Section II. La remise en cause des fondements de la
démocratie parlementaire par la justice constitutionnelle
La constitution de 1791 dispose au premier alinéa,
article 3, première section, chapitre 2 « qu'il n'y a point, en
France d'autorité supérieure à celle de la loi ».
Sous une forme tacite ou de manière expresse, l'esprit de cette
disposition législative était réitéré au
cours de deux siècles d'histoire constitutionnelle française. Non
qu'il ait été donné au législateur le droit de tout
faire, de trahir l'idéal et la pensée révolutionnaires en
se versant dans l'arbitraire car la déclaration des droits de l'homme et
du citoyen prévoyait en son article 5 que « la loi n'a le droit de
défendre que les actions nuisibles à la société
». Il y eut même des tentatives d'établir un contrôle
politique de la norme législative repoussées par le
légicentrisme et le parlementarisme ambiants. Ce qui était, par
compte, inenvisageable et impensable jusqu'en 1958 fut un contrôle
juridictionnel de la loi autrement dit la justice constitutionnelle. La raison
doit être recherchée dans les fonctions « apparemment
antidémocratique » de l'institution ayant mis fin à cette
pratique en l'occurrence le Conseil constitutionnel. Celui-ci, composé
des membres dépourvus de légitimité élective,
contrôle la loi qui émane des autorités élues par le
peuple (§ 1). Prétendant être l'arbitre ou le
régulateur des pouvoirs publics,37il oeuvre à
maintenir le Parlement, considéré jadis comme l'égal du
souverain, dans le cadre strict de ses attributions constitutionnelles (§
2).
§ 1. Le contrôle de la loi par des
non-élus
Si la révolution socio- politique de 1789 avait
entraîné la primauté inconditionnelle de la loi, la «
révolution juridique » de 1958 a renversé la tendance. Le
professeur Monterrey a l'habitude de dire « le 18ème
siècle fut le siècle de la loi, le 20ème est
celui de la constitution ». Cette remarque valable à
l'échelle planétaire est encore plus vraie concernant la France
compte tenu de son histoire. La loi, expression de la volonté
générale, exprimée par les représentants du
souverain, est susceptible dorénavant de se heurter au jugement d'un
collège de personnalités sans légitimité aucune
appelé Conseil constitutionnel. La volonté du législateur
élu au suffrage universel direct n'est plus libre et
inconditionnée mais soumise au respect des principes constitutionnels
sous le contrôle d'une instance non élue. Là se situe la
portée révolutionnaire de l'article 61 de la constitution
française de 1958. Ce dit contrôle est loin d'être une
formalité. Il constitue un examen minutieux de la loi au regard du bloc
de constitutionnalité qui est d'une immense portée sur la vie
politique française (A). La mise en oeuvre du contrôle de la
constitutionnalité des lois, soutient une partie de la doctrine, a
impliqué la participation du Conseil constitutionnel au processus
législatif (B).
37 G. DRAGO, op. cit., p.6
Kléberson JEAN BAPTISTE 28
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
A. La portée du contrôle de
constitutionnalité des lois assuré par le Conseil
constitutionnel
Le Conseil constitutionnel, fruit de la rusticité selon
le doyen Vedel38, n'a pas pour unique fonction de juger la loi. En
dénombrant ses compétences contentieuses et ses
prérogatives en matière gracieuse, Pascal Jean arrive à la
conclusion qu'en « l'état actuel du droit positif, le juge
constitutionnel exerce vingt-trois attributions »
juridictionnelles.39Cependant, le contrôle des normes
législatives encore appelé contrôle de
constitutionnalité des lois, soit de manière préventive
conformément à l'article 61, soit par le biais de la question
prioritaire de constitutionnalité (QPC) consacrée par la
révision constitutionnelle de 2008 à l'article 61-1, demeure le
plus visible et le plus important quantitativement. Ceci est dû au moins
partiellement au type de décisions susceptibles d'être
émises dans le cadre de cette attribution (1) et à leur
implication autrement dit leur degré d'autorité (2).
1. Les typologies de décisions du Conseil
constitutionnel
Les considérations formelles et rédactionnelles
ne nous retiennent pas dans l'étude des décisions du Conseil.
