Chapitre I. L'apparente antinomie entre la justice
constitutionnelle et la démocratie
Les hommes de 1789 ayant laissé à la
postérité l'idée d'impossibilité de coexistence de
la démocratie et de la justice constitutionnelle ont expliqué
cette thèse en fonction de leur conception de la notion de
démocratie. En effet, sous l'influence de ces derniers, cette dite
notion a subi un glissement sémantique. Définie originellement en
Grèce comme gouvernement du peuple par le peuple, la démocratie
est devenue gouvernement du peuple en la personne de ses représentants.
D'où vient la création du concept « démocratie
parlementaire » par les théoriciens et les analystes politiques.
Cette variation définitionnelle a impliqué l'adjonction de
nouveaux principes dans une société qui se voulait
démocratique. Plus d'un adhérent à l'idée disant
que ces nouveaux principes démocratiques sont inconciliables à
tout contrôle juridictionnel de constitutionnalité encore
appelé justice constitutionnelle. Alors que, d'autres estiment que tout
raisonnement concluant à la contradiction des postulats
démocratiques et ceux de la justice constitutionnelle est superficiel et
dénué de lucidité. Afin de découvrir les tenants et
aboutissements de cette divergence de vue, nous étudierons
respectivement les implications de la démocratie parlementaire (Section
I) et les fondements de la justice constitutionnelle (Section II).
Kléberson JEAN BAPTISTE 14
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
Section I. les principes fondateurs de la
démocratie parlementaire
La démocratie telle que conçue par les
révolutionnaires de 1789 est, par définition,
représentative. On pourrait objecter à nos développements
précédents que ceci n'est pas particulier puisque quasiment
toutes les nations connaissent ce régime à notre époque.
Mais la démocratie représentative contemporaine implique
l'existence d'institutions représentatives à tous les niveaux.
Celle conçue par les révolutionnaires de 1789 pare exclusivement
le parlement de toute la représentativité nationale et
reléguait tous les autres au rang d'autorités ou « de
pouvoirs commis.» Contrairement à la théorie
dénommée « check and balances » par les anglo-saxons,
le pouvoir législatif qui prédominait ne pouvait être
contré par nul autre. L'aboutissement logique est l'immunité la
plus absolue pour tout ce qui émanait du parlement d'où la
sacralisation de la loi (§ 1). Si la monarchie a eu recours à la
divinité pour asseoir sa légitimité, la démocratie
parlementaire instaurée au 18ème siècle a
justifié la sienne par le suffrage électoral (§ 2) et
l'identification des représentants élus au peuple souverain.
§ 1. La sacralisation ou le culte de la loi
L'appartenance française à la famille de droit
romano-germanique est pour quelque chose évidemment dans la place de
choix que le droit écrit et particulièrement la loi occupe dans
l'imaginaire collectif et dans l'ordre juridique parmi les autres sources de
droit. En effet, cette position est sans commune mesure avec la modeste
situation que l'oeuvre législative connait dans les pays de droit
anglo-saxon ou de Common Law. Cette thèse est corroborée par la
longévité à nulle autre pareille du code civil
malgré les réformes qu'il a subies depuis son élaboration
par l'équipe dirigée par Portalis. Cependant, ces
paramètres socio-historiques ne doivent aucunement masquer les raisons
politiques qui ont rendu la loi intouchable jusque très récemment
à un point tel qu'il était courant de parler de « culte de
la loi ». Répétons avec Mr. Theodore Zeldin, professeur
à l'université d'Oxford, « D'où vient la majuscule
dont est affublée le terme de Loi en France ? ». Qui veut apporter
des éléments de réponse à cette interrogation doit
entreprendre une recherche le conduisant à la source du long
légicentrisme français (A). Une fois cette quête
arrivée à terme, il sera loisible de soulever et de
pénétrer les vertus intrinsèques de la loi (B).
A. La source du légicentrisme
français
Le légicentrisme est une doctrine préconisant
que la loi constitue l'exclusive expression de la souveraineté de la
nation. Là où règne cette théorie s'institue
l'état légal. Jusqu'à la fin de la
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L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
très meurtrière seconde guerre mondiale, il fut
prépondérant sous le continent européen en
général et en France de manière particulière. En
effet, la France fut le théâtre de la domination la plus
prononcée de cette théorie jusqu'à l'avènement de
la 5ème république si l'on excepte la tentative
infructueuse de du Comité Constitutionnel de 1946. L'adage, pour ainsi
dire, (la loi est l'expression de la volonté générale),
hérité de Rousseau et incorporé dans la mémorable
déclaration des droits de l'homme et du citoyen en son article 6 est le
tremplin de cette longue suprématie. (1) Les acteurs politiques de la
révolution de 1789 l'ont récupéré et l'ont
instrumentalisé à des fins hautement politiciennes (2).
