B. La « participation » du Conseil
constitutionnel au processus législatif
Le concept « participation » ne doit pas être
pris au sens où le Conseil serait partie prenante dans la fonction de
légiférer au sens premier du terme. Cela serait totalement
contraire aux principes basiques de la théorie séparatiste des
pouvoirs dont la paternité est attribuée à Charles Louis
de Secondat plus connu sous le nom de Montesquieu. D'ailleurs le Conseil
constitutionnel se prémunit contre toute forme d'intrusion en ce sens en
déclarant constamment « qu'il ne dispose pas d'un pouvoir
général d'appréciation et de décision au même
titre que le parlement ». La « participation » du Conseil
constitutionnel à l'activité législative est une
construction métaphorique de la doctrine juridique exprimant deux
réalités. D'abord elle explicite l'implication des
décisions du juge constitutionnel sur la loi litigieuse qui fait d'elle
un « législateur-négatif » ou un «
colégislateur ». (1) Elle exprime ensuite de
47 Voir Communication de M. Régis de GOUTTES , premier
avocat générale de la Cour de cassation, à l'occasion du
Colloque du cinquantenaire du Conseil constitutionnel intitulé « Le
dialogue des juges » le 3 nov.2008
Kléberson JEAN BAPTISTE 33
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
manière imagée les influences de la
jurisprudence du Conseil sur la politique législative du gouvernement et
de sa majorité parlementaire (2).
1. Le Conseil constitutionnel : «
colégislateur » et « législateur »
négatif
Le Conseil constitutionnel doit sa qualité de «
colégislateur » à une démarche définitionnelle
de Charles Eisenmann empruntée et étayée par Michel
Troper. Selon l'auteur de « La Justice Constitutionnelle et la Haute Cour
Constitutionnelle d'Autriche « est auteur ou coauteur d'un acte, toute
autorité qui participe de manière décisionnelle au
processus d'édiction de l'acte, autrement dit toute autorité dont
le consentement est indispensable à la formation de l'acte ». Il
faut très vite préciser, à l'instar de Michel Troper,
qu'une commission d'experts chargé par l'état de rédiger
une proposition de texte législatif ne répond pas à ce
critère. Aussi qualifiés que soient les experts, leur avis n'est
qu'un simple conseil et n'a aucune force décisionnelle. Les
autorités peuvent toujours passer outre de leurs recommandations. En
revanche, la décision du Conseil constitutionnel s'impose aux
autorités gouvernementales et juridictionnelles au terme de l'article 62
précité. Le Conseil, grâce à la force obligatoire de
ces décisions, fait partie de l'ensemble des acteurs édictant la
loi. Selon cette grille de lecture doctrinale, le législateur est ainsi
concurrencé par le juge constitutionnel dans son travail «
d'énonciation de la volonté générale ».
Conséquemment la fonction législative est partagée par le
gouvernement, le législateur et le juge constitutionnel dans le cadre
d'un projet de loi. Elle se réduit aux parlementaires et au Conseil
constitutionnel s'il s'agit d'une proposition de loi.
Quant à la dénomination encore
métaphorique de « législateur négatif », elle
est issue des réflexions de Hans Kelsen sur la justice constitutionnelle
en particulier et sur la science juridique de manière
particulière. Selon le maître de Viennes, la différence
plausible entre « la fonction juridictionnelle et la fonction
législative consiste avant tout en ce que celle-ci crée des
normes générales, tandis que celle-là crée des
normes individuelles ». Kelsen déduit de cette différence
fonctionnelle que le juge constitutionnel fait exceptionnellement office de
législateur en prononçant une décision de censure car,
dit-il :
« Annuler une loi, c'est poser une norme
générale ; car l'annulation d'une loi a le même
caractère de généralité que sa confection,
n'étant pour ainsi dire que la confection avec un signe négatif,
donc elle-même une fonction législative. Et le tribunal qui a le
pouvoir d'annuler les lois est par conséquent un organe du pouvoir
législatif »
Ces deux constructions doctrinales peuvent renforcer la
conviction de l'incompatibilité de la justice constitutionnelle avec la
démocratie. Il n'en est rien car elles n'ont pas pour but de cautionner
un empiètement du juge constitutionnel sur les prérogatives
exclusives du pouvoir législatif. Elles ne font que témoigner du
dialogue et de la cohabitation institutionnels établis entre les
pouvoirs publics du fait de l'avènement de la justice constitutionnelle
sous la 5ème
Kléberson JEAN BAPTISTE 34
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
république. Autrement dit, en recourant à ses
formules, les auteurs précités décrivent implicitement
l'influence sans cesse grandissante des prescriptions jurisprudentielles du
Conseil constitutionnel sur la politique législative gouvernementale
appuyée par sa majorité parlementaire.