Pour reprendre la formule émise par le Conseil même, nous nous
intéresserons aux dispositifs des décisions et aux motivations
qui leur servent de support. « Les petites phrases », selon la
formule d'un ancien président du Conseil, Georges Vedel, n'ayant aucune
incidence sur la décision en soi seront passées sous silence.
La loi est désacralisée depuis
l'avènement de la 5ème république. Dans son
travail, apparemment contraire aux postulats démocratiques, le juge
constitutionnel peut prononcer trois (3) types de sentences à
l'égard de loi.
La première typologie de « verdicts
constitutionnels » ne bouleverse point l'ordonnancement juridique. Il
s'agit des décisions de non-lieu au cours desquelles, le juge de la loi
prononce pour diverses raisons l'absence de motifs sérieux pour juger ou
pour rejuger l'oeuvre législative. Les griefs
d'inconstitutionnalité soulevés par les adversaires de la loi
sont inopérants aux yeux du juge constitutionnel. Dans ce cas le Conseil
constitutionnel peut prononcer aussi la conformité de la loi à la
constitution. En effet, l'objectif du contrôle de
constitutionnalité, a dit le conseil dans l'une de ses décisions,
n'est pas d'empêcher la promulgation de la loi, mais de s'assurer que
celle-ci est conforme à la constitution. Si elle se
38 Voir préface du doyen Vedel dans : D. ROUSSEAU,
« Droit du contentieux constitutionnel »,9ème
édition, Paris, Montchrestien, 2010, p.28
39P. JAN, « Le procès constitutionnel
», 2ème édition, Paris, LGDJ, 2010, p.26
Kléberson JEAN BAPTISTE 29
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
révèle respectueuse des normes
constitutionnelles lors d'un contrôle, la loi jouira d'un brevet de
constitutionnalité « sauf en cas de changement de circonstances de
droit et de fait »40
La décision de non-conformité est celle qui peut
laisser croire beaucoup plus que la justice constitutionnelle est incompatible
aux principes démocratiques explicités dans la première
partie de notre travail. En effet, dans le cas d'une décision
d'inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel s'oppose frontalement
au législateur. Il estime que l'oeuvre législative n'a pas sa
place dans l'ordonnancement juridique en état. Etant que garant de la
cohérence de la pyramide normative française, le Conseil estime
que le texte voté par le parlement ne pourra pas « tirer sa
validité de la norme supérieure »41. En ce sens,
le considérant de principe émis par le Conseil constitutionnel
dans sa décision de 1985 scelle définitivement la rupture avec le
modèle démocratique légué par la révolution
basé sur la toute-puissance de la loi et du législateur. Il se
lit comme suit :
« La loi n'exprime la volonté générale
que dans le respect de la constitution »
La dernière typologie de décisions, et non la
moindre, rendues par le Conseil constitutionnel en faisant office de juge de la
loi constitue les décisions de conformité sous réserves.
La doctrine, avide de modélisation, classifie celles-ci en trois (3)
sous types. Les réserves d'interprétation neutralisante (1),
constructive (2) et directive (3) constituent les 3 sous-catégories des
déclarations de constitutionnalité sous réserves. Sans
épiloguer sur les raisons pédagogiques de cette classification,
il est loisible de souligner que certains interprètent cette forme de
jugement comme une intrusion du juge dans le domaine législatif. En
effet, celui-ci s'accorde ainsi le droit de compléter ou de modifier ou
de préciser la modalité d'application de la loi pour qu'elle soit
considérée comme constitutionnelle. Cette opération de
réinterprétation ou de filtrage constitutionnel, pour ainsi dire,
peut aboutir à dénaturer la loi votée par le parlement.
Autrement dit, les membres du Conseil risquent de substituer leur philosophie
et leur opinion idéologique à celles du Gouvernement et de sa
majorité. Ce qui est préjudiciable à la démocratie,
aux yeux de certains, est que les hommes politiques élus par le peuple
sur la base d'un programme politique sont contrés par une institution
irresponsable politiquement. D'où la merveilleuse réception en
France du concept à connotation péjorative « de gouvernement
des juges » relatif à la justice constitutionnelle
américaine sous la plume d'Edouard Lambert. Les décisions de
constitutionnalité sous réserve semblent nourrir la
polémique sur « le caractère antidémocratique »
de la justice constitutionnelle au même titre que les décisions
d'inconstitutionnalité.
