3. Le califat islamique
26
En procédant par forage sur des termes comme calife et
califat, l'auteur a tenté, tout au long des premières sections,
de reconstruire leur fondement historique et la raison de leur utilisation.
Nous rappelons qu'Abderraziq a affirmé que la création du terme
de calife ne remonte pas à une source connue.
Par contre, son acceptation par Abu Bakr, le premier
successeur au prophète et à ce titre le premier calife du
prophète de Dieu, a ratifié l'appellation. L'identification de ce
terme en a fait un statut officiel. Le prophète étant le
dirigeant des Arabes, Abu Bakr venant après lui et se dressant lui aussi
en tant que roi des Arabes, il fut possible de l'appeler calife de
manière absolue, car le califat n'est autre que la succession dans ses
tâches politiques et religieuses du prophète de Dieu.
Il a fallu d'abord trouver un terme de prestige après
la mort du prophète. Abu Bakr Al-Siddiq l'a choisi en se sachant artisan
d'un nouvel Etat, artisan d'une nouvelle unité au sens politique du
terme. Il a ainsi voulu représenter toutes les dimensions de ce nouvel
Etat au milieu des séditions : d'autant plus que les gens nouvellement
convertis venaient de sortir de l'Ere de l'ignorance, Al Jahiliya, et
étaient encore marqués par les séquelles du fanatisme et
par la rudesse bédouine. Il est étrange par ailleurs
qu'Abderraziq, qui exprime le souhait de rechercher aux fondements des origines
du pouvoir en Islam, ne critique pas ce terme de Jahiliya épris de
connotation idéologique visant à mettre en valeur la
période après la Révélation.
Cependant, on comprend que ce terme, même faux, puisse
être utile : c'est cet état d'anarchie et de barbarie qui lui a
servi comme argument pour avancer que les Arabes ne pouvaient revenir à
la désagrégation et devaient par conséquent maintenir
l'unification qu'avait amorcée l'Islam : « La prédication
islamique a amélioré la condition des peuples arabes sur de
nombreux plans. Un peuple renaissant, comme l'étaient les Arabes
à l'époque, ne pouvait accepter, une fois l'autorité du
Prophète déliée, de retourner à l'état
où il vivait auparavant, de redevenir un ensemble de peuplades
marquées par l'état de barbarie des nations sauvages, des tribus
hostiles »21. Enfin, le titre de calife avait l'avantage de
pouvoir contrôler et faciliter le maniement des gens qui venaient de
faire allégeance.
Cette formule a été
généralisée ensuite à travers une erreur
d'acception dans les termes: Abu Bakr assumant le califat du Prophète de
Dieu, il devait être reconnu comme un
21 Idem p144
27
calife authentique. Cette association renferme un sens
très particulier. Car par association d'idées, certains ont
décrété qu'Abu Bakr étant calife du
prophète, lui-même calife de Dieu, ce premier est
prétendument le calife de Dieu. Ce titre porte néanmoins une
acception de souveraineté d'ordre divin. Les croyants entourèrent
alors ce titre de tout ce avec quoi ils entouraient leur religion.
Automatiquement, se dresser contre Abu Bakr c'est se dresser contre l'Islam
tout entier. Ceux qui combattaient Abu Bakr étaient alors des apostats.
Or, ceux qui se battaient contre Abu Bakr n'étaient pas
nécessairement des apostats au sens religieux du terme, vu qu'ils ne
reniaient pas la foi islamique. C'est la lutte contre eux pour un motif
religieux qui les a transformés en apostats. Or, c'est là, estime
Abderraziq que l'erreur fut commise, car la guerre a été
déclarée en réalité pour des motifs politiques
telle que l'unité et la cohésion du corps politique autour de Abu
Bakr. Le refus de se plier au gouvernement de Abu Bakr, de payer le tribut
signifiait la non reconnaissance de ce gouvernement en tant que suzerain. Ce
qui est important, ce n'est pas tant l'examen des justifications de Abu Bakr
pour mener cette guerre contre l'apostasie, ou l'évaluation critique de
qui il jugeait être un apostat ou non, que de remarquer que l'acte
inaugural de son Etat a été la guerre contre l'apostasie.
Ce titre a donc constitué selon Abderraziq, qui en
conclue, une des erreurs dans laquelle est tombé le commun des
musulmans, en imaginant le califat était une fonction religieuse et que
celui qui était investi du pouvoir sur les musulmans occupait parmi eux
la place qui était celle de Prophète de Dieu. Il était de
l'intérêt des sultans de répandre cette erreur afin
d'utiliser la religion comme une arme pour protéger leurs trônes
des rebelles. Obéir aux imams, c'est obéir à Dieu et leur
désobéir, c'est désobéir à l'Islam, et donc
à Dieu. Ils firent même plus, car ils firent en sorte que le
sultan soit le calife de Dieu sur terre et son ombre étendue sur ses
adorateurs. Telle a été l'obscurantisme des sultans, qui auraient
« défiguré le visage de la vérité », puis
tyrannisé la population au nom de cette même religion. En les
emprisonnant dans leur tromperie, ils ont privé les musulmans d'autres
recours que la religion, en matière d'administration et de politique.
28
B. L'âpre débat autour de la question du
califat
La publication de L'islam et les fondements du pouvoir
a interpellé la conscience islamique égyptienne et arabe au
premier quart du XXème siècle. Cet essai
apparaît au plus fort du déchaînement des passions autour de
la conservation ou de la suppression du système califal et a
probablement été à l'origine de l'échec des
démarches entreprises pour faire ressusciter cette institution.
Ailleurs, le monde islamique vivait en même temps, dans plusieurs de ses
parties, des transformations politiques sans précédent.
