2.2.2 Un frein culturel français
Le raisonnement de Thomas Philippon41, étayé par
des études d'opinions complètes et une approche statistique
rigoureuse du sujet, livre une analyse intéressante :« S'il y a
bien en France une crise de la valeur travail, elle n'est pas celle que l'on
croit. Il n'y a pas de disparition du désir de travailler. Contrairement
aux idées reçues, les Français accordent plutôt plus
d'importance au travail que la plupart des Européens, et ils sont parmi
les premiers à enseigner à leurs enfants à travailler dur.
(...) S'il y a d'un côté un désir de travailler, et de
l'autre une volonté d'entreprendre, comment se fait-il qu'il y ait une
crise du travail ? Que l'on interroge les patrons ou les ouvriers, les managers
ou les employés, on arrive au même constat: la France est le pays
développé où la part des gens satisfaits de leur travail
est la plus faible. »42
La crise du travail en France est « une crise non pas du
désir individuel de travailler, mais de la capacité à
travailler ensemble. En effet, la France est le pays développé
où les relations de travail sont les plus mauvaises à la fois du
point de vue des dirigeants d'entreprises et du point de vue des
employés », la véritable exception française selon
l'auteur.
De la répression des syndicats au
phénomène bureaucratique, en passant par le paternalisme, la
France se distingue des autres pays car la majeure partie de ses entreprises
conservent un « management familial » quand la plupart des pays comme
l'Allemagne et les Etats-Unis voient leurs entrepreneurs partageant « la
direction des entreprises avec les managers qu'ils avaient eux-mêmes
recrutés. »
Par ailleurs, les élites de l'Etat sont
redistribuées aux directions des entreprises (12% des entreprises
cotées à Paris, mais 65% de la capitalisation boursière,
étude CREST 2006) et la promotion interne managériale est faible.
D'où une rupture de la communication entre management et
subordonnés, teintée d'une méfiance mutuelle et d'une
suspicion de favoritisme, et un manque de délégation. A la
question du Global Competition Review « Dans quelles mesures
êtes-vous désireux de déléguer votre autorité
? », la France se retrouve en queue de peloton avec le Portugal, la
Grèce et l'Italie. Or le manque de liberté de décision
est,
41 Thomas Philippon, diplômé de
l'Ecole Polytechnique M.A. in Physics (1994-1997), puis du DELTA-EHESS Master
in Economics (1998) et enfin du MIT Ph.D. in Economics (June 2003) est l'auteur
du livre "Le Capitalisme d'Héritiers ou la crise française du
travail".
42 billet de Pierre Bilger du 19/03/2007
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Le bien être des salariés comme levier de
performance dans une entreprise mutualiste (Macif)
du point de vue des salariés, LA cause principale
d'insatisfaction en termes d'épanouissement au travail.
Par ailleurs, on peut relever le basculement, en 30 ans, d'une
valeur travail à une valeur exclusivement financière,
phénomène que la crise n'a finalement pas encore réussi
à remettre en cause, malgré l'opportunité qu'elle
présentait à cet égard.
Mais un autre facteur réside dans une forme de
gouvernance à la française très
hiérarchisée, très codifiée, presque monarchique,
qui éloigne toujours plus les responsables, du terrain, de
l'écoute et de la réalité opérationnelle, à
chaque échelon franchi. L'entreprise française (et à
travers elle les managers eux-mêmes), très attachée aux
diplômes et aux titres, confond encore trop souvent une position sur un
organigramme et le métier de manager. Et trop souvent encore se fait
l'amalgame de l'autoritarisme et du management. L'autoritarisme, contre
productif à long terme et parfois même à court terme,
venant toujours tenter de compenser un manque de savoir-faire relationnel. A
voir l'organigramme de la Macif et le nombre de strates hiérarchiques
notamment, il est à craindre que ces éléments soient
transposables et expliquent en partie un certain nombre de
phénomènes évoqués précédemment au
sein de l'entreprise.
D'une façon plus générale, les jeunes
générations de collaborateurs sont beaucoup moins prêtes
à respecter une hiérarchie ayant pour seule justification
l'organigramme. La « loi interne» de l'entreprise ne leur suffit pas
à reconnaître la légitimité d'une hiérarchie
amenée alors à trouver d'autres codes de communication que
l'autorité.
De plus, dans bien des cas, la crise vient renforcer les
mécanismes de crispation, là où l'on aurait au contraire
besoin d'ouverture à davantage de dimension humaine pour rebondir. La
bonne nouvelle est que, si des dysfonctionnements sont partiellement
explicables par des us culturels, l'évolution est possible, comme on a
pu le constater dans un certain nombre d'entreprises évoquées
précédemment.
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