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Justice constitutionnelle en France et démocratie

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par Jean- Baptiste KLEBERSON
Université de Bretagne occidentale de France - Master 2 en droit public 2011
  

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Section II. Le changement de « paradigme » démocratique sous l'effet du Conseil constitutionnel

L'implémentation réussie de la justice constitutionnelle en France comme ailleurs a bouleversé l'échiquier politique et a relativisé les données longtemps considérées comme incontestables. Les raisons de ce renversement de situation sont de divers ordres. Les juristes et historiens du droit à l'instar de Louis Favoreu et de Wanda Mastor énumèrent et explicitent les raisons théoriques, politiques, historiques et institutionnelles ayant causé dans un premier temps le succès du modèle kelsénien en Europe et de manière plus générale celui de la justice constitutionnelle dans le monde en second lieu. Toutes ces thèses justificatives renvoient à une nouvelle appréhension du concept de démocratie sous l'effet du travail des juridictions constitutionnelles et à la crise de la démocratie représentative sous sa forme purement parlementaire à l'échelle européenne (§ 1). Tenant compte de l'impossibilité matérielle de retourner à toute forme de démocratie directe comme nous l'avons déjà expliqué, le choix que certains juristes, après Dominique Rousseau, dénomment « démocratie constitutionnelle » a été fait par les différentes nations (§ 2).

§ 1. La crise de la démocratie parlementaire à l'échelle européenne

Tout concourrait à la crise de la démocratie parlementaire telle que conçue par la révolution française à la seconde moitié du 20ème siècle. Cependant, la faillite des principes sur lesquels étaient bâtis ce « régime ou gouvernement d'assemblée » avec le temps constitue ses réelles limites. En effet, la réalité historique et la pratique politique ont mis en exergue l'aboutissement au totalitarisme des régimes parlementaires (B) et la dilution des postulats d'infaillibilité et de vénération de la loi en un mot sa perte de prestige (A).

A. La perte de prestige de la loi

La loi, jadis idolâtrée, a perdu de son estime aux yeux des spécialistes mais aussi dans l'imaginaire collectif. Ceci a précipité la chute de la souveraineté parlementaire et son corollaire qui est la démocratie représentative. Le déclin de la loi contre toute attente est dû à sa complexité croissante et au recours de plus en plus fréquent qu'on y fait. Il en résulte que la loi revêt des caractères nouveaux dans lesquels se diluent« les traits par lesquels la démocratie classique accentuait son prestige »selon le constat de Georges Burdeau. La perte de qualité et le discrédit du texte législatif sont dus, d'une part à ce que les spécialistes qualifient

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d'inflation législative (1). Cette suractivité législative, non sans paradoxe, s'est accompagnée de l'instabilité de la loi pour achever sa désacralisation (2).

1. L'inflation législative

L'augmentation du nombre de lois en valeur absolue et en pourcentage ne résulte pas exclusivement des paramètres nationaux. L'internationalisation du droit par le truchement des accords de toutes natures et de toutes espèces contribue à rendre la loi plus complexe en dépit d'un accès relativement facilité par les nouveaux moyens de communication. Aucun domaine de la vie nationale n'échappe à la coexistence ou la cohabitation des conventions internationales sous la forme de coopération multilatérale ou bilatérale et de la législation nationale. Il faut également ajouter à ce foisonnement de normes législatives la forte et légitime pression de la Cour de justice de l'Union européenne pour transposer les différentes directives européennes dans les délais requis. Tous ces acteurs juridico-politiques influent grandement sur la régulation normative en France comme ailleurs.

En dépit de la jurisprudence constitutionnelle et des voix dissuasives de la doctrine, certaines catégories de Français considèrent encore la loi stricto sensu comme une « panacée » ou une solution contre tous les problèmes. La tradition de légicentrisme, quoique dépassée et affaiblie considérablement, a encore des promoteurs dans la société française. De ce fait, les différentes majorités gouvernementales et parlementaires ne freinent jamais leur appétit législatif soit pour résoudre vraiment en profondeur de nouveaux problèmes soit par manoeuvre politicienne. Il est évident que les mots suivants prononcés par Montaigne demeurent d'actualité :

« Nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en faudrait à régler tous les mondes d'Epicure ».

