B. Le Conseil constitutionnel : instrument de
défense des droits de l'opposition ou de la minorité
parlementaire
Il n'y a aucune contradiction logique à soutenir qu'en
démocratie l'unique autorité légitimement investie du
pouvoir est précisément la volonté de la majorité
proclame le juriste et philosophe argentin Carlos S. Nino. Ce serait nier tous
les présupposés démocratiques de prétendre le
contraire. Le Conseil constitutionnel ou encore la justice constitutionnelle
n'est ni l'allié de la majorité ni celui de la minorité
parlementaire. L'enceinte réservée à la lutte
politico-politicienne reste et demeure le parlement. Les débats et
arguments politiques doivent se métamorphoser en points de droit ou en
arguments juridiques une fois arrivés à la rue Montpensier. Le
prétoire du juge constitutionnel opère la « juridicisation
de la politique »59 au sens propre et au sens procédural
du concept. Le doyen Vedel, en sa qualité d'ancien président du
Conseil, corrobore ce point de vue en écrivant que le Conseil a
posé des « règles permanentes et objectives, susceptibles
d'opérer indépendamment de la nature du pouvoir en place, qu'il
soit de droite ou de gauche ». Quoi qu'il en soit, la majorité
parlementaire impose de droit ses vues, son projet politique et sa vision du
monde à la minorité. Cependant la
59 D ROUSSEAU, op.cit., p.520
Kléberson JEAN BAPTISTE 54
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
politique tout au moins dans un régime
démocratique ne saurait être uniquement un rapport de force. Elle
se laisse saisir par le droit et implique de ce fait la contradiction, le
pluralisme politique (1) et favorise ainsi la perspective d'une alternance
politique (2).
1. Le pluralisme politique et les débats
contradictoires entre majorité et minoritaire
Kelsen eut à affirmer dans son livre intitulé
« La Démocratie .Sa nature -Sa valeur » traduit en
français par son disciple Charles Eisenmann que « par
définition même, la majorité suppose l'existence d'une
minorité ; et par suite, le droit de la majorité suppose le droit
d'une minorité à l'existence ». Le professeur des
universités, Basile Ridard, nous apprend quant à lui que «
la minorité est le pendant conceptuel de la majorité » au
cours d'une étude comparative de l'opposition parlementaire en France et
au Royaume-Uni. Ces discours et bien d'autres d'origine doctrinale renseignent
sur l'importance vitale du pluralisme politique dans un système qui se
veut démocratique. Le comité de réflexion et de
proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des
institutions de la cinquième (5ème) république,
conscient d'un vide juridique en cette matière, a fait des propositions
permettant d'y remédier. La constitutionnalisation du statut de la
minorité parlementaire a été concrétisée
à l'occasion de la réforme constitutionnelle de 2008. Le
constituant dérivé a également fait injonction à
l'assemblée parlementaire de prévoir de manière expresse
les prérogatives de la minorité parlementaire par l'introduction
de l'article 51-1 qui se lit ainsi :
« Le règlement de chaque assemblée
détermine les droits des groupes parlementaires constitués en son
sein. Il reconnaît des droits spécifiques aux groupes d'opposition
de l'assemblée intéressée ainsi qu'aux groupes
minoritaires ».
De ce fait, l'accueil et le traitement des contestations du
groupe qui est en infériorité numérique au parlement par
le juge constitutionnel est la preuve que celui-ci fait avancer le débat
démocratique au-delà du cadre strictement partisan. La
célèbre phrase du député socialiste André
Laignel en octobre 1981, lors du débat sur les nationalisations à
l'Assemblée nationale à l'endroit de la droite minoritaire «
Vous avez juridiquement tort car vous êtes politiquement minoritaires
» perd son sens lorsque le Conseil constitutionnel est sollicité
soit par les autorités politiques de manière abstraite soit par
un justiciable lors d'un procès concret depuis 2008. Les
minorités politiques et corrélativement les minorités
sociales qu'elles représentent peuvent aussi imposer leur vue et leur
opinion si celles-ci sont juridiquement solides et défendables. En
effet, la crainte d'une majorité éventuellement tyrannique s'est
toujours manifestée à travers les prises de position de certains
et les publications d'autres. Le théoricien de la démocratie
Alexis de Tocqueville, réfléchissant sur le fonctionnement de la
démocratie américaine, s'est interrogé en ces termes :
Kléberson JEAN BAPTISTE 55
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
« Qu'est-ce que donc qu'une majorité prise
collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des
intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la
minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute
-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez -vous pas
la même chose pour une majorité ? »60
Contrairement à une idée reçue, la
justice constitutionnelle ne freine pas à tout prix la volonté
majoritaire. Elle a seulement pour vocation de ne pas réduire la
république en un foyer de pensée unique sous prétexte du
principe majoritaire. Autrement dit, elle donne indirectement à la
minorité l'occasion de faire la promotion de ses idées et de ses
propositions politiques même après la défaite
électorale à condition que celles-ci trouvent un point d'ancrage
dans la norme constitutionnelle ou dans la jurisprudence constitutionnelle.