2. Le poids de la jurisprudence du conseil dans la
fonction de légiférer
La jurisprudence du Conseil constitutionnel est
impérativement prise en compte lors de la préparation et de la
discussion d'un texte de loi. Au sein des différents gouvernements, il
s'est installé ce que Dominique Rousseau appelle «
l'exécution préventive » des décisions du Conseil
constitutionnel. Les services internes gouvernementaux et les
différentes commissions parlementaires subissent l'influence de la
jurisprudence du conseil lors de la rédaction des futurs projets de loi
et lors de la discussion y relative. Nous voulons pour preuve les
déclarations de l'actuelle ministre de la justice relatives au projet de
loi sur le harcèlement sexuel suite à l'invalidation du
Conseil48de l'article 222-33 du code pénal pour
non-conformité à « la légalité des
délits et des peines ».Celle-ci, lors du débat au
sénat relatif à ce nouveau texte, eut à affirmer que
prévenir le risque d'inconstitutionnalité a été
pour elle une préoccupation permanente. Cet aveu de la garde des sceaux
nous permet de déduire que la jurisprudence du Conseil constitutionnel
produit son plein effet dès les travaux préparatoires d'un texte
législatif.
L'ancien premier ministre Michel Rocard, nous dit l'auteur
précité, eut à demander à ses ministres « de
faire étudier attentivement par leurs services les questions de
constitutionnalité que pourrait soulever un texte en cours
d'élaboration ».
Ces dispositions administratives et cette volonté au
plus haut sommet de l'état d'éviter les griefs
d'inconstitutionnalité s'ajoutent aux différents types de
réserves d'interprétation évoqués plus haut. En
effet, les réserves interprétatives du Conseil constitutionnel
orientent les futurs choix du législateur dans un sens ou un autre.
Par sa jurisprudence sur l'incompétence
négative, le Conseil oblige le législateur à
épuiser toutes ses prérogatives constitutionnelles. Celui-ci doit
se laisser guider par l'interprétation que le conseil donne à ses
attributions au risque de voir son oeuvre invalidée parce qu'il a
déchargé ses responsabilités sur le pouvoir
réglementaire. Tout compte fait, le premier instrument de travail du
législateur doit être le catalogue des décisions du conseil
pour éviter les déconvenues. Celui-ci doit modeler sa politique
législative en conséquence. Il est rare que la jurisprudence du
Conseil constitutionnel ne soit pas invoquée lors d'un débat
parlementaire soit pour renforcer la perception de la solidité juridique
du texte en discussion soit « pour
48 Conseil constitutionnel, n°2010-240 ,04 mai 2012, QPC
Kléberson JEAN BAPTISTE 35
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
prétendre qu'il est un mort-né à cause
d'éventuelles contradictions à la ligne jurisprudentielle
tracée par les neuf (9) Sages de la rue Montpensier.
A la lumière de ces facteurs, il est évident que
la jurisprudence du Conseil constitutionnel est d'une influence
déterminante sur le travail législatif en amont et en aval. Les
décisions interprétatives sus-évoquées servent
d'orientation et de guide pour le parlement et le gouvernement. Il faut quand
même signaler que l'épée Damoclès de «
gouvernement des juges » menace constamment le Conseil constitutionnel
comme tout juge constitutionnel. Ce spectre récurrent est
également exploité par les défenseurs de la thèse
opposant la justice constitutionnelle et la démocratie.
Le Conseil constitutionnel n'exerçait qu'un
contrôle formel de la loi initialement c'est-à-dire se portant
exclusivement sut les questions procédurales et de compétence. La
doctrine constitutionnaliste nomme ceci un examen de régularité
externe par opposition au contrôle de la régularité interne
s'intéressant au contenu et au fond de la loi. Il a fallu attendre la
décision liberté d'association du 16 juillet 1971 pour que le
Conseil fasse une interprétation extensive de ses compétences en
alliant depuis les deux types de contrôle de constitutionnalité. A
la timidité originelle du constituant originaire de 1958 quant au
contrôle de constitutionnalité des lois contraste un dessein
clairement et constamment exprimé de limiter strictement les
attributions du Parlement. « Pour se diriger dans le labyrinthe des
dispositions constitutionnelles de 1958 », conseille Dominique Rousseau,
« il existe un fil d'Ariane simple et connu de tous : l'abaissement du
Parlement »49. L'institution chargée de
l'effectivité et de la surveillance de cet abaissement était et
demeure le Conseil constitutionnel.
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