Le désir immodéré du législateur à tout prévoir va à l'encontre de l'une des caractéristiques auxquelles la loi a valu son prestige et son éclat pendant tout le long parlementarisme français. En outre, cette appétence à légiférer implique malheureusement que les textes de lois perdent amplement de leur portée à cause de la non-normativité ou d'une normativité fugace et « incertaine ». En témoigne, la censure par le juge constitutionnel du 2 de l'article 7 de loi litigieuse relative à l'orientation et au programme pour l'avenir de l'école. Ces dispositions ont été déclarées inconstitutionnelle parce qu'elles « sont manifestement dépourvues de toute portée normative ». En dépit du fait qu'elles soient relativement longues, ces dites dispositions annulées pour inconstitutionnalité illustrent parfaitement l'alourdissement néfaste à l'intelligibilité des textes de loi. Elles se lisent comme suit :

« L'objectif de l'école est la réussite de tous les élèves. Compte tenu de la diversité des élèves, l'école doit reconnaître et promouvoir toutes les formes d'intelligence pour valoriser

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leurs talents. La formation scolaire, sous l'autorité des enseignants et avec l'appui des parents, permet à chaque élève de réaliser le travail et les efforts nécessaires à la mise en valeur et au développement de ses aptitudes, aussi bien intellectuelles que manuelles, artistiques et sportives. Elle contribue à la préparation de son parcours personnel et professionnel ».

Cette jurisprudence réitérée par le Conseil dans sa décision n°2005-512 du 21 avril 2005, apparemment anodine et sans conséquences pratiques, est d'une importance capitale pour lutter contre le risque d'arbitraire des autorités administratives et juridictionnelles dans l'application des textes de loi. En effet, « une loi bavarde », équivoque ou ambigüe par définition prête le flanc à diverses interprétations sinon contradictoires du moins divergentes. De ce fait, les citoyens, les justiciables et l'état de droit même risquent de pâtir des termes flous ou imprécis d'un texte de loi. Conscient de ces éventuelles conséquences néfastes du droit mou, Montesquieu écrivait déjà au 18ème siècle que la loi « ne doit pas contenir d'expressions vagues »64.

La multiplication exponentielle des lois et ses diverses conséquences, pour pernicieuse qu'elles soient, ne sont pas les seuls facteurs provoquant ce qu'il est commode d'appeler la déchéance ou le déclin de la norme législative. Ce phénomène que plus d'un considèrent irréversible est la conjonction d'un série de causes structurelles et conjoncturelles. L'une d'entre elles et non la moindre, loin s'en faut, est l'instabilité que connaît la loi.

2. L'instabilité de la norme législative

La loi devient peut durable puisqu'elle est prise pour une réponse conjoncturelle à un problème ponctuel. A peine une loi est édictée, le législateur s'apprête à préparer une autre relative à la même matière soit pour la modifier soit pour la compléter soit pour l'abroger complètement sous l'effet des pressions de l'opinion publique. Qui pis est, bon nombre de lois ne survivent que le temps d'une majorité au pouvoir. Le temps politique épouse bien souvent le temps de vie des lois auxquelles on prêtait jadis le qualificatif de normes transcendantales c'est-à-dire au-dessus des rivalités de toutes sortes. Les parlementaires et les services gouvernementaux légifèrent au rythme des fluctuations de l'imaginaire collectif dans le but d'être en phase aux désirs de leurs électeurs. Il n'en saurait être autrement, explique encore le constitutionnaliste Georges Burdeau puisque le législateur « substitue son projet à la spontanéité des comportements individuels. » Les situations évènementielles charrient inexorablement leur flot de textes de loi car les gouvernants, pour les « besoins de communication médiatique », ne dérogent point à cette habitude partagée par toutes les familles politiques. Ainsi, la norme législative perd de sa hauteur puisqu'elle cesse d'être l'oeuvre de la raison philosophique du siècle des Lumières pour végéter dans toutes les

64 MONTESQUIEU, « De l'esprit des lois », livre 24, chap.16

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circonstances occasionnelles et politiciennes. Dans le but de freiner cette « boulimie législative », le Conseil constitutionnel se référant à l'article 37 de la Constitution, déclasse ou délégalise les cavaliers législatifs c'est-à-dire des articles figurant « indûment » dans une loi sous demande du chef du gouvernement. Le juriste Guy Carcassonne décrit plaisamment et prudemment en quelques lignes ce phénomène d'instabilité qui gangrène le texte législatif contemporain mieux que l'aient fait plusieurs livres :

« Qu'un homosexuel soit la victime de criminels imbéciles et un projet de loi contre l'homophobie, quoique parfaitement superflu, est aussitôt rédigé et programmé. Qu'un rapport confirme la persistance des inégalités entre les femmes et les hommes et une loi nouvelle, qui n'apportera rien de substantiel est instantanément annoncée »65.

