Section II. Le changement de « paradigme »
démocratique sous l'effet du Conseil constitutionnel
L'implémentation réussie de la justice
constitutionnelle en France comme ailleurs a bouleversé
l'échiquier politique et a relativisé les données
longtemps considérées comme incontestables. Les raisons de ce
renversement de situation sont de divers ordres. Les juristes et historiens du
droit à l'instar de Louis Favoreu et de Wanda Mastor
énumèrent et explicitent les raisons théoriques,
politiques, historiques et institutionnelles ayant causé dans un premier
temps le succès du modèle kelsénien en Europe et de
manière plus générale celui de la justice
constitutionnelle dans le monde en second lieu. Toutes ces thèses
justificatives renvoient à une nouvelle appréhension du concept
de démocratie sous l'effet du travail des juridictions
constitutionnelles et à la crise de la démocratie
représentative sous sa forme purement parlementaire à
l'échelle européenne (§ 1). Tenant compte de
l'impossibilité matérielle de retourner à toute forme de
démocratie directe comme nous l'avons déjà
expliqué, le choix que certains juristes, après Dominique
Rousseau, dénomment « démocratie constitutionnelle » a
été fait par les différentes nations (§ 2).
§ 1. La crise de la démocratie parlementaire
à l'échelle européenne
Tout concourrait à la crise de la démocratie
parlementaire telle que conçue par la révolution française
à la seconde moitié du 20ème siècle.
Cependant, la faillite des principes sur lesquels étaient bâtis ce
« régime ou gouvernement d'assemblée » avec le temps
constitue ses réelles limites. En effet, la réalité
historique et la pratique politique ont mis en exergue l'aboutissement au
totalitarisme des régimes parlementaires (B) et la dilution des
postulats d'infaillibilité et de vénération de la loi en
un mot sa perte de prestige (A).
A. La perte de prestige de la loi
La loi, jadis idolâtrée, a perdu de son estime
aux yeux des spécialistes mais aussi dans l'imaginaire collectif. Ceci a
précipité la chute de la souveraineté parlementaire et son
corollaire qui est la démocratie représentative. Le déclin
de la loi contre toute attente est dû à sa complexité
croissante et au recours de plus en plus fréquent qu'on y fait. Il en
résulte que la loi revêt des caractères nouveaux dans
lesquels se diluent« les traits par lesquels la démocratie
classique accentuait son prestige »selon le constat de Georges Burdeau. La
perte de qualité et le discrédit du texte législatif sont
dus, d'une part à ce que les spécialistes qualifient
Kléberson JEAN BAPTISTE 59
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
d'inflation législative (1). Cette suractivité
législative, non sans paradoxe, s'est accompagnée de
l'instabilité de la loi pour achever sa désacralisation (2).
1. L'inflation législative
L'augmentation du nombre de lois en valeur absolue et en
pourcentage ne résulte pas exclusivement des paramètres
nationaux. L'internationalisation du droit par le truchement des accords de
toutes natures et de toutes espèces contribue à rendre la loi
plus complexe en dépit d'un accès relativement facilité
par les nouveaux moyens de communication. Aucun domaine de la vie nationale
n'échappe à la coexistence ou la cohabitation des conventions
internationales sous la forme de coopération multilatérale ou
bilatérale et de la législation nationale. Il faut
également ajouter à ce foisonnement de normes législatives
la forte et légitime pression de la Cour de justice de l'Union
européenne pour transposer les différentes directives
européennes dans les délais requis. Tous ces acteurs
juridico-politiques influent grandement sur la régulation normative en
France comme ailleurs.
En dépit de la jurisprudence constitutionnelle et des
voix dissuasives de la doctrine, certaines catégories de Français
considèrent encore la loi stricto sensu comme une « panacée
» ou une solution contre tous les problèmes. La tradition de
légicentrisme, quoique dépassée et affaiblie
considérablement, a encore des promoteurs dans la société
française. De ce fait, les différentes majorités
gouvernementales et parlementaires ne freinent jamais leur appétit
législatif soit pour résoudre vraiment en profondeur de nouveaux
problèmes soit par manoeuvre politicienne. Il est évident que les
mots suivants prononcés par Montaigne demeurent d'actualité :
« Nous avons en France plus de lois que le reste du monde
ensemble, et plus qu'il n'en faudrait à régler tous les mondes
d'Epicure ».
