B. Le renforcement du pouvoir réglementaire
Le pouvoir réglementaire est le champ dont dispose les
autorités exécutives pour édicter des règlements
ayant les mêmes caractères que la loi c'est-à-dire dire des
actes exécutoires, de portée générale et
impersonnelle. La Constitution de 1958 a considérablement élargi
ce pouvoir au détriment du pouvoir législatif. Le premier
ministre, chef de l'action gouvernementale, est le codétenteur du
pouvoir réglementaire. Toutes choses égales par ailleurs, son
rôle ne consistait qu'à prendre des mesures d'application des
lois, à l'instar des autres pouvoirs étatiques, selon la culture
politique diffusée par le régime parlementaire. La 5ème
république a encore été le signe d'une rupture sur ce
point. Il a été adjoint au pouvoir réglementaire
d'exécution des lois une autre façon d'exercer ce type de
compétence. La constitution de 1958, à l'alinéa premier de
son article 37, prévoit un pouvoir réglementaire autonome sous
l'égide du chef du gouvernement c'est-à-dire qui « couvre
les matières » totalement ravies au législateur. Aux termes
de l'article 41 de la constitution, le Conseil constitutionnel statue en cas de
désaccord entre le gouvernement et le président de
l'assemblée parlementaire « s'il apparaît au cours de la
procédure législative qu'une proposition ou un amendement n'est
pas du domaine de la loi ». Cette article s'inscrit dans l'optique de ne
laisser aucune marge de manoeuvre au parlement ou de l'empêcher de
s'auto-procurer des prérogatives imprévues par les prescriptions
constitutionnelles. Il va de soi que l'autre dépositaire du pouvoir
réglementaire, en l'occurrence le président de la
république, dispose d'un droit de regard quand il ne contresigne pas les
décrets et autres délibérations gouvernementales.
Kléberson JEAN BAPTISTE 38
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
L'une des autres mesures et non la moindre visant à
renforcer le gouvernement est la procédure de
délégalisation tracée à l'article 37, alinéa
2 de la constitution. Aux termes de cette disposition, « les textes de
forme législative » s'immisçant dans le domaine
réglementaire feront l'objet de déclassement par le Conseil
constitutionnel si le premier ministre y tient car les juges de la rue
Montpensier ne disposent pas du droit d'autosaisine. Il s'agit d'empêcher
la concrétisation de toutes velléités de « l'ancien
souverain » de recourir à des pouvoirs qui lui ont
été enlevés par la Constitution. De fait, la
procédure de délégalisation est susceptible d'être
mise en oeuvre que pendant les périodes de cohabitation. La
bipolarisation de la vie politique ou le jeu politicien s'agençant le
plus souvent d'une façon que l'exécutif dans sa dimension
bicéphale et la majorité parlementaire soient de même
appartenance politique en sont les causes. En 1998, soit après quarante
ans d'existence, le Conseil n'avait rendu que 220 décisions sous le
fondement de l'alinéa 2 de l'article 37.
Il faut ajouter à cette autonomisation du pouvoir
réglementaire le fait que différentes autorités
administratives indépendantes disposent d'un pouvoir
réglementaire sectoriel sous la surveillance du Conseil d'état ou
en général de l'ordre juridictionnel administratif en
général. L'autorité réglementaire, sous la
direction du chef de l'exécutif et du chef du gouvernement, a investi
les domaines où la loi et le parlement ont été «
expulsés » par la Constitution de 1958. Cette forme de
défense des prérogatives de l'exécutif contre le parlement
illustre parfaitement l'esprit antiparlementariste de la Constitution
française de 1958.
La justice constitutionnelle en général et celle
de la France particulièrement essuie dès leur naissance les
accusations ayant à voir à leur supposé caractère
antidémocratique. Le Chief justice Jhon Marshall préconise deux
solutions alternatives à ce qui est considéré comme un
« dilemme » pour plus d'un en France et ailleurs. L'éminent
juge constitutionnel écrit :
« Ou la constitution est un droit supérieur,
suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ; ou elle est sur
le même plan que la loi ordinaire et, à l'instar des autres lois,
elle est modifiable selon la volonté de la législature.
»51
Hans Kelsen, le concepteur du « modèle »
européen de justice constitutionnelle a esquivé vigoureusement
cette soi-disant contradiction en ces termes :
« Si, contrairement à ces vues, on continue
d'affirmer l'incompatibilité de la justice constitutionnelle avec la
souveraineté du législateur, c'est simplement pour dissimuler le
désir de la puissance politique qui s'exprime dans l'organe
législatif de ne pas se laisser -en contradiction patente avec le droit
positif -limiter par les normes de la Constitution. Mais, même si on
approuve cette tendance pour des raisons d'opportunité, il n'est
d'argument juridique dont elle puisse s'autoriser »52
51 E ZOLLER, « Les grands arrêts de la Cour
suprême des Etats-Unis », 1ère édition,
Paris, Dalloz, 2010, p.11
52 H. KELSEN, « la garantie juridictionnelle de
la Constitution », op.cit., p.224
Kléberson JEAN BAPTISTE 39
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
Ces deux personnalités auxquelles sont
attribuées à juste titre la paternité des deux
traditionnelles « typologies de justice constitutionnelle » rejettent
presque d'un revers de main l'opposition entre celle-ci et une vie
démocratique.
Kelsen comme nul autre a prouvé que l'alliance entre le
contrôle judicaire de constitutionnalité des lois et la
démocratie n'est pas contrenature en la concrétisant sans remous
dès 1920 dans l'Autriche républicaine.53Sans
prétendre prendre le contrepied du maitre de Viennes et du juge
Marshall, deux hommes ayant marqué la science juridique de leur
empreinte, nous pensons quant à nous que cette question est loin
d'être épuisée et encore moins dans un pays qui fut aussi
longtemps sous le joug du parlementarisme et du légicentrisme les plus
extrémistes et acerbes comme la République française. En
effet, la forme de démocratie adoptée et léguée par
la révolution française est difficilement conciliable avec le
mécanisme de justice constitutionnelle. La démocratie telle que
pratiquée et diffusée par les révolutionnaires aboutit
à un état légal et à un régime
d'assemblée faisant fi de la théorie « checks and balances
» de Montesquieu. Le parlement transfiguré de « manière
mythique » en unique représentant du peuple s'accommode très
mal d'une instance judiciaire qui assure l'effectivité des normes
constitutionnelles au point d'écarter les lois votées
conformément à la procédure parlementaire. Pour
paraphraser le docteur en droit, Philippe Pichot, l'on dira que « la mise
en oeuvre d'un contrôle de constitutionnalité se heurte au primat
de la volonté de la nation souveraine et au légicentrisme qui en
est l'expression. » Cependant l'importance pour le monde contemporain et
l'acuité de la question suivante sont tout aussi indéniables :
« La démocratie en tant que concept
polysémique et vivant peut-elle sous l'une de ses diverses formes
d'opérationnalisation être subsumée sous le
mécanisme procédural qu'est la justice constitutionnelle ?
».
53 La Haute Cour constitutionnelle d'Autriche est
la 1ère Cour constitutionnelle du « modèle »
européen de justice constitutionnelle
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
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Kléberson JEAN BAPTISTE 41
La garantie et le renouvellement de la démocratie par la
justice constitutionnelle
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