Chapitre II. La garantie et le renouvellement de la
démocratie par la justice constitutionnelle
La doctrine constitutionnaliste ne saurait éluder la
question de la légitimité démocratique de la justice
constitutionnelle vu son importance pour la pérennité de
celle-ci. Cependant les plus ardents défenseurs de la justice
constitutionnelle ou tout au moins un grand nombre pèchent
méthodologiquement parlant dans cette quête inlassable de
légitimation. Piégés par la doctrine représentative
et ses aléas, les constitutionnalistes et non les moindres
définissent la démocratie en se concentrant au prime abord sur
des considérations institutionnelles. S'ils ne font pas totalement table
rase de l'aspect protectionniste de la démocratie, ils relèguent
au second plan la sauvegarde des droits des citoyens. Ils privilégient,
comme nous l'avons vu, l'étude des parlements, de l'institution
électorale et de la séparation des pouvoirs et s'adonnent
seulement après l'épuisement de ces questions aux rapports des
citoyens avec les gouvernants et entre eux. Or, la justice constitutionnelle
est facilement superposable à la démocratie si on part du citoyen
plutôt que de la « superstructure institutionnelle » pour
répéter le langage marxiste. Aborder la démocratie en
mettant l'accent « a priori » sur son versant institutionnel implique
de privilégier les moyens par rapport aux fins. Le citoyen reste et
demeure « l'origine et le centre de tout processus démocratique
»54. En d'autres termes, tout défenseur de la
subsomption de la justice constitutionnelle sous la démocratie doit dans
un premier temps avoir une approche anthropocentrique de cette notion à
la richesse incommensurable .Une fois cette prudence méthodologique
observée, la constante lutte du juge constitutionnel en faveur du
respect des droits et libertés fondamentaux la légitimera aux
yeux de tout démocrate (Section 1). En outre de ce facteur, la
justification ou la légitimité de la justice constitutionnelle
s'est opérée à l'échelle européenne
grâce à un changement de paradigme démocratique (Section
2).
54 Voir Union Interparlementaire, « La démocratie
: principes et réalisation », 1ére
édition, Genève, 1998
Kléberson JEAN BAPTISTE 42
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
Section I. Le Conseil constitutionnel et la lutte en
faveur des droits et libertés fondamentaux
Ce rôle protecteur des droits et libertés
fondamentaux n'a pas été assigné explicitement au juge
constitutionnel pas plus qu'il ne le lui a été interdit
explicitement. « Telle une créature qui s'émancipe de son
créateur », le Conseil s'est érigé en
défenseur des droits et libertés fondamentaux malgré les
réserves des constituants de 1958. Ces derniers ne voulaient cantonner
le juge constitutionnel français qu'au rôle « de chien de
garde de l'exécutif » contre les éventuels
empiètements du parlement. Il n'était jamais question que le
conseil dépasse cette fonction régulatrice de l'activité
des pouvoirs publics dans l'intention originelle des concepteurs de la
loi-mère de 1958. Par un « coup de force jurisprudentielle »,
les Sages ont donné valeur constitutionnelle à la
déclaration des droits de l'homme, au préambule de la
constitution de 1946 et corrélativement ont élargi leurs
prérogatives à la protection des droits individuels et sociaux.
En outre d'avoir le mérite d'associer sans problèmes la justice
constitutionnelle et la démocratie telle que définie plus haut,
cette fonction protectionniste sert la cause incontestable de l'état de
droit. En cela, elle est conforme à l'opinion que Tocqueville a
émise concernant les USA :
« Resserré dans ses limites, le pouvoir
accordé aux tribunaux américains de se prononcer sur
l'inconstitutionnalité des lois forme encore une des plus puissantes
barrières qu'on ait jamais élevées contre la tyrannie des
assemblées parlementaires»55
Cette fonction majeure de la justice constitutionnelle
comporte deux versants dans sa mise en oeuvre. D'abord, elle protège la
sphère privée des gouvernés de toute intrusion
liberticide. (§ 1). Ensuite, elle fait avancer la cause de l'état
de droit que nul ne songerait aujourd'hui à contester
sérieusement (§ 2).
