§ 2. Le Conseil constitutionnel : instrument de
consolidation et d'avancement de l'état de droit
Le Conseil constitutionnel est l'une des institutions qui
oeuvrent à la consolidation de l'état de droit en France. Avant
le Conseil constitutionnel, dès la troisième république,
le Conseil d'état avait commencé à exercer lui aussi cette
fonction par la procédure de recours en excès de pouvoir contre
les actes administratifs donc infra législatifs. Le contrôle de
constitutionnalité des lois, selon la formule de Charles Eisenmann,
n'est qu'un test de compatibilité entre les deux plus hauts
étages de la pyramide normative. Il est de ce fait une
nécessité quasi incontournable pour le règne de
l'état de droit au même titre que l'oxygène l'est pour le
maintien de la vie. En effet, l'état de droit est
caractérisé par une hiérarchie des normes. Les actes
administratifs de toutes natures (décrets, arrêtés etc.)
doivent être conformes aux lois, lesquelles doivent être en
harmonie avec la constitution. Ceci suppose un contrôle de
constitutionnalité qui limite le pouvoir législatif et assure
l'effectivité de la suprématie de constitution (A).
Au-delà de ses finalités hautement sociales, la justice
constitutionnelle constitue indéniablement un instrument aux mains de
l'opposition ou de la minorité parlementaire (B).
Kléberson JEAN BAPTISTE 50
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
A. La suprématie de la Constitution
En effet, la notion d'état de droit, d'origine
allemande, présuppose une structure institutionnelle dans laquelle la
puissance publique ne peut passer outre des normes constitutionnelles stricto
sensu et de l'interprétation authentique fournie par le juge
constitutionnel. Les normes édictées par la puissance publique
sont valides à condition de respecter ou d'être conformes à
celles qui leur sont supérieures dont la Constitution selon la
théorie kelséniene. Dans un état de droit
l'administration, bras actif du pouvoir exécutif, et le pouvoir
législatif ne sont pas incontrôlés dans leur fonction
respective de mise en oeuvre et d'élaboration des normes
régissant la vie publique. L'état pas plus que le citoyen ne peut
agir en dehors de la légalité au sens complet du terme qui
suppose donc au premier chef la primauté ou la prééminence
de la Constitution. De ce fait, le juge constitutionnel devient un maillon
d'une importance inestimable dans le système judiciaire
indépendant que requiert l'épanouissement d'un état de
droit. Il en résulte une rigoureuse cohérence de l'ordre
juridique national (1) autour de la Constitution. D'aucuns considèrent
ce paramètre comme un facteur de pacification sociale ou servant
à perdurer l'ordre démocratique (2).
1. L'unité et la cohérence de l'ordre
juridique national
La soumission du législateur aux principes
constitutionnels est le gage de la hiérarchie des normes et de la
cohérence de l'ordre juridique qui constitue l'un des
présupposés obligatoires pour l'établissement de
l'état de droit. L'objectif de la justice constitutionnelle est
d'assurer la hiérarchie entre les lois ordinaires et la loi-mère.
Ce faisant, elle préserve l'unité de l'ordre juridique sous
l'égide de la règle ayant la plus haute valeur normative en
l'occurrence la Constitution. Etant la norme suprême, la Constitution
fonde tout le système kelsénien en plus du fait que la loi
strictement parlant c'est-à-dire le texte voté par le parlement
tire sa validité d'elle. Sans le contrôle de
constitutionnalité, la pyramide normative risque de s'effondrer
même si les textes de valeur normative inférieure sont conformes
les uns avec les autres. D'où la mise en garde de Kelsen contre toute
forme d'angélisme ou de laxisme du droit positif en termes de justice
constitutionnelle :
« L'organe législatif se considère dans la
réalité comme un créateur libre du droit et non comme un
organe d'application du droit, lié par la constitution, alors qu'il
l'est théoriquement, bien que dans une mesure relativement restreinte.
Ce n'est donc pas sur le Parlement lui-même que l'on peut compter pour
réaliser sa subordination à la Constitution. C'est un organe
différent de lui, indépendant de lui et par conséquent
aussi de toute autorité étatique qu'il faut charger de
l'annulation de ses actes inconstitutionnels c'est-à-dire une
juridiction ou un tribunal constitutionnel ».
