B. Les régimes totalitaires européens et
la justice constitutionnelle
Contrairement aux américains, l'implémentation
de la justice constitutionnelle sur le continent européen n'a pas
débuté au 19ème siècle. Si l'on excepte
des marginales et éphémères tentatives et la
création de l'ancêtre des Cours constitutionnelles
européennes, c'est-à-dire de la Haute Cour constitutionnelle
autrichienne sous l'influence du juriste viennois, Hans Kelsen, en 1920, cette
dite implémentation a commencé après la chute des
régimes nazies et fascistes sur le continent. Louis Favoreu et son
élève Wanda Mastor, expliquant les raisons historiques de la mise
en oeuvre du « modèle européen » de la justice
constitutionnelle, met en cause à juste titre le parlementarisme qu'ont
connu les différents pays européens à des degrés
divers en affirmant :
« En outre, le législateur ayant failli à
sa mission, on ne craint plus de porter atteinte à sa
souveraineté. En se montrant oppresseur, le représentant de la
nation lui-même a fait apparaître la nécessité
d'être contrôlé ».
66 Ibid., p.40
Kléberson JEAN BAPTISTE 63
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
En effet si le parlementarisme et son corollaire le
légicentrisme ont été les doctrines régnant en
France jusqu'à l'avènement de la 5ème
république avec la création du Conseil constitutionnel, ce fut le
cas presque partout en Europe jusqu'à la fin des atrocités de la
seconde guerre mondiale. Comme nous l'avons déjà souligné,
la prise de conscience régionale du fait que ce régime
gouvernemental a été à la base de tant de cruautés
jointe à un travail doctrinal colossal ont renversé la tendance
vers le constitutionnalisme et le développement progressif de la justice
constitutionnelle sur des rythmes différents selon la culture juridique
et l'histoire particulière de chaque pays. Il était hors question
après la seconde guerre mondiale de perpétuer le discours
assimilant la volonté parlementaire ou la volonté majoritaire
à la volonté générale et également ceux
relatifs à l'infaillibilité de la loi et du parlement. La justice
constitutionnelle a été sommée par les nouvelles
démocraties et par les différentes constitutions
post-totalitaires à éviter de nouvelles déviations
parlementaires et à protéger les droits individuels avant que le
droit positif n'élargisse ses fonctions au-delà de ce rôle
de contre-pouvoir. Le juriste Michel Fromont, en soulignant les dates
d'adoption ou de consolidation de la justice constitutionnelle encore
appelée contrôle juridictionnel de la constitutionnalité
des lois dans les pays d'Europe occidentale rapporte comme suit :
« Ce contrôle a été introduit en
Italie (1947), en Allemagne (1949) ; en Autriche (création
révision de 1975), en Espagne (1978) et en Belgique (révision de
1988) ».
La justice constitutionnelle a été
également accueillie en Europe centrale et Europe orientale après
la chute du communisme qui lui aussi constitue en sa façon une autre
forme de régime dictatorial et totalitaire. Si certains pays de ces deux
sous-régions, à l'instar de la Yougoslavie et la Pologne, ont
institué ce mécanisme juridictionnel avant l'effondrement
définitif de ce dit régime, quasiment tous ces pays l'ont
adopté ou renforcé après la chute du mur de Berlin soit en
1989/1990. Ils ont pour la plupart réceptionné le modèle
européen ou kelsénien de justice constitutionnelle en
conférant cette fonction à une juridiction
spécialisée moyennant quelques aménagements
procéduraux.
Le processus démocratique ayant été
substitué au parti unique et la pensée unique dans ces anciens
pays à tendance marxiste s'est appuyé sur la justice
constitutionnelle. Une fois le dogme de l'homogénéisation sociale
disparu, quasiment toutes les nouvelles démocraties de l'Europe
orientale et centrale ont fait dans un laps de temps très restreint ce
choix constitutionnel dans le but de consolider leur nouveau régime
politique plus ou moins libéral. Il nous est loisible de citer en ce
sens, après les historiens du droit européen, « les
constituions de 1991 de la Bulgarie, la Roumanie, la Slovénie, les
constitutions de 1992 de l'Estonie, la République tchèque, la
Slovaquie, la Lituanie, la Slovaquie, et le renforcement de la constitution
polonaise de 1997 ». Au total, l'adoption de la justice constitutionnelle
est une constance dans les pays qui s'engagent dans une logique de
restructurations démocratiques puisque le continent africain et
l'Amérique latine n'y ont pas échappé après la
décolonisation ou le renversement des différents régimes
dictatoriaux. Ce mouvement uniforme, loin s'en faut, n'a jamais gommé
les particularités et la coutume sous-régionales ou nationales.
S'inspirant des modèles venant des USA et de l'Europe occidentale, ces
pays ont adopté le
Kléberson JEAN BAPTISTE 64
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
mécanisme juridictionnel de justice constitutionnelle
en fonction des paramètres nationaux comme c'est déjà
souligné. Le témoignage du juriste lituanien, Egidius Jarasiunas,
professeur à l'Université Mykolas Romeris, ancien juge à
la Cour constitutionnelle de Lituanie, est très édifiant en ce
qu'il surgit sous la plume d'un acteur et observateur privilégiés
de ce processus de substitution de la justice constitutionnelle au
totalitarisme. Ce dernier eut à écrire :
« Après la chute du système socialiste
l'institut de la justice constitutionnelle s'enracine dans les pays de l'Europe
centrale et orientale. Le raccord des années 80-90 du
20ème siècle - c'est une époque de la
renaissance du constitutionalisme et de l'émergence de la justice
constitutionnelle dans les pays de l'Europe centrale et orientale
»67.
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