B. Les lacunes du système électoral de
1791
Le premier acte révolutionnaire en l'occurrence la DDHC
énonce en son article 1er l'égalité absolue
entre les Français. On serait même tenté de dire que cette
disposition législative se veut universelle car elle proclame
l'égalité totale pour l'humanité et non uniquement
à l'égard des fils de l'hexagone. En effet, celle-ci ou
même la totalité de la DDHC a été inscrite dans la
constitution d'autres pays. Paradoxalement l'acte constitutionnel de 1791
fondant l'ordre nouveau a mis en place un système électoral
complètement inégalitaire. Celui-ci organise un suffrage
électoral prenant en compte les critères de fortune et de
capacité puisqu'il était censitaire. (1) Il fut exclusif ou
même clivant en ce sens qu'il prévoit une élection au
second degré (2).
36 CARRE DE MALBERG, op.cit.
Kléberson JEAN BAPTISTE 25
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
1. Un suffrage électoral censitaire
Conformément aux vues élitistes du
député Emmanuel Sieyès, certains Français n'avaient
ni le droit de vote ni celui de présenter leur candidature. Seuls les
citoyens actifs détenaient ces prérogatives. En outre des
conditions habituelles de nationalité, de majorité, de domicile
d'inscription sur le registre électoral et d'aptitude morale, la
constitution prévoyait respectivement en ses alinéas quatre (4)
et cinq (5) deux conditionnalités purement discriminatoires permettant
d'accéder au statut de citoyen actif afin d'être soit
électeur soit éligible :
4° alinéa : « Payer dans un lieu quelconque
du Royaume, une contribution directe au moins égale à la valeur
de trois journées de travail et en représenter la quittance
»
5° alinéa : « N'être pas dans un
état de domesticité, c'est-à-dire de serviteur à
gages »
Il faut ajouter dans la liste des exclus, à
côté des citoyens « non- actifs », les esclaves et
évidemment les femmes. En effet si l'abolition définitive de
l'esclavage en 1848 traduite par le décret du gouvernement provisoire
libérait la masse servile, les femmes ont dû conquérir de
haute lutte jusqu'au 20ème siècle plus
précisément en 1944 le droit de participer à la vie
politique en France. Il va sans dire que cette politique électorale
exclusive et ségrégationniste se trouve aux antipodes de la DDHC
qui dispose en son article premier :
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que
sur l'utilité commune ».
Ce système électoral était défendu
par l'influent homme politique Emmanuel Sieyès qui le justifie en
affirmant que seuls les citoyens contribuant à l'économie
nationale ont le droit d'influer la vie politique par le biais du vote. Il a eu
l'assentiment de l'assemblée constituante malgré les
incohérences notoires ainsi dénoncées par le
député Robespierre dans son discours :
« La loi est l'expression de la volonté
générale (...) Cependant, interdire à tous ceux qui ne
payent pas un impôt, le droit même de choisir [leurs
représentants], est-ce autre chose que rendre la majeure partie des
Français absolument étrangers à la formation de la loi ?
(...) »
Cette dénonciation de l'avocat-politicien est d'une
justesse évidente puisque les statistiques démographiques
relevaient que pour la France entière, sur une population de sept (7)
millions habitants, seulement 4 300 000 ont rempli les critères pour
avoir le statut de citoyen actif. Les 2 700 000, à cause de leur faible
faculté contributive, étaient des « citoyens passifs »
et corrélativement ne pouvaient pas prétendre à exercer ce
droit politique.
Kléberson JEAN BAPTISTE 26
L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
2. Un suffrage indirect
Le suffrage universel direct est la norme en matière
électorale. Seul ce système impliquant un homme, égal un
vote, pouvait cadrer à la logique révolutionnaire de 1789 qui
proscrivait la discrimination indépendamment de sa forme. Force est de
constater que le principe d'égalité de droits n'était pas
reflété dans le régime électoral enfanté par
la révolution puisqu'il était indirect. Les citoyens actifs ne
votaient directement pas leur représentant. Il était
institué par la Constitution de 1791, en son article premier de la
section 2, une Assemblée primaire au sein de laquelle les villes et les
cantons désignaient les électeurs du second degré. De
surcroît, seuls les citoyens actifs doublés du statut de
propriétaire, fermier, usufruitier, pouvaient être électeur
de second degré. Ces conditions amplement restrictives diminuaient
davantage le nombre de français aptes à choisir directement ou
sans intermédiaire leur représentant à l'Assemblé
nationale.
Les élections indirectes sont considérées
comme inégalitaires en ce sens qu'elles créent un sentiment de
hiérarchisation entre les citoyens. Seuls certains d'entre eux auraient
le discernement et l'aptitude nécessaires pour effectuer le vote final
et définitif. Rien n'autorise à croire que les « grands
électeurs », pour ainsi dire, feront forcément un choix
conforme à la volonté de la grande masse populaire sauf en cas de
mécanismes et de balises contraignants.
Quoiqu'il en soit, les députés issus de ces
élections ainsi organisées jouissaient irrévocablement de
la légitimité populaire. Par conséquent, il était
inconcevable que leur délibération législative ou leur
décision soit remise en cause par un autre organe aussi prestigieux soit
celui-ci. Là réside l'opinion d'incompatibilité entre la
justice constitutionnelle et la démocratie. Celle-ci s'est davantage
renforcée au cours de l'histoire de la France républicaine
à partir du moment où les élections des parlementaires
devenaient totalement égalitaires c'est-à-dire universelles et
directes. Cette tradition bi-séculaire sera ébranlée de
manière non significative en 1946 pour être totalement remise en
cause par le constituant de 1958 avec la création du Conseil
constitutionnel. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau, analysant ce
revirement, écrivit :
« Toute l'histoire politique depuis 1789 témoigne
de l'hostilité de la France à l'égard de la
création d'un organe spécial chargé de contrôler la
constitutionnalité des lois au point que certains interprètent
l'entrée en scène du Conseil en 1958 comme la rupture d'une
tradition républicaine fondée sur le souvenir des parlements de
l'ancien régime et le principe de primauté de la loi ».
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L'apparente antinomie entre la justice constitutionnelle et la
démocratie
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