L'opposition profite ainsi de chaque décision constitutionnelle qui lui
est favorable pour se donner du crédit et avoir de la bonne presse
auprès de la population à grands renforts de propagande
politicienne.
Le Conseil constitutionnel, sans enfreindre l'autonomie des
autorités politiques et sans substituer son appréciation de
l'opportunité à la leur, sert ainsi de correcteur aux
excès et erreurs susceptibles d'être commis par le régime
représentatif dont l'unique crédo est la légitimité
électorale. Sans renier sous aucune forme les vertus du principe
majoritaire, il canalise et jauge les contestations de la minorité en
fonction de principes prédéterminés non
influençables par le verdict des urnes en soi. Il existe comme en
d'autres domaines un « consensus jurisprudentiel » sur la valeur
hautement démocratique du pluralisme politique. En témoigne la
réitération presque mot pour mot du considérant de
principe suivant du Conseil constitutionnel par la haute juridiction
administrative dans une décision d'assemblée du 8 avril
2001.61
« Le pluralisme des courants de pensée et
d'opinion, dont le pluralisme de l'expression politique est une composante est
l'une des conditions de la liberté ainsi garantie et de la
démocratie .Il constitue en lui-même un objectif de valeur
constitutionnel. »
Sans jamais se départir de son rôle
juridictionnel et de plusieurs mécanismes d'autolimitation
(décision longuement motivée à visée
pédagogique, référence au bloc de
constitutionnalité, compétence d'attribution), le Conseil
constitutionnel subordonne la vie politique française au droit en
sanctionnant les exagérations, fûssent-elles partagées par
la majorité. De ce fait, il favorise et régule l'alternance
politique sans s'en soucier.
60 A DE TOCQUEVILLE, « De la démocratie en
Amérique », op .cit. I, 2, chap. VII.
61 Voir CONSEIL const, n°89-271 DC, 11janv.1990 et
COOSEIL d'état, Ass., n°31136, 8 avril 2009 ou plus amplement Voir
P DE MONTALIVET, « Libertés d'expression et de communication (dans
les médias) » in G DRAGO (dir.), « Chronique de l'observatoire
de jurisprudence constitutionnelle », Cahiers du Conseil
constitutionnel, 2010, n°28
Kléberson JEAN BAPTISTE 56
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
2. Justice constitutionnelle et alternance
politique
L'étude statistique de la jurisprudence
constitutionnelle relève une forte hausse de saisines du Conseil
constitutionnel en période d'alternance. L'inflation législative
dans le bon sens du terme induit par l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle
majorité convertit le Conseil constitutionnel en régulateur des
implications juridiques de l'alternance politique. Si l'alternance politique ne
peut pas créer à elle seule un changement de politique
jurisprudentielle mais elle oriente le type de contentieux constitutionnels
susceptibles d'être examinés par le Conseil constitutionnel. En
période de basculement du pouvoir à gauche comme ce fut le cas en
mai 1981, le Conseil constitutionnel a dû se référer
beaucoup plus à la déclaration des droits de l'homme et du
citoyen pour neutraliser un peu les initiatives législatives qui sont
par définition ou idéologiquement sociales interventionnistes et
collectivistes. Quand les rênes du pouvoir sont détenues par une
majorité de droite, les Sages utilisent davantage « la Constitution
sociale » pour canaliser ou réprimer l'ardeur libérale et
individualiste qui irrigue les propositions et les textes de loi. Ainsi, le
Conseil constitutionnel garantit et rend effectif le principe d'alternance
politique sans se faire le champion ou le partisan d'une idéologie.
Louis Favoreu explicitait l'importance du rôle joué par le Conseil
constitutionnel pendant la première période d'alternance qu'a
connue la cinquième (5ème république) en ces
termes 62 :
« Le rôle joué par le Conseil
constitutionnel au moment de l'alternance de 1981 a été peu et
mal perçu. En réalité lorsqu'on mesurera la portée
de la quarantaine de décisions rendues en 1981-1983, on s'apercevra que
le processus politique de l'alternance ne se serait pas déroulé
de la même manière s'il n'y avait pas un juge constitutionnel
».