40 Voir Décision n° 2009-595 DC du Conseil
constitutionnel du 3 décembre 2009
41 Voir H. KELSEN, « Théorie du droit pur »,
2ème édition, Paris, Dalloz, 1988. Kelsen y
développe la théorie pyramidale des normes. Voir l'idée de
l'ordre juridique de Kelsen dans lequel chaque norme tire sa validité
d'une norme supérieure et est le fondement d'une norme
inférieure.
Kléberson JEAN BAPTISTE 30
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
Les hommes politiques « gênés dans la
réalisation des réformes » pour lesquelles42 ils
ont le mandat populaire n'hésitent pas à remettre en cause
l'existence du Conseil constitutionnel et même le professionnalisme de
ses membres. Dans cet ordre d'idées, François Mitterrand, ancien
président socialiste, affirmait que « Le Conseil constitutionnel
est une institution dont il faudra se défaire. » dans une interview
accordée au journal Le Monde publié le 21 juin 1986. Edouard
Balladur, premier ministre, homme de droite, semble être convaincu de
l'idée qui oppose la justice constitutionnelle à la
démocratie en prononçant suite à l'inoubliable
décision n°71-44 D.C. du 16 juillet 1971 du
conseil43.
« Depuis que le Conseil a décidé
d'étendre son contrôle au respect du Préambule de la
Constitution, cette institution est conduite à contrôler la
conformité de la loi au regard de principes généraux,
parfois plus philosophiques et politiques que juridiques, quelquefois
contradictoires et de surcroît, conçus à des époques
différentes de la nôtre »
Il va sans dire que le développement de la justice
constitutionnelle en France ne s'est pas fait sans controverses et sans
critiques. Au-delà de ces incompréhensions et désaccords,
le Conseil constitutionnel s'est imposé dans le paysage politique et
juridictionnel français. Comment a-t-il pu inspirer ce respect alors
que, contrairement aux décisions des autres juridictions, les siennes ne
comportent jamais le mandement exécutoire ? Il n'est non plus pas
prévu dans le droit positif hexagonal « une Commission qui serait
chargée de veiller à la bonne exécution des
décisions du Conseil » selon les observations du
constitutionnaliste Dominique Rousseau44. Autrement dit, quel est le
degré d'autorité des décisions du Conseil constitutionnel
dans la vie politico-juridictionnelle française ?
2. L'autorité des décisions du Conseil
constitutionnel
Faisant fi de la thèse traditionnelle et
dépassée des « modèles kelsénien et
américain » de justice constitutionnelle, le constituant
dérivé français a confirmé l'autorité
absolue de chose jugée de toutes les décisions du Conseil
constitutionnel en juillet 2008. Qu'elles soient rendues dans le cadre du
contrôle « a priori » ou du contrôle « a posteriori
» (QPC), les décisions du Conseil constitutionnel s'imposent «
erga omnes » dès le jour de leur publication selon la constitution
de 1958 sauf recours laissé à la discrétion du conseil de
moduler leurs effets dans le temps. L'alinéa 3 de l'article 62 de ladite
constitution ne laisse pas de doute quant à l'autorité des
décisions émises dans le cadre du contentieux constitutionnel en
disposant :
42 G. Drago, op.cit., p.51
43 C.MAUGUE et J.H STAHL, « La question prioritaire de
constitutionnalité », 1ère édition, Paris,
Dalloz, 2011, p.15
44 D.ROUSSEAU, « Droit du contentieux constitutionnel
», 9ème édition, Paris, Montchrestien, 2010, p.