En effet, la loi devient tributaire des effets médiatiques, du calendrier électoral aussi et surtout des sondages publiés par les instituts. Conformément à l'adage « ce qu'une loi a fait, une autre peut le défaire», la législation se multiplie à un rythme effréné et perd de sa durabilité donc de son autorité. A force de descendre ainsi dans « le détail des questions pouvant naître sur chaque matière » au grand dam de Portalis, la loi renie sa grandeur et sa stabilité de l'époque révolutionnaire considérées par le juriste Michel Couderc comme ses vraies « marqueurs génétiques ».

A cette instabilité de la loi en termes de durabilité, l'on ajoutera son émiettement. Elle n'est plus la même sur toute l'étendue du territoire. La réforme constitutionnelle de 2003 a prévu au profit des collectivités territoriales la possibilité de déroger, ne fût-ce à titre expérimental, aux dispositions législatives en vigueur. Certaines collectivités territoriales d'outre-mer ont acquis le pouvoir autonome de légiférer en certaines matières les concernant. La catégorie de lois appelées « lois de pays » en est un exemple probant. Sans porter de jugement de valeur sur ces initiatives visant à adapter la législation des collectivités infra-étatiques à leur réalité sociologique, il est nécessaire de rappeler que le Conseil constitutionnel agit dans le sens de l'égalité des droits et devoirs donc de la démocratie en veillant à ce qu'aucune atteinte ne soit portée aux caractères indivisible et unitaire de la république.

A la condamnation de l'instabilité de la loi, l'on peut être tenté d'objecter que celle-ci ne doit pas non plus scléroser le discours juridique ou le droit positif. Nul ne saurait réfuter cette objection. L'idéalisation de la loi crée les effets autant sinon plus pervers que son instabilité. Dans une société démocratique les lois ne doivent être ni coulées dans le béton ni gravées dans le marbre. Elles doivent tenir compte de l'évolution des besoins de la société pour s'y adapter comme c'est déjà dit au cours de notre travail. Les lois lacunaires doivent être modifiées au besoin ou même abrogées totalement. En revanche, ce qui est préjudiciable à l'état de droit et à la sacralité de la loi au sens générique du terme reste et demeure la banalisation et la succession des initiatives législatives sans même prendre le temps et le soin d'évaluer sereinement donc objectivement l'impact des précédentes initiatives. Le juriste

65 G CARCASSONNE, « Penser la loi », Pouvoirs, n°114, 2005, p.43

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chevronné précité, Guy Carcassonne, dénonce également avec l'humour qui le caractérise cette incohérence sous un chapeau illustratif qu'il nomme « n'importe quoi » en ces termes :

« Légiférer est devenu un réflexe, souvent conditionné par la télévision. Tout sujet d'un « vingt heures » est virtuellement une loi. Un fait divers, une émotion quelconque, mais aussi un problème tangible provoquent une démangeaison législative plus ou moins rapide. La loi est une réponse, à défaut d'être une solution. On légifère d'abord puis, rarement et seulement si l'on n'a rien de plus rentable à faire, on réfléchit ensuite »66.

Le Conseil constitutionnel, sans s'arroger le droit de faire injonction au législateur de légiférer moins, oblige celui-ci à légiférer mieux à travers sa jurisprudence. Les principes constitutionnels d'intelligibilité, de normativité, d'accessibilité et de clarté de la loi sont les directives émises par le Conseil constitutionnel en ce sens. Autrement dit, le juge constitutionnel français encadre la fonction d'édiction des lois du législateur en lui imposant des obligations rédactionnelles sous peine de censure de la loi votée pour inconstitutionnalité.

L'allusion à la déchéance subie par la loi qui fut jadis objet de vénération et de culte a significativement impacté le pouvoir législatif. Cette crise de la démocratie parlementaire et corrélativement l'adoption un peu partout de la justice constitutionnelle après la grande guerre est certes la conséquence de la faillite de la loi. Cependant elle dépasse le changement de statut de la norme législative dans l'imaginaire collectif car elle est la résultante bien plus profonde du soutien ou de la complicité des parlements dans l'instauration des régimes totalitaires à l'échelle européenne.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon