ou en détrempe, et du report
à grandeur nature sur la toile avant la peinture. Mais ce savoir-faire
n'est pour lui que le moyen d'atteindre son objectif visé, car selon lui
la technique ne doit jamais s'afficher comme une démonstration, sinon
elle est méprisable. Matthias Frehner a dit de lui qu'il pratiquait un
«réalisme critique à la
Courbet51»52. Ceci tient de son appropriation des
techniques picturales des peintres du XVème au XVIIème
siècles. C'est ce qui le distingue des peintres de la Nouvelle
Objectivité53. Il ajoute ainsi au réalisme qu'il a
hérité d'Henri Cadiou, la facture des Maîtres anciens. Tout
comme
46 Le Salon Comparaisons, créé en 1956,
expose des oeuvres d'art actuelles, issues de trente groupes de tendances
artistiques différentes, à Paris et à l'international.
47 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Pascale le
Thorel, « Un exercice d'équilibre sur une corde », p.14
48 Idem, p.17.
49 Matthias Frehner (Winterthour, 1955 -), historien
de l'art, conservateur, publiciste suisse.
50 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.32.
51 Gustave Courbet (Ornans, 1819 - La Tour-de-Peilz,
1877), peintre réaliste et sculpteur français.
52 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.39.
53 La Nouvelle Objectivité est un mouvement
artistique né en Allemagne, actif de 1918 à 1933, et
centré sur un retour au réel et au quotidien.
15
les Maîtres hollandais du XVIIème siècle, ses
«compositions sont de fins rébus»54. Un tel art
constitue une exception dans son temps tourné plus volontiers vers
l'abstraction, en réaction au réalisme de 1930. Sans aucune
prétention de vouloir résumer son art, nous pouvons du moins
établir les liens entre celui-ci et la technique employée,
technique qui justifie l'emploi de ces matériaux. La technique fine des
peintres hollandais du XVème au XVIIème permet ces
détails. Et surtout l'emploi de ces matériaux, les pigments
préparés par ses soins et le liant, permettent une
durabilité dans le temps. Il y a aussi une nécessité de
former des détails précis, des couches fines, des couleurs
proches du réel, une volonté de pérennité pour les
oeuvres qui conduisent donc le peintre vers ces techniques anciennes et
l'emploi de ces matériaux.
Une telle formation et une telle pratique de la peinture, le
lancent dès 1949 à exposer au National
Indépendant55. Pour sa première exposition
personnelle, il l'intitula «Peintures réalistes». Elle est
réalisée dans la galerie de l'Institut, 12 rue de Seine, du 7 au
11 mai 1954. Dès ce moment le critique Maximilien Gauthier56
mentionne sa technique en la rapprochant des «maîtres hollandais, et
surtout Vermeer de Delft»57. Mais c'est autour de 1970 que sa
carrière connaît un véritable tournant grâce à
la rencontre de deux hommes : Heinz Trösch, collectionneur à
Bâle qui lui acheta sa première oeuvre et restera son soutien le
plus fidèle, et Jack Pollock, qui promeut de jeunes artistes canadiens
comme David Hockney58, Victor Vasarely59, Richard
Hamilton60, et Claude Yvel. Il voyage donc au Canada et aux
Etats-Unis en 1971, où il expose au New York Museum. C'est le
début de l'engouement pour son art en Amérique, qui se confirme
par les articles dans le New
54 FRANKENSTEIN, LE THOREL, FREHNER, 2014, Matthias
Frehner, « L'essence de la réalité », p.36
55 Salon national indépendant, président
Gustave-Louis Jaulmes (Lausanne, 1873 - Paris, 1959), Palais des beaux-arts de
la Ville de Paris, du 19 mars au 10 avril 1949. Il est organisé par la
Société nationale indépendante. La bibliothèque
d'art et d'archéologie de Genève a répertorié les
catalogues des expositions de 1948 à 1950.
56 Maximilien Gauthier (Paris, 1893 - Paris, 1977),
écrivain, critique d'art, biographe, journaliste français.
