§ 2. De la démocratie parlementaire à la
démocratie constitutionnelle
L'avènement et le développement de la justice
constitutionnelle en Europe plus précisément en France, pays
pétri de légicentrisme, a bouleversé le schéma
politique tracé. En effet, sans supprimer la légitimité du
législateur, le juge constitutionnel dénie le postulat de la
doctrine de démocratie représentative qui assimilait la
volonté de la majorité parlementaire issue des élections
à la volonté populaire. Pour autant, la pratique de la justice
constitutionnelle et ses fonctions protectrices des droits de l'homme,
régulatrices de la vie politique, font d'elle un élément
d'approfondissement ou même de renforcement de la démocratie. Les
constitutionnalistes à l'instar du doyen Vedel, pensent même que
la justice constitutionnelle est le faîte ou l'apothéose des
démocraties modernes. En dépit de ce fait, demeurent dans les
esprits et les écrits des contradicteurs le réflexe de
l'antagonisme entre la justice constitutionnelle et la démocratie.
Contrairement à cette conclusion euphorique et très
superficielle, nous optons, comme plus d'un, à une redéfinition
du concept de démocratie (A) dans le but de l'allier à ce
mécanisme juridictionnel hautement utile et éthique. Cette
restructuration ou ce renouvellement conceptuel enfantera et légitimera
à son tour une autre forme de gouvernance que nous appellerons,
après le chevronné constitutionnaliste Dominique Rousseau, entre
autres, la démocratie constitutionnelle (B).
A. La redéfinition du concept de
démocratie
Les nouvelles donnes politico-institutionnelles imposent de
repenser la démocratie. L'assujettissement de la politique au droit nous
oblige à la remodeler ou même à la réinventer. La
prise en compte de l'idée qu'il faut rendre effectif la
suprématie des normes
67 Egidijus Jarasiunas, « Quelques considérations sur
l'implantation réussie de la justice constitutionnelle à la fin
du XXème siècle : le cas de Lituanie », p .4-5
Kléberson JEAN BAPTISTE 65
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
constitutionnelles et qu'il faut que les droits fondamentaux
cessent d'être des formules incantatoires pour être défendus
au sens premier du terme par des juges constitutionnels dépassent les
présupposés classiques de la démocratie traditionnelle.
Cette impérieuse nécessité définitionnelle trouve
écho dorénavant chez les juristes au même titre que la
philosophie politique. En témoigne cette auto -questionnement du
constitutionnaliste et universitaire Stéphane Pinon
« A l'heure où la démocratie est devenue le
support naturel de l'état de droit, où les mécanismes de
contrôle de constitutionnalité se sont imposés presque
partout comme des évidences, où l'idée d'un emploi
légitime du pouvoir supplante celles des sources, est-il satisfaisant de
confiner la démocratie dans une définition
élémentaire ?68
Ce travail de redéfinition est d'autant plus faisable
puisque la démocratie elle-même s'est révélée
historiquement un concept dynamique et changeant (1). Son adaptation avec la
nouvelle réalité politico-institutionnelle à laquelle
figure en première ligne la justice constitutionnelle est de ce fait
souhaitable et réalisable (2).
1. La démocratie : un concept
changeant
La définition étymologique du concept
démocratie (demos : peuple ; cratos : pouvoir), prise dans toute sa
rigueur, ne saurait souffrir de mécanismes de représentations
tels que l'assemblée nationale et de manière plus globale
l'institution parlementaire. Cependant, le réalisme politique et le
rapport des forces conjugués à la faculté évolutive
de la notion de démocratie ont valu à l'histoire politique
française deux siècles de parlementarisme sous sa forme la plus
dure et pure. Autrement dit, la démocratie athénienne, hautement
critiquée et assimilée à la tyrannie de la plèbe et
au populisme, avait cédé sa place à la démocratie
représentative. Il s'en est suivi tout un flot de concepts et de
théories légitimant cette vision politique ou cette forme de
gouvernance démocratique. L'élection a fait des
représentants les exclusifs détenteurs du pouvoir de vouloir et
de décider au nom de la nation. De ce fait les
délibérations législatives de ces derniers étaient
incontestables comme nous l'avons souligné dans nos propos introductifs.
Cette logique démocratique a été acceptée et
même adulée dès la fin du 18ème
siècle en France et en Europe jusqu'à ce qu'il démontre
ses limites inhérentes au cours de la seconde guerre mondiale.