Kléberson JEAN BAPTISTE 51
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
L'importance de l'unité de l'ordre de l'ordre juridique
pour le maitre de Viennes l'obligeait à réfuter le modèle
américain de contrôle diffus de constitutionnalité. Non que
les juges ordinaires soient inaptes à confronter deux textes mais il
voulait à tout prix éviter des interprétations
jurisprudentielles différentes ou contraires. En effet le contrôle
de constitutionnalité décentralisé tel que pratiqué
Outre Atlantique est susceptible de laisser dans l'ordonnancement juridique un
texte de loi muni d'interprétations jurisprudentielles concurrentes
voire contradictoires. Ce fait est d'autant plus grave puisque, selon le
père du normativisme, un texte vierge de toute interprétation
jurisprudentielle n'est qu'un ensemble de signes plus ou moins logiques. Le
texte adopté par le parlement devient norme seulement après avoir
fait l'objet d'une interprétation judiciaire. En dépit du fait
que les américains ne connaissent point deux ordres juridictionnels, le
risque d'interprétations contraires demeure même dans le cas de
deux tribunaux relevant d'une seule et même Cour suprême. Si pour
une raison ou pour une autre, la Cour suprême n'a pas été
touchée du contentieux constitutionnel pour donner l'ultime et
l'authentique interprétation, les tribunaux inférieurs
continueront à interpréter différemment la Constitution ou
la loi litigieuse.
En revanche, le modèle proposé par Kelsen et
adopté dans un premier temps par l'Europe continentale assure la
sécurité juridique puisque la décision de l'unique organe
compétent en la matière clarifie « in limine litis » le
sort de la loi. En effet le contrôle centralisé ou
concentré de justice constitutionnelle aboutit à une
décision à effet absolu à laquelle aucun autre juge ne
peut déroger. La loi bénéficie d'un brevet de
constitutionnalité opposable à tout juge et à toute
institution si le juge constitutionnel ne la censure pas. Dans le cas
contraire, elle n'intègrera jamais en l'état l'ordonnancement
juridique puisqu'il n'a pas satisfait « au test de
constitutionnalité ». Le risque de deux interprétations
jurisprudentielles différentes est inexistant car le contrôle est
assuré exclusivement par une instance unique et
spécialisée. Le nom de celle-ci importe moins que sa fonction.
Les différentes Cours constitutionnelles fournissent un travail
quasi-similaire avec celui du Conseil constitutionnel dans le but d'assurer
l'unité et la cohérence de l'ordre juridique sous lequel elles
évoluent. Elles apportent ainsi leur pierre contributoire à la
stabilité socio-politique autrement dit la justice constitutionnelle est
un facteur de pacification sociale.
2. Justice constitutionnelle : facteur de pacification
sociale
L'état, comme nous l'avons déjà
rappelé est le détenteur légitime de l'appareil
répressif. Envers toute la collectivité nationale, l'état
est redevable des droits- libertés et des droits-créances. Pour
ce faire, l'une des branches de l'état en l'occurrence le pouvoir
législatif adopte conformément à une procédure
prédéterminée des textes de lois opposables à tout
citoyen. L'état met en oeuvre sa force et son pouvoir légitime
pour punir les contrevenants et leur complice. Tout citoyen ou groupe de
citoyens agissant en dehors du cadre légal risque de se heurter à
l'autorité de poursuite qu'est le procureur de la république. En
revanche aussi
Kléberson JEAN BAPTISTE 52
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
puissant soit-il, la machine étatique doit se
défendre de porter préjudice aux sujets de droit par ses
agissements et ses commandements. Cette limite au pouvoir étatique est
prévue par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen du
26 aout 1789 en son article 2 :
« Le but de toute association politique est la
conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits
sont la liberté, la propriété, la sureté, et la
résistance à l'oppression ».