Les réserves d'interprétation de toutes natures
du Conseil prescrivent une application constitutionnelle des nombreuses
réformes législatives de la nouvelle majorité sans
désavouer radicalement ou frontalement celles de l'ancienne au cours du
processus démocratique d'alternance politique. Une fois reçue du
Conseil le brevet de constitutionnalité pour une réforme, le
parti au pouvoir peut mettre en mouvement les autres qui lui sont
complémentaires en dépit des protestations idéologiques et
politiciennes à priori.
Il va sans dire que le Conseil a été
facilité dans cette fonction de garant de l'alternance par la
réforme de 1974 déjà étudiée dans le cadre
de notre travail parce que cette dite réforme offrait même aux
acteurs politiques de recourir au Conseil. A chaque fois que l'occasion lui
était donnée soit par les quatre plus grandes autorités du
pays (Président -Premier Ministre-Président de l'Assemblée
nationale ou du sénat) soit par une frange de la minorité
parlementaire, le Conseil avait « facilité » la
matérialisation de l'alternance politique contrairement à une
idée qui était en vogue.
62 L .FAVOREU, « LE Conseil constitutionnel et
l'alternance », Revue française de science politique,
1984, n°4-5, résumé
Kléberson JEAN BAPTISTE 57
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
Favoriser ou réguler l'alternance politique n'insinue
nullement que le Conseil ait adhéré à l'opinion du
député André Laignel en donnant toujours gain de cause
à l'ex opposition du fait qu'il soit devenu « politiquement
majoritaire ». On peut corroborer cette affirmation en citant, à
titre d'exemple, l'annulation de l'une des principales dispositions
législatives sur l'université proposées et votées
par les socialistes sous la présidence de François Mitterrand. Il
est de mode aussi de rappeler la décision de l'ancien président
Nicolas Sarkozy de solliciter vainement l'aide du premier président de
la Cour de Cassation après la censure partielle du projet de loi relatif
à la rétention de sureté et à la déclaration
d'irresponsabilité pour cause de trouble mental par le Conseil dans sa
décision du 21 février 2008 pour méconnaissance des
principes de séparation des pouvoirs et de l'indépendance du
pouvoir judiciaire.
En revanche, l'on peut dire que le Conseil est garant de
l'alternance politique puisqu'il ne juge pas de l'opportunité des
réformes législatives de la nouvelle majorité quelle que
soit leur teneur sauf en cas d'erreur manifeste. Il se garde de restreindre la
liberté d'action de l'ex opposition et d'entraver son pouvoir
discrétionnaire acquis grâce au verdict des urnes. Sa
jurisprudence canalise juridiquement le « changement » politique
promis lors de la campagne électorale et votée lors des joutes
électorales. Le juge constitutionnel se révèle comme un
catalyseur de l'alternance politique au sens où il la facilite et
l'encadre sans y prendre part compte tenu de la nature objective et
juridictionnelle de son travail. L'éminent juriste Maurice Duverger
abonde totalement dans ce sens en établissant clairement les
distinctions entre celui-ci et le travail politique de la minorité
parlementaire :
« Le pouvoir d'opposition du Conseil constitutionnel n'a
pas la même nature que celui du Sénat et de la minorité de
l'Assemblée nationale. Le second implique une appréciation toute
subjective du contenu de la réforme engagée par la
majorité. Le premier vérifie que les lois ainsi votées
sont conformes aux règles juridiques dont le respect s'impose à
chaque parti pour maintenir la démocratie »63
En faisant du pluralisme des courants d'idée et
d'opinion l'une des conditions sine qua none de la démocratie, le
Conseil prohibe sans conteste la dictature majoritaire au sein de la
société politique française. Il offre indubitablement la
possibilité à la minorité d'aujourd'hui d'être la
majorité de demain sans jamais renoncer à sa posture de
neutralité et d'impartialité malgré le renouvellement du
personnel politique. L'épineuse question de la légitimité
de la justice constitutionnelle semble être reléguée en
second plan vu le changement que son existence et son travail ont
suscité sur le paysage politico-institutionnel. Tout au moins, ses
fonctions de régulateur de l'activité normative et de protecteur
des droits humains conjuguées au discrédit des parlements
à l'échelle européenne ont impliqué un changement
de paradigme démocratique après la deuxième guerre
mondiale.
63 Cité dans M DUV, « La république des
citoyens », Paris, Ramsay, 1983, p .273
Kléberson JEAN BAPTISTE 58
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
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