Au gré de la vision politique dominante, l'on est
passé d'un stade démocratique à un autre. Le concept, pour
reprendre l'un des auteurs précités, « s'est
révélé et renouvelé au fil d'un tâtonnement
qui n'a cessé d'en infléchir les voies et d'en enrichir les
formes »69. Cette
68 S.PINON, « La notion de démocratie dans la
doctrine constitutionnelle française », Politeia,
n°10, 2006, p. 447
69 Ibid.
Kléberson JEAN BAPTISTE 66
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
mutation démocratique sans renier l'origine populaire
du pouvoir lui a trouvé et insufflé une autre mode d'expression.
La souveraineté populaire a été soigneusement et
habilement supplantée par la souveraineté parlementaire. La
doctrine, les acteurs politiques et l'opinion publique ont oeuvré pour
rendre naturelle et légitime cette nouvelle forme de
représentation populaire qu'est la démocratie
représentative en France comme ailleurs. En d'autres termes, tout a
été mis en oeuvre pour accompagner ce saut de la
démocratie jugé qualitatif par les défenseurs du
régime représentatif légué par la
révolution. Pour être convaincu de ce dévouement sans
réserve à la cause de la démocratie représentative,
il suffit de relire les propos du professeur et agrégé de droit
constitutionnel Jean Hippolyte Emmanuel Esmein, dit Adhémar Esmein dans
ses « Eléments de droit constitutionnel français et
comparé » publiés à la fin du 19ème
siècle plus précisément en 1896. Dans un premier temps,
celui-ci a avili l'ancien visage de démocratie en le rapprochant
froidement avec un système monarchique en écrivant que « le
gouvernement direct est le génie même de la monarchie pure ».
Ensuite, dans le dessein de glorifier l'évolution vers la nouvelle
figure représentative épousée par le concept
démocratie, Adhémar Esmein poursuit sa réflexion aussi
froidement et partialement qu'elle l'avait enclenchée en affirmant cette
fois-ci :
« Cette représentation est conçue, non
comme un succédané du gouvernement direct de la nation par
elle-même, mais comme un système de gouvernement
préférable à celui-ci (...). Lui seul peut assurer une
législation éclairée, soigneusement préparée
et utilement discutée, comme seul il peut procurer l'application
intelligente et continue des lois. Aussi, dans ce système, la nation en
masse, c'est-à-dire le déléguant, est-elle
considérée comme légalement et naturellement incapable
d'intervenir par elle-même en aucun des actes qu'accomplissent ses
délégués, c'est-à-dire les pouvoirs
constitués »70.
Ainsi furent soutenus la versatilité et le dynamisme du
concept démocratie traduits par son passage de la forme directe à
la « magie représentative » et ses corollaires. Notre propos
ne consiste pas à porter de jugement de valeur sur la démocratie
directe ou la démocratie représentative ou sur les discours qui
les avaient légitimés chacune à son tour à un
moment de l'histoire. Aucun de ces deux (2) étapes de l'évolution
définitionnelle de la notion de démocratie n'est en soi bonne ou
mauvaise. Elles n'ont été que des constructions théoriques
élaborées dans l'objectif de refléter la
réalité politique et institutionnelle à des moments
différents et bien précis de l'histoire de l'humanité. En
revanche, il est loisible que cette même énergie soit mise en
action pour légitimer les nouveaux mécanismes institutionnels et
juridictionnels contemporains dont la justice constitutionnelle en se servant
encore de la faculté évolutive et de l'adaptabilité de la
démocratie.
