B. Le caractère non absolu du pouvoir normatif
du Conseil constitutionnel
Aussi loin qu'aille le pouvoir normatif du juge, aussi
important soit-il, il doit être manié avec retenue pour ne pas
succomber dans les travers du gouvernement des juges. Le Conseil d'état
français qui a créé presque de manière
prétorienne un bon pan du droit administratif français est la
preuve que le juge use en général son devoir de réserve
pour s'autolimiter. Maître de sa jurisprudence en tant que cour
régulatrice, la haute juridiction administrative a toujours fait preuve
de cette habilité en exerçant son pouvoir créateur de
normes. Le Conseil constitutionnel, dans l'élaboration de sa
jurisprudence, n'a pas également fait preuve d'agitation
juridictionnelle au sens où il défendrait une idéologie au
détriment d'une autre. Les lois, qu'elles soient l'initiative d'une
majorité de droite ou de gauche, reçoivent le même
traitement jurisprudentiel de la part du juge constitutionnel français
ayant comme boussole le bloc de constitutionnalité dans son
intégralité et les circonstances de droit et de fait. Par souci
de cohérence juridictionnelle, le Conseil constitutionnel est dans un
certain sens lié par sa jurisprudence. Ainsi les Sages ont
adhéré à l'opinion de leur homologue italien selon
laquelle « le contrôle de constitutionnalité doit être
contenu dans les limites au-delà desquelles il constituerait une
inadmissible ingérence dans la sphère de
discrétionnalité politique réservée à
l'organe législatif ». Ceci n'insinue aucunement qu'il ne puisse,
comme tout juge, opérer un revirement jurisprudentiel. Le Conseil est,
en dépit de tout, libre d'infléchir ou de moduler sa
jurisprudence dans un sens ou dans un autre en fonction de « sa lecture ou
de sa relecture »
Kléberson JEAN BAPTISTE 47
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
d'une disposition constitutionnelle et des données
sociologiques. En revanche, la faculté créatrice du Conseil est
tempérée par le lit de justice (1) et par la concurrence avec le
président de la république dans son rôle
d'interprète de la Constitution (2).
1. Le lit de justice : frein au pouvoir normatif du
Conseil constitutionnel
L'expression lit de justice est une survivance de l'ancien
régime reprise par le doyen Georges Vedel, également ancien
président du Conseil constitutionnel. Il s'agit d'une institution de
l'ancienne monarchie de France par laquelle le roi surmontait l'opposition des
Parlements. Les Parlements étaient des cours dotées de fonctions
judiciaires, mais aussi législatives. Lorsque le roi édictait des
lois, celles-ci étaient transmises aux Parlements, qui devaient les
enregistrer pour les rendre exécutoires. Si ces Parlements dont la plus
célèbre fut celle de Paris s'opposaient aux lois donc au
souverain, ils lui adressaient des « remontrances ». Le roi pouvait
passer outre en envoyant des « lettres de jussion » mais si celles-ci
demeuraient sans effet, il se rendait lui-même au Parlement, ou il
s'asseyait sur un « lit de justice » et rendait l'arrêt
ordonnant l'enregistrement. Le roi exerçait ainsi sa
souveraineté.
Ce « terme de lit de justice » lourd de charges
politiques et historiques a été sciemment
récupéré par le dit doyen pour expliciter une sorte de
barrière que le constituant dérivé peut opposer à
une décision du Conseil constitutionnel. Il traduit une flagrante
opposition entre le constituant et le juge constitutionnel qui se solde
toujours par la victoire du premier. Sa traduction concrète est la
modification immédiate autrement dit une révision
constitutionnelle qui infirme « de jure » la décision du
Conseil constitutionnel. Le doyen Vedel utilisait cette construction
théorique pour expliquer que le juge constitutionnel ne s'oppose jamais
à la volonté générale et que son contrôle se
résume en un contrôle de procédure. En ce sens, une
déclaration d'inconstitutionnalité n'avait rien
d'anti-démocratique car son but final était de dire à la
majorité parlementaire d'emprunter la voie constitutionnelle au lieu de
la voie législative. Cette thèse vedelienne autour de laquelle
s'est créé sinon une unanimité du moins un consensus est
ainsi formulée dans l'avant-propos de la thèse
rééditée de Charles Eisenmann :
« Souvent le contrôle de constitutionnalité
des lois est, naïvement ou savamment, présenté comme
aboutissant à faire prévaloir la volonté du juge contre la
volonté générale et, à la limite, comme faisant
échec à la démocratie. Mais il ne pourrait en être
ainsi que si le juge constitutionnel pourrait imposer un droit
supra-constitutionnel. Dans la réalité, il ne peut que se borner
à dénoncer une incompétence : ce n'est pas une
condamnation de fond qu'il prononce en déclarant une loi contraire
à la Constitution. Ce n'est jamais qu'une condamnation de
procédure : le contenu de la loi se serait imposé à lui
s'il avait fait l'objet d'une révision constitutionnelle. Autrement dit,
le refus de promulgation de la loi que la Cour
Kléberson JEAN BAPTISTE 48
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
constitutionnelle oppose au pouvoir législatif peut
toujours être brisé par ce « lit de justice » qu'est la
révision constitutionnelle ».