1. La loi l'expression de la volonté
générale : tremplin du légicentrisme
La formule est, comme dit plus haut, du philosophe «
contractualiste », Jean Jacques Rousseau, figure de proue des
Lumières. Guillaume Drago27 relève trois (3) textes de
l'époque révolutionnaire qui prolongent l'article 6 de la DDHC
précité en prohibant sans réserve tout contrôle
judiciaire de constitutionnalité. Il cite d'abord les très
connues lois des 16 et 24 aout 1790 prescrivant formellement :
« Les tribunaux ne pourront prendre directement ou
indirectement aucune part à l'exercice du pouvoir législatif, ni
empêcher, ou suspendre l'exécution des décrets du Corps
législatif sanctionnés par le roi, à peine de forfaiture
»
Dans le même ordre d'idées, la Constitution de
1791, prend le relai de l'article 6 de la déclaration
révolutionnaire d'inspiration rousseauiste en son titre 3 chapitre 5
art.3 en réitérant :
« Les tribunaux ne peuvent s'immiscer dans l'exercice du
pouvoir législatif ou suspendre l'exécution des lois »
De surcroît, le législateur pénal, pour
amplifier la force dissuasive de cette prohibition, menaçait tout membre
du pouvoir judiciaire de « condamnation pour forfaiture et punition de
dégradation civique » en les citant nommément (Procureurs
Généraux ou substituts, officiers de police judiciaire, juges) au
cas où ils se seraient immiscés dans l'exercice du pouvoir
législatif sous une forme ou sous une autre.
Nous sommes en présence d'un arsenal ou d'un bouclier
législatif servant à nulle autre chose que de tuer dans l'oeuf
toute velléité d'installation d'une justice constitutionnelle ou
toute volonté de contrôler judiciairement « l'expression de
la volonté générale ».
Cette petite « inflation normative » à
l'encontre de la justice constitutionnelle débutée par l'article
6 de la DDHC (Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen) ne va
pas
27 G.DRAGO, « Contentieux constitutionnel français
», 3ème édition, Paris, PUF, 2011, p.48
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L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
s'estomper sous le poids du temps. Près d'un
siècle après, soit en 1875, le juriste Carré de Malberg,
après avoir passé en revue l'esprit et la lettre de la
Constitution d'alors, conclut magistralement comme suit :
« Une fois écartée l'identification de la
loi avec la volonté générale, il n'existe plus de raison
qui mette obstacle à l'établissement d'un contrôle
juridictionnel s'exerçant sur les lois en vue de vérifier leur
conformité à la Constitution »28
Ce survol historique de la législation ordinaire et
constitutionnelle de la France nous délivre sans réserve la
conviction transformée en obsession de ne pas conférer à
un organe extérieur à l'assemblée législative
surtout s'il s'agit d'une instance judiciaire le pouvoir d'examiner la
constitutionnalité des lois dûment votées par le
législateur. Cet état de fait a perduré jusqu'en 1958
comme nous l'avons rappelé à maintes fois en dépit de
l'audace du constituant de 1946 qui n'a été guère payant.
En revanche depuis l'abrogation du système de garantie des
fonctionnaires par une loi de 1870, les agents administratifs et les actes
administratifs ne jouissent d'aucune immunité judiciaire. Certains
historiens du droit affirment même les tentatives et « la
prétention des juges judiciaires à s'ériger en juge
universel de la responsabilité civile et administrative » depuis le
règne de Charles 10 (1824-1830) sur le fondement des articles 1382 et
suivants du code civil.29
Il convient de vérifier d'où est ce que la loi
a-t-elle tiré cette supériorité qui l'a mise à
l'abri de toutes sanctions judiciaires pendant si longtemps en France tandis
qu'elle est susceptible d'être laissée inappliquée par le
juge le plus ordinaire qui soit Outre Atlantique. Nul ne doute que l'article 6
de la DDHC pourrait être d'une vertu protectrice à l'égard
de loi car il l'a érigée en « expression de la
volonté générale ». Cependant seule une habile
manipulation ou une instrumentalisation de ce dit article pouvait ancrer une
tradition aussi solide de révérence envers l'oeuvre du
législateur ordinaire.
2- L'instrumentalisation politicienne de l'article 6 de
la DDH
Le théoricien Jean Jacques Rousseau est d'une
opposition farouche à l'égard de la démocratie
représentative encore appelée démocratie indirecte. Pour
celui-ci, la seule vraie démocratie est la démocratie directe. Il
réfute toutes les qualités que la révolution
française a attribuées à la démocratie
représentative. Même l'argument le plus plausible en faveur du
système représentatif relatif à des contraintes d'ordre
numérique ou démographique n'est pas parvenu
28 CARRE DE MALBERG, op.cit., p.221
29 Voir, Cours de Mme V.LABROT, Responsabilité
administrative, thème 1, p.5, 2011-2012, CDP
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L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
à convaincre l'auteur du Contrat Social.30
Dans cette publication, il manifeste de manière incisive son
désaccord ou même son aversion à l'égard de cette
dite doctrine en ces termes :
« Il n'a jamais existé et il ne pourrait
d'ailleurs pas exister de démocratie au vrai sens du mot, parce qu'il va
contre l'ordre des choses que le plus grand nombre gouverne et que le plus
petit soit gouverné ».