70A ESMEIN, « Deux formes de gouvernement », R.D.P,
1894, p.16-17
Kléberson JEAN BAPTISTE 67
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
2. La nécessité d'adaptabilité du
discours démocratique avec la justice constitutionnelle
Le développement de la justice constitutionnelle en
France comme ailleurs est « un fait social » pour paraphraser le
sociologue Emile Durkheim. Son utilité à la cause de
l'état de droit et à la sauvegarde des libertés
individuelles n'est plus à démontrer. Rares sont les pays qui ont
fait l'économie de cet outil juridictionnel régulateur et
ordonnateur de l'appareil normatif. « La tentative des pays de l'Europe
centrale et orientale de consolider le constitutionnalisme moderne pendant une
période très courte est une expérience, dont la
signification dépasse les frontières nationales » nous
apprend le juriste précité Egidijus Jarasiunas. Le
constitutionnaliste, Michel Fromont, dresse un bilan historique et
chronologique de la justice constitutionnelle dans son livre intitulé
« La justice constitutionnelle dans le monde ». Au cours de cette
publication, celui-ci aborde à grand renfort de dates précises la
naissance de la justice constitutionnelle aux USA, l'apparition et la
consolidation du modèle européen de justice constitutionnelle et
la réception partielle de la typologie américaine ou
européenne de justice constitutionnelle en Amérique latine en
Afrique et hors de l'Europe. Tout compte fait, cet instrument est
récupéré au-delà des sous-continents et des
continents. Cette adoption qui défie presque toutes les lois spatiales
autrement dit l'universalisation de la justice constitutionnelle ne va pas
aussi vite que sa démocratisation selon ses détracteurs. Michel
Troper, juriste de renom, place ce dilemme dans son contexte et identifie
même les éléments de solution dans un passage d'un article
publié en 1995 en ces termes :
« Le problème qu'il s'agit de résoudre est
en effet aussi vieux que le contrôle de constitutionnalité
lui-même : est-il compatible avec la démocratie ? Si le
contrôle de constitutionnalité s'exerce sur les lois et si l'on
définit la démocratie comme la forme de gouvernement dans lequel
les lois sont faites par le peuple ou ses élus, la réponse ne
saurait être que négative. C'est pourquoi toute tentative de
conciliation dépend d'une redéfinition des concepts en
présence »71.
Nul ne pourrait sérieusement contester l'importance de
la tenue des élections libres et transparentes pour le processus
démocratique et même pour « l'assainissement de la vie et de
la compétition politiques ». Cependant, tout un chacun s'accorde
à dire que la démocratie ne saurait être exclusivement
abordée sous sa forme élective. Le juge constitutionnel
indépendamment des modalités constitutionnelles et de la
procédure de sa nomination joue un rôle indispensable dans la
santé démocratique d'un pays. D'où l'impérieux
nécessité de produire un discours démocratique
superposable sans encombres avec cette réalité juridictionnelle
mondiale. Le Conseil constitutionnel, si l'on s'en tient uniquement à
la
71 M TROPER, « Démocratie continue et justice
constitutionnelle », in D ROUSSEAU (dir.), « La démocratie
continue », LGDJ-Bruylant, 1995, p.22
Kléberson JEAN BAPTISTE 68
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
France, a fourni les matériaux
théorico-conceptuels pour cet ultime renouvellement ou ce rajeunissement
démocratique tout au long de sa jurisprudence.
Comme il l'a fait dans le temps pour d'autres institutions, le
discours démocratique d'où qu'il vienne doit prendre acte du
point de non-retour atteint par la justice constitutionnelle afin de se
remodeler ou de se reconstruire en conséquence. La justice
constitutionnelle, faute d'être obligatoire ou consubstantielle à
un régime démocratique, le sert au même titre que
l'institution électorale. Autrement dit, la justice constitutionnelle,
à elle seule, encore plus lorsqu'elle est exercée exclusivement
de manière abstraite comme ce fut longtemps le cas en France, ne suffit
pas à démocratiser un pays. Cependant, elle renforce
considérablement tout apprentissage ou toute vie démocratique si
elle est complémentaire d'un appareil électoral crédible,
d'une justice ordinaire indépendante et professionnelle, d'une presse
libre et équilibrée et d'une minorité parlementaire ou
sociale attentive à la protection de ses droits et soucieuse de
respecter ceux de la majorité. En ce sens, comme nous l'avons
signalé plus haut, elle commande à une innovante et substantielle
appréhension de la démocratie. Renforcer ou dépasser la
dimension élective de la démocratie ne signifie aucunement la
négation du postulat qui veut que tout pouvoir soit l'émanation
du peuple souverain. Ceci dénote de préférence d'une
complémentarité à nul autre pareil expliquée ainsi
par la doctrine :
« Si la démocratie, c'est la loi de la
majorité plus le respect des libertés et droits de l'homme, deux
institutions sont également légitimes : celle qui trouve son
fondement dans l'élection, et celle qui le trouve dans la défense
et la protection des libertés ; autrement dit, ensemble, et la figure du
Représentant et la figure du Juge constitutionnel ».
Malgré les réserves d'une large frange de la
doctrine et les réticences enregistrées ici et là, la
régénération de la démocratie ou encore son
adaptation à la poussée mondiale et irréversible de la
justice constitutionnelle a été accomplie non par des philosophes
mais sous la plume des juristes tels que Louis Favoreu et Dominique Rousseau
dans le sillage de Michel Troper et du précurseur du modèle
européen en l'occurrence Hans Kelsen. Ce renouvellement s'est traduit
matériellement par le passage de la démocratie purement
représentative à la démocratie constitutionnelle.
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