La concrétisation de cette théorie doctrinale
s'est opérée par la révision constitutionnelle ayant
accouché la loi constitutionnelle n° 93-1256 du 25 novembre 1993.
En effet, le pouvoir constituant dérivé s'est réuni
à Versailles à cette date pour adopter une disposition
législative censurée par le Conseil constitutionnel dans sa
décision n°93-325 DC du 13 aout 1993. A l'occasion de l'adoption de
cette dite loi constitutionnelle comportant un seul article, le premier
ministre Edouard Balladur, très remonté contre le pouvoir
normatif du Conseil constitutionnel, prononce dans un passage de son discours
de circonstance à l'endroit des parlementaires :
« De la même manière qu'il est
légitime pour le pouvoir législatif de préciser à
l'intention des juges administratifs ou judiciaires le sens d'une loi, il est
légitime pour le pouvoir constituant, dont vous êtes le
dépositaire, de dire lui-même quel est le contenu exact d'une
disposition constitutionnelle. Nul n'est aussi qualifié que lui,
c'est-à-dire que vous, pour le faire. »
Le doyen Louis Favoreu, dans le prolongement de la
théorie de lit de justice du doyen Vedel, a inventé celle du juge
constitutionnel « aiguilleur ». Selon celle-ci le Conseil
constitutionnel, par une décision d'inconstitutionnalité, ne fait
qu'indiquer au pouvoir législatif de prendre la voie constitutionnelle
puisqu'il constate l'impraticabilité de la voie ordinaire. Ces deux
thèses, s'ils ne rendent pas compte de toutes les susceptibilités
et de tout l'ampleur du travail du Conseil, ont le mérite de
réfuter habilement la thèse qui oppose la justice
constitutionnelle aux présupposés démocratiques
étudiés au premier chapitre de notre travail.
La prudence et la sagesse du juge constitutionnel et la
possibilité de recourir au « lit de justice » ne sont pas les
seules limites au pouvoir du Conseil constitutionnel. Celui-ci ne
détient pas le monopole de la sauvegarde et de l'interprétation
de la Constitution même en faisant abstraction d'une révision
constitutionnelle par la majorité qualifiée à cet effet.
En cette matière, les neuf (9) Sages sont ou tout au moins devraient
être concurrencés par le locataire de l'Elysée au terme de
l'alinéa premier de l'article 5 de la constitution.
2. Le président de la république :
garant de la bonne application de la Constitution
Le président de la république est la clef de
voûte du système politique instauré sous la 5ème
république. En plus de ses prérogatives régaliennes
à tire d'exemple diplomatie, défense de l'intégrité
du territoire, la Constitution de 1958 le charge de « veiller au respect
de la Constitution ». Ce devoir constitutionnel oblige le magistrat
suprême à s'approprier des normes constitutionnelles et à
les interpréter au besoin. L'initiative de la révision de la
Constitution appartient concurremment au président de la
république et à la majorité
Kléberson JEAN BAPTISTE 49
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
parlementaire qualifiée sur proposition du premier
ministre. En cas de dysfonctionnement institutionnel, il incombe au premier
citoyen de la nation de prendre les mesures qui s'imposent selon son
appréciation de la lettre et de l'esprit de la Constitution. En pareille
circonstance, la Constitution en son article 16, oblige le président de
la république à seulement consulter le Conseil constitutionnel.
Il lui revient également le pouvoir de prendre l'initiative d'un
référendum populaire sous un sujet d'intérêt public.
Les spécialistes du droit constitutionnel dénoncent toujours la
jurisprudence constante du Conseil selon laquelle il s'abstient de tout
contrôle à l'égard d'une loi votée par le biais du
processus référendaire au motif que celle-ci reflète
l'expression directe de la souveraineté populaire. L'immunité des
lois référendaires de toutes natures (ordinaires et
constitutionnelles) combinée à la large capacité
d'appréciation que la Constitution réserve au premier mandataire
de la nation fait de celui-ci une véritable interprète de la
constitution et de facto « un juge constitutionnel » mais qui
délibère exclusivement par voie de disposition
générale quand les circonstances socio-politiques le
requièrent.
Ces principes dépassent la personnalité et les
convictions idéologiques du président de la république.
Ils constituent les fondements institutionnels, politiques et
démocratiques de la 5ème république telle qu'elle est
ficelée par la Constitution de 1958. Ainsi resserrée dans ses
limites selon la formule tocquevillienne, le contrôle juridictionnel de
constitutionnalité des lois ci-devant la justice constitutionnelle fait
avancer partout où il est adopté et bien apprivoisé la
cause de l'état de droit.
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