La souveraineté a été
transférée mais cela n'implique nullement la privation du peuple
de toutes ses prérogatives. L'intérêt de la justice
constitutionnelle est de contenir l'état dans ses limites en
contrecarrant tout programme législatif à visée
absolutiste et totalitaire. Ainsi, elle prévient ou rend inutile les
révoltes populaires qui se révèlent quelques fois
extrêmement incendiaires. Autrement dit, la justice constitutionnelle est
l'un des moyens légaux et pacifiques d'éviter que le gouvernement
et sa majorité ne sombrent dans la négation des droits
élémentaires du peuple souverain. Elle est d'autant plus
légitime à exercer cette délimitation qu'elle est
elle-même un mécanisme étatique. Malgré les
critiques à peine voilées essuyées par le Conseil de la
part des membres du pouvoir exécutif et législatif, il reste et
demeure l'un des derniers remparts institutionnels contre les abus de pouvoir.
Il contrôle l'action législative en l'encadrant au besoin par des
réserves d'interprétation méticuleusement
explicités. Au-delà de ceci, le Conseil contrôle même
l'inaction du législateur grâce à sa jurisprudence
qualifiée « d'incompétence négative »
unanimement par la doctrine.
La mise en oeuvre du droit constitutionnel de
résistance à l'oppression même sous sa forme violente est
la résultante de manière générale d'une justice
faible et de manière particulière d'une justice constitutionnelle
qui ne répond pas à sa vocation. L'oppression du peuple ne se
manifeste pas exclusivement par des lois touchant à ses droits civils et
politiques. Le législateur peut initier un régime totalitaire
dans des domaines apparemment anodins grâce à sa plénitude
de compétence. Dans cet ordre d'idées, le théoricien
libéral Adam Smith écrivait déjà au
18ème siècle :
« Il ne fait pas de doute qu'un impôt exorbitant,
équivalant par exemple, en temps de paix comme en temps de guerre,
à la moitié ou même au cinquième de la richesse de
la nation, justifierait, comme tout abus caractérisé de pouvoir,
la résistance du peuple »58
Cette vertu pacificatrice de la justice constitutionnelle se
manifeste encore beaucoup plus lorsque tout justiciable ou tout groupe de
pression peut saisir le juge constitutionnel sans trop de restrictions
procédurales et de manière concrète.
John Locke, sans le vouloir ou le savoir, a
légitimé la justice constitutionnelle par ce long
réquisitoire contre le pouvoir législatif ou cet appel à
la désobéissance civile :
58 Voir A.SMITH, « Leçon sur la jurisprudence »,
1ère édition, Paris, Dalloz-Sirey, 2009
Kléberson JEAN BAPTISTE 53
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
« (...) chaque fois que les législateurs tentent
de saisir et de détruire les biens du peuple ou de le réduire
à l'esclavage d'un pouvoir arbitraire, ils entrent en guerre contre lui
; dès lors il est dispensé d'obéir et il n'a plus
qu'à se fier au remède que Dieu a donné à tous les
hommes contre la force et la violence. Aussi, dès que le pouvoir
législatif transgresse cette règle fondamentale de la
société, dès que l'ambition, la peur la folie ou la
corruption l'incitent à essayer, soit de saisir lui -même une
puissance qui le rende absolument maître de la vie des sujets, de leurs
libertés et de leurs patrimoines, soit de placer une telle puissance
entre les mains d'un tiers, cet abus de confiance le fait déchoir des
fonctions d'autorité dont le peuple l'avait chargé à des
fins absolument opposées ; le pouvoir fait retour au peuple, qui a le
droit de reprendre sa liberté originelle et d'établir telle
législature nouvelle que bon lui semble pour assurer sa sureté et
sa sécurité, qui sont la fin qu'il poursuit dans l'état
social ».
Ainsi compris, la justice constitutionnelle est effectivement
« le confort des démocraties modernes » selon la formule de
l'éminent constitutionnaliste qu'est le doyen Vedel. De par les
fonctions de la justice constitutionnelle précédemment
étudiées, il nous est loisible de déduire que non
seulement la justice constitutionnelle n'est pas contraire à la
démocratie mais qu'elle en est son aboutissement ou l'une de ses
expressions les plus concrètes et palpables.
En outre de ses considérations socio-politiques
hautement salutaires pour l'intérêt général, la
justice constitutionnelle est souvent un instrument aux mains de l'opposition
ou de la minorité parlementaire suite à son désaveu
électoral.
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