57 Maximilien Gauthier, Yvel,
dépliant, galerie de l'institut, Paris, 1954
58 David Hockney (Bradford, 1937 -), peintre,
dessinateur, graveur, décorateur, photographe et théoricien de
l'art britannique.
59 Victor Vasarely (Pécs, 1906 - Paris, 1997),
plasticien hongrois, naturalisé français en 1961.
60 Richard Hamilton (Pimlico, 1922 - Londres, 2011),
peintre et graphiste britannique, à l'origine du Pop art en
Angleterre.
16
York Times61, écrits par le critique principal
du journal, John Canaday62, pendant deux semaines durant. Cette
reconnaissance lui offre un large succès au sud des Etats-Unis. Puis il
se poursuit à l'étranger, en particulier en Chine, à
partir de 1988, lorsqu'il se rend à Pékin et à Shenyang
pour enseigner la pratique de la peinture occidentale aux professeurs des
Écoles de Beaux-Arts. Il effectue des voyages en Chine, de 1988 à
1991, pour donner des stages (Fig. 20) d'initiation pratique et
théorique à la LuXun Academy de Shenyang, et former des peintres
et des professeurs de peinture. Il retourne en 2013 à la Central Academy
of Fine Arts de Pékin, dans le même but, et donne une
conférence «How to be a painter» aux étudiants de
l'université. Cette même année, il reçoit le
certificat d'honneur (Fig. 21) décerné par l'Association des
Peintres à l'huile en reconnaissance de sa contribution à
l'initiation en Chine aux techniques occidentales. Sa réception est
favorisée à l'étranger grâce à
l'intérêt et aux contextes culturels que manifestent ces deux
pays. Lorsqu'il expose une première fois à New York, Alfred
Frankenstein venait tout juste de publier son étude63 sur les
peintres du trompe-l'oeil américains du XIXème siècle :
Michael Harnett, John Frederick Peto, John Haberle64. Pour ce qui
est de la Chine, la tendance artistique est davantage portée vers des
techniques extrêmement précises et réalistes, que seule
permet la peinture à l'huile telle que la pratiquaient les artistes du
XVème au XVIIIème siècles en Europe.
Nous voyons donc cette volonté, chez Claude Yvel, de
peindre les objets du réel, plus réels qu'ils ne le sont,
grâce à ses compositions et cette facture amenant l'illusion de la
chose à son plus haut niveau. Mais aussi cette pratique de la peinture
lui est inspirée par sa motivation d'amener le spectateur à voir,
au-delà de la première impression de réalité de
l'oeuvre. Et ce sont à travers des sujets comme l'absence, la
disparition, la violence, la torture, la guerre, qu'il arrive à
«amener les gens à voir en eux des contradictions qu'ils ne peuvent
pas admettre»65. Le trompe-
61 Articles Reality and Illusion in Show of
French Art, 8 août 1973, et Art, 19 août 1973,
écrits par John Canaday à l'occasion de l'exposition Reality
& Trompe l'oeil by French New Real Painter, New York Cultural Center, New
York, du 7 août au 16 septembre 1973.
62 John Canaday (Fort Scott, 1907 - New York, 1985),
écrivain, romancier et critique d'art américain.
63 Alfred Frankenstein, After the hunt: William
Harnett and other American still life painters, 1870-1900,
Berkeley: University of California Press, 1969
64 John Haberle (New Haven, 1856 - New Haven, 1933),
peintre américain de natures mortes dans le style du trompe l'oeil. Voir
Annexes 1, Exemples des peintures des hyperréalistes américains,
Fig. 16.
65 MEI, 1984, p.11.
17
l'oeil fait prendre conscience que la toile n'est pas qu'une
surface colorée, par la présence indéniable de la
réalité, ou ce qui semble l'être. Mais un tel objectif ne
peut être réalisé avec les matériaux disponibles
dans le commerce. Trop grossiers, ceux-ci ne permettent pas d'atteindre la
finesse et le raffinement de Vermeer. C'est donc à partir d'une telle
détermination, que Claude Yvel a mené ses recherches sur les
techniques anciennes, et a commencé à s'informer et collecter les
matériaux qui font l'objet de ce mémoire.
|
|