169
Kléberson JEAN BAPTISTE 31
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
« Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont
susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs administratifs et
juridictionnels »
La clarté ou précision de cette disposition
constitutionnelle ne doit pas escamoter ses relatives difficultés
d'application. En effet, le Conseil constitutionnel contrairement à la
très prestigieuse Cour Suprême américaine ne chapeaute pas
l'organisation juridictionnelle française. Les cours suprêmes des
juridictions administratives et judiciaires sont respectivement le Conseil
d'état et la Cour de cassation. Sans vouloir affirmer que ces dites
cours suprêmes sont insensibles au dialogue des juges, nous pouvons quand
même déceler dans leur jurisprudence des réticences face
à l'article 62 précité. Ce paramètre appelé
de manière générale « dialogue des juges » par
la doctrine n'est ni un effet de mode ni un facteur anodin. La
compatibilité des décisions juridictionnelles des cours
suprêmes des deux ordres juridictionnels avec celles du Conseil
constitutionnel évite la contrariété de jugement et
constitue le gage de l'unité d'interprétation de la
loi-mère.
Le premier tempérament subi par le dit alinéa 3
de l'article 62 de la constitution en vigueur vient du Conseil constitutionnel
lui-même. Dans le considérant 18 de sa décision portant sur
la loi d'amnistie, 45les Sages de le rue Montpensier ont
décidé que :
« L'autorité de chose jugée attachée
à la décision du Conseil constitutionnel (...) est limitée
à la déclaration d'inconstitutionnalité visant certaines
dispositions de la loi qui lui était soumise ; qu'elle ne peut
être utilement invoquée à l'encontre d'une autre loi
conçue d'ailleurs, en termes différents »
Cela signifie que la force absolue de chose jugée
prévue à l'article 62, alinéa 3, n'est valable que pour
les décisions du Conseil constitutionnel relatives à chaque loi
de manière particulière et non à la totalité de sa
jurisprudence.
Cette conception restrictive de la chose jugée par le
Conseil s'ajoute à des divergences de vue plutôt rares entre les
cours suprêmes et le Conseil constitutionnel. L'exemple le plus connu est
la confrontation à distance de la cour de cassation et du Conseil
constitutionnel relative à la compatibilité de la
procédure de question prioritaire de constitutionnalité avec le
principe de primauté du droit de l'union européenne. Il faut
également noter les différences de position de la Cour
suprême de l'ordre judiciaire et du Conseil constitutionnel sur
l'étendue de la protection pénale du chef de l'état
à deux ans d'intervalle46.
45 Conseil constitutionnel, 20 juillet 1998, n°88, 244-DC
46 Voir Conseil constitutionnel, 22 janvier 1999,
n°98-408 DC et COUR de cassation 10 octobre 2001 arrêt Breisacher
dans lequel la Cour de Cassation rejette l'interprétation de l'article
68 de la Constitution du Conseil constitutionnel relatif au statut pénal
du chef de l'état
Kléberson JEAN BAPTISTE 32
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
Une voix autorisée et avisée remarque que le
Conseil d'état et le Conseil constitutionnel n'est pas tout à
fait sur la même longueur d'onde concernant « les actes de
gouvernement. »47. La plus haute juridiction de l'ordre
administratif refuse sans concession de vérifier la
légalité des actes de gouvernement. Quant au Conseil
constitutionnel, il s'estime compétent moyennant quelques conditions
préalables, pour contrôler la légalité de ces
actes.
Ces marginaux cas d'espèces n'autorisent nullement
à affirmer que les deux (2) Cours suprêmes méconnaissent
délibérément l'autorité de la chose jugée
par le Conseil constitutionnel. Au contraire, il s'est installé un
harmonieux « dialogue » entre ces trois (3) instances
juridictionnelles françaises où les décisions de l'une
influent la jurisprudence de l'autre. La résultante est une
interprétation totalement uniforme ou presque de la Constitution de la
République de France.
Les autorités politiques finissent toujours par
s'incliner devant la jurisprudence du Conseil en dépit des critiques
acerbes qu'elles émettent en des moments. Les différents
ministères et l'administration française conjuguent toujours leur
effort dans le sens de l'exécution des décisions du Conseil. Les
gouvernements successifs et leur majorité parlementaire prennent
toujours le soin de corriger les nouveaux projets ou propositions de loi en
fonction des censures du juge constitutionnel français. Le gouvernement,
note le Pr. Dominique Rousseau, favorise l'exécution des
décisions du Conseil en édictant de plus en plus souvent des
circulaires exposant la jurisprudence constitutionnelle et invitant les
responsables administratifs à appliquer la loi dans le respect des
interprétations contenues dans les décisions du Conseil.
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