§ 1. Le Conseil constitutionnel : outil de protection
des gouvernés face aux gouvernants
Le passage de la Constitution -séparation verticale des
pouvoirs- à la Constitution -garantie des droits- à partir de la
décision du 16 juillet 1971 est l'origine de la fonction avant-gardiste
des droits de l'homme du Conseil constitutionnel. L'incorporation du
préambule de la Constitution de 1958, et, par voie de
conséquence, des deux textes auxquels celui-ci renvoie, au bloc de
constitutionnalité contrairement aux idées émises par
Kelsen56 en est l'expression
55 A DE TOCQUEVILLE, « De la démocratie en
Amérique », 1ère édition, Tome I, Paris,
Flammarion, 1981, p.172
56 H KELSEN, « La garantie juridictionnelle », op.cit.,
p.239
Kléberson JEAN BAPTISTE 43
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
concrète. Le contrôle de
constitutionnalité des lois, outre du corpus constitutionnel proprement
dit, a comme normes de référence les droits civils et politiques
issus de la déclaration de 1789, les droits socio-économiques
tirés du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 et
depuis 2005 les droits environnementaux. Conformément aux directives
onusiennes, le Conseil constitutionnel n'établit aucune
hiérarchie entre les 3 générations de droit de l'homme
tout au long de sa jurisprudence protectionniste. L'indivisibilité des
droits de l'homme implique toujours, à titre d'exemple, la conciliation
des principes constitutionnels tels que la liberté d'aller et venir
(1ère génération des droits de l'homme) et le
droit de grève (2ème génération des droits de
l'homme). La panoplie des droits et libertés consacrés par le
Conseil constitutionnel augmente au gré de l'évolution de la
société (A). Cette faculté créatrice encore
appelée pouvoir normatif du juge constitutionnel est loin d'être
absolu en dépit de son immense étendue (B).
A. Les droits et libertés fondamentaux
La charte jurisprudentielle des droits de l'homme encore
appelé « Constitution sociale » par Hauriou, loin s'en faut,
n'est pas aussi rigide que la Constitution stricto sensu. Le domaine
sacré des libertés citoyennes s'infléchit
régulièrement à l'aune des interprétations
jurisprudentielles. Le juge constitutionnel français comme partout
ailleurs est maître de l'orientation et de la signification des normes
jurisprudentielles qu'il crée .Cette faculté
quasi-discrétionnaire leur donne la liberté de faire
évoluer le sens des différents droits fondamentaux.
L'efficacité de cette fonction de protecteur des droits fondamentaux est
tributaire de l'évolution des principes existants. La jurisprudence y
relative doit faire siennes les évolutions de la société.
Il est interdit en ce sens au législateur, selon une jurisprudence
constante, « de priver de garanties légales les exigences
constitutionnelles »57 comme c'est indiquée plus haut.
La doctrine qualifie cette restriction jurisprudentielle affublée au
travail législatif « d'effet cliquet ».L'intégration du
volet de protection des droits de l'homme a eu d'importantes
répercussions sur la nature du Conseil constitutionnel et du droit
constitutionnel. (2) De droit politique étudiant les rapports des
pouvoirs publics, le système électoral et les partis politiques,
celui-ci devient un droit juridictionnel c'est-à-dire un droit dit par
le juge ou un droit vivant selon les termes empruntés à la
doctrine italienne (1).