Le désir immodéré du législateur
à tout prévoir va à l'encontre de l'une des
caractéristiques auxquelles la loi a valu son prestige et son
éclat pendant tout le long parlementarisme français. En outre,
cette appétence à légiférer implique
malheureusement que les textes de lois perdent amplement de leur portée
à cause de la non-normativité ou d'une normativité fugace
et « incertaine ». En témoigne, la censure par le juge
constitutionnel du 2 de l'article 7 de loi litigieuse relative à
l'orientation et au programme pour l'avenir de l'école. Ces dispositions
ont été déclarées inconstitutionnelle parce
qu'elles « sont manifestement dépourvues de toute portée
normative ». En dépit du fait qu'elles soient relativement longues,
ces dites dispositions annulées pour inconstitutionnalité
illustrent parfaitement l'alourdissement néfaste à
l'intelligibilité des textes de loi. Elles se lisent comme suit :
« L'objectif de l'école est la réussite de
tous les élèves. Compte tenu de la diversité des
élèves, l'école doit reconnaître et promouvoir
toutes les formes d'intelligence pour valoriser
Kléberson JEAN BAPTISTE 60
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
leurs talents. La formation scolaire, sous l'autorité
des enseignants et avec l'appui des parents, permet à chaque
élève de réaliser le travail et les efforts
nécessaires à la mise en valeur et au développement de ses
aptitudes, aussi bien intellectuelles que manuelles, artistiques et sportives.
Elle contribue à la préparation de son parcours personnel et
professionnel ».
Cette jurisprudence réitérée par le
Conseil dans sa décision n°2005-512 du 21 avril 2005, apparemment
anodine et sans conséquences pratiques, est d'une importance capitale
pour lutter contre le risque d'arbitraire des autorités administratives
et juridictionnelles dans l'application des textes de loi. En effet, « une
loi bavarde », équivoque ou ambigüe par définition
prête le flanc à diverses interprétations sinon
contradictoires du moins divergentes. De ce fait, les citoyens, les
justiciables et l'état de droit même risquent de pâtir des
termes flous ou imprécis d'un texte de loi. Conscient de ces
éventuelles conséquences néfastes du droit mou,
Montesquieu écrivait déjà au 18ème
siècle que la loi « ne doit pas contenir d'expressions vagues
»64.
La multiplication exponentielle des lois et ses diverses
conséquences, pour pernicieuse qu'elles soient, ne sont pas les seuls
facteurs provoquant ce qu'il est commode d'appeler la déchéance
ou le déclin de la norme législative. Ce phénomène
que plus d'un considèrent irréversible est la conjonction d'un
série de causes structurelles et conjoncturelles. L'une d'entre elles et
non la moindre, loin s'en faut, est l'instabilité que connaît la
loi.
2. L'instabilité de la norme
législative
La loi devient peut durable puisqu'elle est prise pour une
réponse conjoncturelle à un problème ponctuel. A peine une
loi est édictée, le législateur s'apprête à
préparer une autre relative à la même matière soit
pour la modifier soit pour la compléter soit pour l'abroger
complètement sous l'effet des pressions de l'opinion publique. Qui pis
est, bon nombre de lois ne survivent que le temps d'une majorité au
pouvoir. Le temps politique épouse bien souvent le temps de vie des lois
auxquelles on prêtait jadis le qualificatif de normes transcendantales
c'est-à-dire au-dessus des rivalités de toutes sortes. Les
parlementaires et les services gouvernementaux légifèrent au
rythme des fluctuations de l'imaginaire collectif dans le but d'être en
phase aux désirs de leurs électeurs. Il n'en saurait être
autrement, explique encore le constitutionnaliste Georges Burdeau puisque le
législateur « substitue son projet à la
spontanéité des comportements individuels. » Les situations
évènementielles charrient inexorablement leur flot de textes de
loi car les gouvernants, pour les « besoins de communication
médiatique », ne dérogent point à cette habitude
partagée par toutes les familles politiques. Ainsi, la norme
législative perd de sa hauteur puisqu'elle cesse d'être l'oeuvre
de la raison philosophique du siècle des Lumières pour
végéter dans toutes les
64 MONTESQUIEU, « De l'esprit des lois »,
livre 24, chap.16
Kléberson JEAN BAPTISTE 61
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
circonstances occasionnelles et politiciennes. Dans le but de
freiner cette « boulimie législative », le Conseil
constitutionnel se référant à l'article 37 de la
Constitution, déclasse ou délégalise les cavaliers
législatifs c'est-à-dire des articles figurant «
indûment » dans une loi sous demande du chef du gouvernement. Le
juriste Guy Carcassonne décrit plaisamment et prudemment en quelques
lignes ce phénomène d'instabilité qui gangrène le
texte législatif contemporain mieux que l'aient fait plusieurs livres
:
« Qu'un homosexuel soit la victime de criminels
imbéciles et un projet de loi contre l'homophobie, quoique parfaitement
superflu, est aussitôt rédigé et programmé. Qu'un
rapport confirme la persistance des inégalités entre les femmes
et les hommes et une loi nouvelle, qui n'apportera rien de substantiel est
instantanément annoncée »65.
