B. Les vertus intrinsèques de la loi
Le long légicentrisme français, loin s'en faut,
n'a pas été exclusivement dû à des
considérations d'ordre historico-politique. La loi comporte dans son
code génétique des caractéristiques qui l'ont rendu
éligibles à la vénération. Sa place sinon
prééminente du moins privilégiée dans tous les
systèmes juridiques explique, si besoin est, qu'elle pourrait rayonner
en France peut être d'un éclat moindre sans une approche
instrumentale de l'article 6 de la DDHC. Les raisons objectives de la
sacralisation de la règle législative doivent être d'abord
recherchées dans ses caractéristiques traditionnelles (1). Il
faut ensuite puiser dans sa fonction de régulation sociale son
incontestable autorité (2).
1. La généralité et
l'impersonnalité de la loi
La généralité et l`impersonnalité
ne sont pas des exclusivités des dispositions législatives.
L'acte administratif peut également remplir ces critères. Mais,
il existe à côté des actes règlementaires des actes
administratifs individuels qui n'ont pas ces vertus transcendantales
Kléberson JEAN BAPTISTE 19
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
en ce sens qu'ils ont comme vocation de régir
directement et même certaines fois nommément des cas individuels
ou particuliers. Quant à la loi, elle ne se mêle jamais,
pourrait-on dire, des individualités. Elle ne formule que des principes
universellement valables. L'office de la loi, énonçait Portalis,
dans son discours préliminaire au projet de Code civil est
« De fixer par de grandes vues les maximes
générales du droit, d'établir des principes féconds
en conséquence et non de descendre dans le détail des questions
qui peuvent naître sur chaque matière »
Oeuvre de raison selon l'Encyclopédie des
Lumières, la loi n'est pas édictée pour résoudre
des cas particuliers prédéterminés. Elle est
formulée de manière abstraite et en termes généraux
et est au-dessus de la mêlée engendrée par les cas
particuliers. La loi règle ces derniers seulement « a posteriori
» s'ils entrent dans le cadre et les limites tracés par ses termes
généraux. Contrairement à la coutume au sens juridique du
terme, la loi a comme qualité subsidiaire la fixité. Elle ne
prend pas la couleur du temps et des croyances populaires au point d'avoir une
signification dans chaque contrée ou dans chaque province. Elle est une
et indivisible afin de permettre à chacun de régler sa conduite
selon ses termes et pour assurer la sécurité juridique des
citoyens ou justiciables.
L'impersonnalité de la loi comme source du droit la
permet d'assurer l'égalité entre les membres de la
collectivité. Sans être interdit de régler de façon
différente des situations objectivement et raisonnablement
différentes, le législateur n'a pas le droit de transformer son
travail en un catalogue de privilèges pour une fraction de la
société ou en la promotion du favoritisme. L'objectif primordial
de la révolution à laquelle la loi doit partiellement sa
majesté fut d'abolir toutes distinctions n'ayant pas pour fondement le
service rendu à la collectivité. La constitution de 1791 s'y
attarde longuement dès son introduction en ces termes :
« L'Assemblée nationale voulant établir la
Constitution française sur les principes qu'elle vient de
reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les
institutions qui blessaient la liberté et l'égalité des
droits. Il n'y a plus ni noblesse, ni prairie, ni distinctions
héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime
féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres,
dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun
ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations, pour
lesquelles on exigeait des preuves de noblesse ,ou qui supposaient des
distinctions de naissance ,ni aucune supériorité, que celle des
fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions. Il n'y a plus, pour
aucune partie de la nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni
exception au droit commun de tous les Français. Il n'y a plus jurande,
ni corporations de professions, arts et métiers. La loi ne
reconnaît plus ni voeux religieux, ni aucun autre engagement qui serait
contraire aux droits naturels ou à la constitution ».
En d'autres termes, l'impersonnalité des destinataires
de la loi est le gage de son statut égalitaire. Elle est la même
pour tous et toutes. Cela renvoie au symbole de la justice qui est
Kléberson JEAN BAPTISTE 20
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
cette femme aux yeux bandés ne sachant pas qui elle
sert à cause de son aveuglement .Par conséquent, la loi parce
qu'elle doit être mise au service de la justice est par définition
impartiale. D'où son caractère impersonnel dépassant ou
même ignorant les clivages se basant sur l'appartenance raciale,
familiale ou sur toutes considérations n'ayant pas pour but la gestion
de la « res publica » ou le progrès de la
collectivité.