57 Conseil constitutionnel, n°86-210, 29 juillet 1986, DC
Kléberson JEAN BAPTISTE 44
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
1. La constitution sociale : un droit vivant
L'arsenal jurisprudentiel constitué par le conseil pour
protéger les droits fondamentaux des justiciables contre tout texte de
loi à visée liberticide est sans commune mesure avec celui des
autres fonctions qu'il assure. La liste ouverte des droits fondamentaux, selon
la formule consacrée par la doctrine, épouse la couleur du temps
au sens sociologique du terme. Cette fonction du juge constitutionnel est
d'autant plus créatrice et discrétionnaire que la constitution du
4 octobre 1958 ne fixe pas une liste exhaustive et explicite de droits
fondamentaux hormis la détermination du juge judiciaire comme gardienne
de la liberté individuelle et la prohibition de la peine de mort en ses
articles 66et 66-1 et d'autres dispositions disparates et isolées. Force
est de rappeler que c'est essentiellement à propos de la protection des
droits fondamentaux, que le Conseil a soulevé d'office
l'inconstitutionnalité de diverses dispositions législatives.
Nous recensons parmi d'autres : atteinte au principe de nécessité
des peines (n° 80-127DC des 19 et 20 janvier 1981) ; violation du principe
d'égalité en matière électorale (n° 82-146 DC
du 18 novembre 1982) ; méconnaissance de l'indépendance de
l'autorité judiciaire (n° 84-182 DC du 18 janvier 1985) ; atteinte
à la liberté individuelle (n° 86-216 DC du 3 septembre 1986)
;non-respect des droits de la défense (n° 86224 DC du 23 janvier
1987) ; violation de l'exigence de pluralisme des courants d'idées et
d'opinions (n°89-271 DC du 11 janvier 1990) ; discrimination entre
français et étrangers quant à l'octroi d'une prestation
sociale (n° 89-269 DC du 22 janvier 1990). Le conseil autant que peut se
faire rattache ses principes protectionnistes à la lettre ou à
l'esprit de la constitution lato sensu afin de ne pas porter préjudice
au pouvoir général de décision et d'appréciation du
législateur. En matière de protection de droits et
libertés fondamentaux, le fait pour le législateur de
méconnaitre l'étendue de ses compétences autrement dit son
incompétence négative est sanctionnée par le Conseil. La
facilité avec laquelle le pouvoir réglementaire modifie ses actes
administratifs n'est pas jugée par les Sages assez sécuritaire
pour leur laisser s'occuper exclusivement des droits fondamentaux des
citoyens.
La politique jurisprudentielle du Conseil constitutionnel en
matière de droits fondamentaux est proche de celle de la Cour
suprême des USA et de la Cour de Karlsruhe si l'on excepte ici et
là de légères variations sur des sujets vraiment clivant
et de haute portée historico-politique. En témoignent le maintien
de la peine de mort dans quelques états des Etats-Unis et la politique
jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle allemande plus ou moins rigide
en matière d'avortement en raison, dit-elle, du passé
eugénique de la république fédérale d'Allemagne. Le
cas des transsexuels ne trouve pas une solution similaire aux yeux des
différentes Cours constitutionnelles européennes en raison du
fait que la Cour européenne des droits de l'homme laisse une large marge
de manoeuvre et une intense liberté d'interprétation aux
états sur ce point sauf en cas manifeste de pratiques
discriminatoires.
Tout en évitant l'activisme juridictionnel, la
jurisprudence du Conseil en matière de protection des droits
fondamentaux comme en d'autres matières couvre tous les sujets de
société. La jurisprudence constitutionnelle n'étant pas
figée, elle est susceptible d'évoluer en fonction des
Kléberson JEAN BAPTISTE 45
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
circonstances factuelles et juridiques. L'un des exemples le
plus probant en ce sens est le revirement jurisprudentiel qui a causé la
censure immédiate du régime de garde à vue par la
décision n°2011-223 QPC pour atteinte aux droits de la
défense. La nouvelle procédure connue sur l'acronyme QPC ne
concerne pas toutes les dispositions constitutionnelles mais exclusivement
celles protégeant des droits et libertés constitutionnels.