En effet, la loi devient tributaire des effets
médiatiques, du calendrier électoral aussi et surtout des
sondages publiés par les instituts. Conformément à l'adage
« ce qu'une loi a fait, une autre peut le défaire», la
législation se multiplie à un rythme effréné et
perd de sa durabilité donc de son autorité. A force de descendre
ainsi dans « le détail des questions pouvant naître sur
chaque matière » au grand dam de Portalis, la loi renie sa grandeur
et sa stabilité de l'époque révolutionnaire
considérées par le juriste Michel Couderc comme ses vraies «
marqueurs génétiques ».
A cette instabilité de la loi en termes de
durabilité, l'on ajoutera son émiettement. Elle n'est plus la
même sur toute l'étendue du territoire. La réforme
constitutionnelle de 2003 a prévu au profit des collectivités
territoriales la possibilité de déroger, ne fût-ce à
titre expérimental, aux dispositions législatives en vigueur.
Certaines collectivités territoriales d'outre-mer ont acquis le pouvoir
autonome de légiférer en certaines matières les
concernant. La catégorie de lois appelées « lois de pays
» en est un exemple probant. Sans porter de jugement de valeur sur ces
initiatives visant à adapter la législation des
collectivités infra-étatiques à leur réalité
sociologique, il est nécessaire de rappeler que le Conseil
constitutionnel agit dans le sens de l'égalité des droits et
devoirs donc de la démocratie en veillant à ce qu'aucune atteinte
ne soit portée aux caractères indivisible et unitaire de la
république.
A la condamnation de l'instabilité de la loi, l'on peut
être tenté d'objecter que celle-ci ne doit pas non plus
scléroser le discours juridique ou le droit positif. Nul ne saurait
réfuter cette objection. L'idéalisation de la loi crée les
effets autant sinon plus pervers que son instabilité. Dans une
société démocratique les lois ne doivent être ni
coulées dans le béton ni gravées dans le marbre. Elles
doivent tenir compte de l'évolution des besoins de la
société pour s'y adapter comme c'est déjà dit au
cours de notre travail. Les lois lacunaires doivent être modifiées
au besoin ou même abrogées totalement. En revanche, ce qui est
préjudiciable à l'état de droit et à la
sacralité de la loi au sens générique du terme reste et
demeure la banalisation et la succession des initiatives législatives
sans même prendre le temps et le soin d'évaluer sereinement donc
objectivement l'impact des précédentes initiatives. Le juriste
65 G CARCASSONNE, « Penser la loi », Pouvoirs,
n°114, 2005, p.43
Kléberson JEAN BAPTISTE 62
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
chevronné précité, Guy Carcassonne,
dénonce également avec l'humour qui le caractérise cette
incohérence sous un chapeau illustratif qu'il nomme « n'importe
quoi » en ces termes :
« Légiférer est devenu un réflexe,
souvent conditionné par la télévision. Tout sujet d'un
« vingt heures » est virtuellement une loi. Un fait divers, une
émotion quelconque, mais aussi un problème tangible provoquent
une démangeaison législative plus ou moins rapide. La loi est une
réponse, à défaut d'être une solution. On
légifère d'abord puis, rarement et seulement si l'on n'a rien de
plus rentable à faire, on réfléchit ensuite
»66.
Le Conseil constitutionnel, sans s'arroger le droit de faire
injonction au législateur de légiférer moins, oblige
celui-ci à légiférer mieux à travers sa
jurisprudence. Les principes constitutionnels d'intelligibilité, de
normativité, d'accessibilité et de clarté de la loi sont
les directives émises par le Conseil constitutionnel en ce sens.
Autrement dit, le juge constitutionnel français encadre la fonction
d'édiction des lois du législateur en lui imposant des
obligations rédactionnelles sous peine de censure de la loi votée
pour inconstitutionnalité.
L'allusion à la déchéance subie par la
loi qui fut jadis objet de vénération et de culte a
significativement impacté le pouvoir législatif. Cette crise de
la démocratie parlementaire et corrélativement l'adoption un peu
partout de la justice constitutionnelle après la grande guerre est
certes la conséquence de la faillite de la loi. Cependant elle
dépasse le changement de statut de la norme législative dans
l'imaginaire collectif car elle est la résultante bien plus profonde du
soutien ou de la complicité des parlements dans l'instauration des
régimes totalitaires à l'échelle européenne.
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