Voilà une brochette de caractères
intrinsèques à la loi qui à eux seuls pourraient justifier
la vénération de celle-ci. Là ne s'arrête pas
pourtant l'utilité de la règle législative. A
côté des autres ordres normatifs comme la morale et la religion,
la loi est l'instrument duquel se sert le droit pour contribuer à
l'apaisement ou à la régulation de la société au
sens le plus complet du terme.
2. La loi : outil de régulation
sociale
Si le droit défini comme un ensemble de règles
et d'institutions a pour fonction de pacifier les relations sociales, la loi
est la règle par excellence servant à atteindre cet objectif. En
effet, quasiment aucun type de rapports interindividuels ou sociaux
n'échappe à la régulation de la loi. La loi irrigue tous
les compartiments sociaux pour concilier les différentes
activités des millions d'individus ayant des intérêts sinon
divergents du moins différents. Elle constitue l'un des liens qui unit
cette multitude. De sa naissance à sa mort, l'individu en tant que
membre du corps social doit moduler son comportement en fonction des
différentes normes dont la loi. Emile Durkheim, le précurseur de
la sociologie du droit a enseigné que le « droit est la contrainte
sociale spécialement organisée ».
Les conflits et la déviance semblent
inéluctables. Si l'homme cesse d'être un loup pour l'homme depuis
la conclusion du contrat social de Hobbes, en revanche, le paradis providentiel
où règneraient la paix et l'harmonie les plus totales, n'est pas
terrestre. En d'autres termes, les rapports sociaux finissent souvent par
engendrer des mésententes pour une raison ou une autre. Sous peine de
sombrer dans la violence et la barbarie la plus abjecte, la loi doit
prévoir des moyens et mécanismes de résolution de toutes
ces mésententes. Elle assure ainsi une fonction de pacification sociale
en utilisant dans certains cas le monopole de la violence légitime dont
dispose l'état. Nous avons par conséquent besoin des lois pour
assurer une société pacifique, apaisée et
sécuritaire au sein de laquelle le plus fort ou le plus riche ne peuvent
pas tout se permettre. Ce paramètre est amplement renforcé depuis
l'émancipation de la justice constitutionnelle en France car le Conseil
constitutionnel veille à « ce que le législateur ne prive
pas de garanties légales les exigence constitutionnelles » selon sa
jurisprudence constamment réaffirmée.
La loi ne vise pas uniquement à pacifier et à
concilier les intérêts des individus. Elle est également
l'outil par lequel les dirigeants enchaînent les réformes et
traduisent leur
Kléberson JEAN BAPTISTE 21
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
programme politique ayant reçu la
bénédiction électorale dans les sociétés
démocratiques. Georges Burdeau se demande dans une étude
exhaustive sur le concept « loi » :
« Comment d'ailleurs le Pouvoir pourrait-il
répondre aux pressions qu'exerce sur lui l'opinion dont il émane,
s'il n'utilisait ce prodigieux moyen d'action sur le milieu social qu'est
l'instrument législatif ? »32.
Indépendamment des opinions et de
l'idéologie des détenteurs du pouvoir, ils
doivent recourir à la loi soit pour assurer la continuité la plus
totale de la politique de leur prédécesseur soit pour modifier
l'ordre social ou pour répéter un terme affectionné des
hommes politiques : « assurer le changement ».François
Hollande, le président socialiste récemment élu et sa
majorité parlementaire sont accusés par la droite de «
défaire les unes après les autres les courageuses
décisions prises » par son prédécesseur par les
nouvelles lois adoptées. La nouvelle opposition politique fait allusion,
entre autres mesures, à la défiscalisation des heures
supplémentaires. Notre objectif n'est pas d'opiner sur un débat
idéologique et politicien. Nous tentons de démontrer
l'utilisation que les gouvernements successifs font de la loi pour mettre en
oeuvre leur politique publique sans la moindre intention de nous immiscer dans
un contentieux entre hommes politiques et encore moins de nous prononcer sur
l'authenticité et l'opportunité des positions.
Il faut joindre au légicentrisme le suffrage universel
pour expliquer complètement la perpétuation de l'idée
française opposant « la démocratie » avec la justice
constitutionnelle. En effet, de manière générale, le
système représentatif et particulièrement celui
orchestré en 1789 ne saurait vivre aussi longtemps sans la
légitimité électorale comme autre soubassement.
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