En définitive ce déclic jurisprudentiel
amorcé par la décision n° 7 1-44 D.C. du 16 juillet 1971 a
transformé le Conseil constitutionnel français. Elle l'a mise
« en pleine lumière » s'il faut paraphraser le Pr. Dominique
Rousseau. A partir d'elle, le Conseil créé un droit
constitutionnel substantiel ou relationnel c'est-à-dire ayant pour objet
d'étude les droits fondamentaux de la personne humaine. En
élargissant le contrôle de constitutionnalité sur le fond
ou le contenu du texte législatif, la décision d'association
conjuguée à la réforme constitutionnelle de 1974 voulue et
faite par Valérie Giscard D'Estaing a engendré la
métamorphose du juge constitutionnel français.
2. La métamorphose du Conseil constitutionnel : la
décision du 16/06/1971
D'abord les juristes ont déduit de cette dite
décision l'engloutissement définitif de la tradition de
légicentrisme français. En effet, la loi est dorénavant
formellement et matériellement subordonnée à la
Constitution. Le constitutionnalisme étant que théorie du droit
prônant la garantie par une Constitution écrite du pouvoir
souverain et des droits fondamentaux s'est définitivement
installé. Cette métamorphose a impliqué la sollicitation
beaucoup plus fréquente du prétoire du juge constitutionnel
français. Les statistiques relèvent la multiplication par vingt
du nombre de lois déférées au Conseil constitutionnel dans
l'espace de temps compris entre 1974 et 1989.Cela a constitué un saut
qualitatif et quantitatif.
Au fil de l'exercice du pouvoir normatif du Conseil
constitutionnel, contrairement à la théorie de Montesquieu de
« pouvoir nul du juge, bouche de la loi », le bloc de
constitutionnalité français n'a cessé de s'enrichir. En
outre de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le Conseil
constitutionnel a consacré la valeur constitutionnelle des principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République
énoncés dans le préambule de 1946 dont le premier fut la
liberté d'enseignement. La particularité de ces principes tient
au fait qu'ils n'étaient pas énumérés
jusqu'à ce que le Conseil les ait donnés naissance. Au cours de
deux décisions des 20 juillets 1988 et 4 juillet 1989, le Conseil a
précisé les contours des principes fondamentaux reconnus par les
lois de la République. Ils doivent être issus d'une
législation républicaine antérieure à la
4ème république jamais abrogée ou
modifiée par le législateur. Ce sont des principes de droit
positif qui ont comme mérite la constance ou la répétition
sur les différentes législatures républicaines. Ceci
dénote l'incohérence des propos faisant croire que le juge
constitutionnel veut imposer ces croyances philosophiques ou sa pensée
jusnaturaliste aux décideurs publics.
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La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
Les principes politiques, économiques et sociaux
particulièrement nécessaires à notre temps tirés du
préambule de 1946 ont eux aussi acquis la valeur constitutionnelle.
Contrairement aux droits civils et politiques, ceux-ci ont été
décrits comme des droits-créances impliquant de la part des
autorités leur engagement traduit par des prestations positives. Tandis
que les droits de la première génération impliquent la
création d'une sphère privée inviolable autrement dit
l'abstention de l'état. La célèbre décision
relative à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) au cours de
laquelle le droit à la santé a été promu au rang
des droits constitutionnels est le commencement de cette politique
jurisprudentielle. Il en est suivi la consécration des objectifs
à valeur constitutionnelle susceptibles de porter des limites à
d'autres libertés pour assurer l'ordre public, la
sécurité, la tranquillité et la paix publique.
Comme c'est déjà dit, le Conseil concilie ces
différentes libertés constitutionnelles sans reconnaitre de
valeur hiérarchique formelle entre les différentes composantes du
bloc de constitutionnalité. La règle latine « lex posterior
derogat priori » unanimement adoptée dans les pays de droit
romano-germanique y compris la France n'est pas de mise entre la
Déclaration de 1789 et le préambule de 1946 puisque, dit le
Conseil, les deux textes ont été votés ensemble par le
peuple français en 1958. Le Conseil se sert de sa marge
d'appréciation discrétionnaire mais non arbitraire pour associer
les droits et libertés constitutionnels divergents.
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