Cette remontrance à l'égard de la théorie
représentative et de ses promoteurs nous permet d'extraire le sens que
Rousseau avait accordé à la phrase « la loi est l'expression
de la volonté générale » dans son oeuvre. Pour
Rousseau, légiférer, comme tous les autres attributs de la
souveraineté, ne devait être exercé que par le peuple
souverain. Il est donc hors question qu'une infime partie de la nation
appelée députés ait le pouvoir d'exprimer la
volonté du peuple à sa place. Chez Rousseau, la loi doit son
infaillibilité et sa rationalité au fait qu'il exprime la «
volonté générale ». Mais le concept «
volonté générale », sous la plume de Rousseau, est
totalement incompatible à la délégation ou à la
représentation. Pour le fils de Genève, si la volonté
générale « ne peut errer », c'est à condition de
ne pas l'assimiler à la volonté parlementaire qu'elle soit
majoritaire ou non. La délibération de la totalité des
citoyens sans intermédiaire, non soumise au filtre représentatif
est l'unique façon « d'exprimer la volonté
générale » telle qu'enseignée par Rousseau. C'est
à cette unique condition que le texte voté acquiert force de loi
et mérite par conséquent l'inclination de tous et de toutes.
Prenant acte de l'inaliénabilité de la
volonté générale, les porte-étendards de la
révolution de 1789 s'approprièrent du discours rousseauiste afin
de justifier la place qu'ils comptaient occuper au sommet du nouvel ordre
socio-politique. Ces derniers ont reporté les qualités
attribuées par Rousseau au seul peuple et à ses oeuvres sur les
députés et leur travail législatif. Ceci veut dire que le
peuple détient toujours le pouvoir mais qu'il le projette
momentanément sur ses délégués ou qu'il l'exerce
à travers eux. De prime abord, il faut affirmer que cette théorie
dont plus d'un qualifient de « mythe », de « leurre »,
« d'affabulation » a eu comme premier mérite de berner la
masse populaire. C'était au même titre que la religion « un
opium » pour le peuple. Dépossédant la masse populaire de
son pouvoir fraîchement reconquis, l'ingénierie politique
révolutionnaire a instrumentalisé l'article 6 de la DDHC et le
discours de Rousseau pour conforter sa position. Analysant l'histoire politique
française à partir de la période post
révolutionnaire française, un auteur eut à écrire
de façon très imagée à propos de la classe
politique :
« S'ils refusent que l'agora soit le siège du
pouvoir, c'est aussi, et surtout, qu'ils veulent le pouvoir pour
eux-mêmes »31
A la faveur de la magie représentative, l'oeuvre des
détenteurs « effectifs de la souveraineté », en
l'occurrence la loi, était couverte du sceau hautement et durablement
protecteur « de la
30 ROUSSEAU, op.cit., Livre 3, chapitre 12
31 DUPUIS-DERIS, op.cit., p.10
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L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
volonté générale ». Edouard
Laferrière, l'un des fondateurs du droit administratif moderne, nous a
appris que « le propre du souverain c'est de s'imposer sans compensation
». On peut déduire sans risque de se tromper l'étendue du
prestige qu'a conféré à loi et à ses concepteurs
(Assemblé parlementaire) son origine fictive « dans la
volonté populaire souveraine ». Ainsi la loi, émanation du
« souverain-représentant » français, s'est
imposée jusqu'à la deuxième moitié du
vingtième siècle aux dépens de toutes les composantes de
l'appareil normatif y compris la Constitution sans ménagement.
La transposition de l'idée de Rousseau sur le terrain
de la démocratie représentative constitue « le coup de
maitre » réalisé par les acteurs et théoriciens
politiques du 18ème siècle français. Cette
déviation sémantique a pleinement servi à l'assouvissement
des desseins politiciens de plusieurs générations lesquels une
fois matérialisés sous la forme d'une loi étaient
insusceptibles de questionnement judiciaire jusque fort récemment.
La loi, au sens restrictif du terme, a été ainsi
sanctifiée au détriment de toutes autres considérations.
Jusqu'ici nous nous sommes attardés sur ce concept que du point de vue
formel c'est-à-dire en prenant comme seul paramètre
d'étude l'institution étatique chargée de la produire.
L'enceinte parlementaire, par définition, est le lieu de la lutte
politique. Conséquemment, la loi qui en est le produit subit toujours
l'influence des tractations et négociations politiques à sa phase
d'élaboration. Cependant, l'oeuvre législative n'en sort pas
toujours diminuée et altérée en raison de ses
qualités naturelles et inhérentes.
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