2.3.1. Des expériences qui font trace
Au début du suivi, je me questionne sur la trace que
laissent les expériences d'autostimulation chez Jamil. Leur aspect
stéréotypique ne semble pas permettre de leur donner un sens, et
elles se répètent inlassablement. Or, pour que les conduites
soient symbolisées, il est nécessaire qu'elles puissent
être associées et soient mémorisées, et donc
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qu'elles aient pu faire trace pour l'enfant (Obéji,
2020). Qu'est-ce qui a donc permis à ces expériences de
finalement laisser une marque et d'évoluer vers une symbolisation ?
Encore une fois, la répétition des
activités selon un schéma précis, ainsi que la
stabilité de l'environnement des séances jouent un rôle
important. C'est sur la base de cette « mêmeté » de
l'expérience qu'un mouvement initié en simple réponse
à l'environnement peut devenir un geste avec une action sur
l'environnement (Obéji, 2020). Les expériences, par leur
ressemblance, peuvent être mémorisées, comparées
puis généralisées. Elles prennent du sens dans la
répétition.
Pour Jamil, la répétition de ses conduites
d'escalade ne prend pas de sens lorsqu'il les réalise seul. En ajoutant
dans les activités proposées des moments d'escalade sur
l'espalier ou le mur d'escalade, nous lui permettons de répondre
à ses besoins sensoriels dans un contexte spécifique. Cela
s'intègre dans le parcours psychomoteur, il y a donc un chemin à
parcourir avant de grimper, et pour aboutir le parcours il faut redescendre.
Ainsi Jamil explore la hauteur de façon différente de ce qu'il a
l'habitude de faire. La répétition de cette action dans le
contexte du parcours permet aux expériences de faire trace.
Durant le parcours, nous sommes présentes pour
accompagner les enfants. La relation prend aussi une place dans les processus
de symbolisation (Bullinger, 2007a). En effet, en apportant du sens aux
expériences de Jamil au travers de notre regard, celles-ci ont pu
commencer à s'éloigner de leur aspect
stéréotypique. Les variations apportées dans nos
réactions à ses comportements ont apporté du changement
dans ses mouvements habituels. Livoir-Petersen (2008) explique que le
bébé perçoit le monde par contrastes. En plus de la
stabilité et la répétition de l'environnement, la
présence de variations est aussi essentielle. Nous retrouvons ici le
paradoxe que l'on trouve dans le mouvement : une stabilité est
nécessaire à la construction et la mise en sens des actions, mais
celles-ci amènent et nécessitent du changement pour être
perçues et généralisées (Douchin, 2014, cité
par Obéji, 2020).
Le contexte de groupe est un élément à
prendre en compte dans l'apport de variations. En effet, la manière dont
se déroulent les séances est conditionnée par chacun des
enfants du groupe et chaque professionnelle qui les accompagne. Cette variation
est indispensable pour que les expériences puissent être
comparées et à terme généralisées, ne plus
dépendre d'un unique contexte.
Orjubin (2022) explique que la variation, notamment dans la
relation, provoque un bouleversement tonique à l'origine du sentiment de
soi. En effet, pour Bullinger (2007b),
LANDEAU (CC BY-NC-ND 2.0)
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la perception de flux sensoriels apporte toujours des
réactions tonico-posturales. Or, nos réactions, le son de nos
voix et notre toucher sont autant de stimuli sensoriels variés. Les
réactions tonico posturales alors engendrées servent de base
à la constitution d'un sentiment d'unicité, qui donne
accès aux représentations.
Ainsi, les différentes réactions face aux
comportements d'escalade de Jamil permettent ces changements dans
l'expérience nécessaires à la symbolisation. Au sein du
groupe, nous n'avons pas instauré d'accompagnant référent
pour chaque enfant. La psychomotricienne, la monitrice-éducatrice et
moi-même nous occupons donc des enfants en fonction de notre
disponibilité et de leurs demandes. À mesure des séances,
les interlocuteurs de chacun varient alors. Les modifications dans le dialogue
que cela induit permettent à Jamil de sentir les limites de son corps
et, à terme, de représenter son corps comme entité qui
peut agir sur l'environnement.
La recherche d'axialité dans son propre corps,
répétée dans un contexte stable et étayée
par notre accompagnement, peut laisser une trace pour Jamil. Cette
axialité qui s'intègre petit à petit dans son corps se
déplace alors sur l'objet « brique », dans un début de
symbolisation.
L'investissement de l'espace de la salle par Jamil commence
aussi à montrer des différences. Les espaces du sol et de la
salle jusqu'alors difficiles à explorer commencent à être
investis durant les ateliers. Son besoin d'escalade laisse place à un
investissement des activités et donc de l'espace proposé durant
celles-ci. Durant le temps calme, Jamil commence à être capable de
s'asseoir au sol sans bouger.
Pour Orjubin (2022), la salle de psychomotricité est
représentée par le psychomotricien comme une extension de
lui-même. Son propre rapport à l'espace de la salle teinte alors
la relation et sert de médiateur dans celle-ci. Dans le cas de Jamil,
notre investissement de l'espace a pu lui être transmis au travers de la
relation, et aboutir à un investissement différent. Alors que
Jamil investit au départ principalement l'espace dans sa hauteur au
niveau des agrès et de l'espalier, nous proposons des activités
qui se placent plus au sol et dans le centre de la salle. Tandis que la
relation se construit avec Jamil et que nous apprenons à comprendre ses
besoins, nous adaptons nos propositions pour y intégrer son espace
privilégié. En retour, Jamil commence à s'intégrer
dans les espaces que nous avons proposés. Comme lorsque l'on
mélange deux couleurs, nous avons donné naissance à une
nouvelle teinte d'investissement spatial.
LANDEAU (CC BY-NC-ND 2.0)
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