1. Le califat, entre libéraux et
réformistes ? - La défense du
califat
Avant l'intervention d'Ali Abderraziq, le débat sur la
question du califat avait déjà connu des développements
importants sur lesquels nous reviendrons. En 1922, le rôle du califat est
restreint à un rôle strictement spirituel en Turquie, mais
l'opposition gagne l'Egypte et l'on voit de dessiner trois mouvements de
réactions distincts :
- D'abord un strict conservatisme appelant au retour à
une institution et à des modèles multiséculaires,
illustré par Mustafa Sabri.
- Mais aussi un retour au modèle islamique purifié,
incarné par Rachid Réda 22
- Enfin, une révision en profondeur du modèle
islamique par le manifeste d'Ankara sur lequel nous reviendrons plus
précisément en troisième partie.
Mustafa Sabri, se présente comme le défenseur du
retour aux institutions traditionnelles, et était le dernier cheikh al
islam du califat ottoman. Devenu un opposant irréductible d'Atatürk
et des idées qu'il défendait, il fut obligé de se
réfugier en Egypte dès les premiers jours de la révolution
menée par ce dernier. Il cherche visiblement à frapper les
esprits dans son ouvrage23: il dénonce fébrilement et
pêle-mêle des complots chrétiens et juifs, la trahison des
éléments athées infiltrés dans les rangs des
musulmans, et appelle ses coreligionnaires à retourner à leur
communauté face à tous ses ennemis héréditaires.
Son
22 Le moyen orient au XXème
siècle, P. Derriennic, éditions Armand Colin.
23 Mustafa Sabri, Dénonciation des ingrats
contestataires de la religion, du califat et de la umma, Le Caire 1924
29
réquisitoire ne comporte toutefois aucune tentative
d'explication des évènements d'alors, aucune proposition
d'action.
Plus écouté et plus pénétrant
était le discours de Rachid Réda, disciple et associé de
Muhammad `Abduh, et rédacteur en chef de la revue Al Manar24.
L'islamisme était dès lors considéré comme
mouvement de contestation. Jamal Ad-dine al Afghani voyait en l'islamisme, un
puissant levier de contestation contre la politique anglaise en Orient. Par la
suite, les mouvements réformistes prirent des directions diverses
permettant des lectures parfois contradictoires du fait religieux contenu dans
l'oeuvre riche et ambiguë de Abdou et Afghani.
- Le califat, une réaffirmation de
l'identité arabe
Après la vive émotion provoquée par la
suppression du califat par Mustafa Kemal en 1924, Rachid Réda prend une
tournure beaucoup plus conservatrice que son contemporain Ali Abderraziq dans
sa revue Al Manar, pour une restauration du califat arabe.
Réda était alors la principale figure du
mouvement réformiste, qui s'était donné la haute ambition
de travailler à la renaissance de l'Islam et avait fini par obtenir une
large reconnaissance après la mort de `Abduh. Dans une série
d'articles, regroupés ultérieurement en un ouvrage, le
califat ou Grand imamat, Réda développe et formule
explicitement une synthèse de ce que l'institution gardienne de
l'orthodoxie, la classe des ulémas, avait fini par élaborer au
cours de plusieurs siècles d'accumulation et d'exposition aux
expériences politiques les plus diverses.
Réda explicite donc ce que le modèle islamique
implique en matière d'organisation du pouvoir, les termes de cette
« constitution implicite » qui s'était formée dans les
esprits des fuqahâ' et des ulémas. Son argumentation,
appuyée par de nombreuses références aux thèses
développées par les penseurs musulmans orthodoxes au cours des
siècles passés, aboutit à des conclusions qui, à
son avis, découlent directement des conceptions orthodoxes et doivent
s'imposer dans les circonstances de l'époque. Le rejet du
24 Henri Laoust, Le Califat dans la
doctrine de Rachid Rida : traduction annotée d'al khilafa aw
al-imama al `uzma, le califat ou l'imamat suprême, librairie
d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve, Paris, 1986.
Vingtième siècle, revue d'histoire, No. 82,
Numéro spécial: « Islam et politique en
méditerranée au 20e siècle » (Apr. - Jun., 2004), pp.
103-118.
30
despotisme, l'adéquation avec la volonté
populaire, le respect des normes éthiques fondamentales constituent
selon lui les principales caractéristiques de ce modèle.
Ces « aspects modernes » du système politique
islamique tel qu'il aurait dû être mis en oeuvre font qu'il n'a
rien à envier au modèle occidental. Les jeunes élites
occidentalisées pêchent par ignorance lorsqu'elles attribuent
à l'islam lui-même l'absence de ses traits dans les régimes
islamiques concrets. Réda insiste sur les spécificités
irréductibles du régime islamique : la législation y est
d'origine divine ; hors d'atteinte des hommes qu'elles que soient les
circonstances ou les raisons, soustraites donc à jamais à
l'arbitraire, aux passions passagères et à l'erreur. Il en
résulte un système fondé dans l'absolu où tous les
hommes sont égaux, rejetant les allégeances nationalistes. La
charia est considérée comme un cadre législatif
indépassable, le garant ultime de l'ordre islamique.
Réda retient également dans son exposé
des dispositions plus contestables, telle la nécessité, admise
par quelques théologiens, que ce soit un qorayshite qui occupe le poste
de calife. Il invoque également les privilèges et la protection
mal comprise qu'accorde la chari'a à la femme, les vertus
particulières des arabes par rapport aux autres peuples -notamment turc
et persan- qui les rendraient mieux qualifiés pour les rôles
directeurs.
Le principal avantage du système islamique par rapport
aux systèmes occidentaux serait, à ses yeux, son enracinement
dans la parole de Dieu, c'est-à-dire dans une prédication
d'origine surhumaine et une éthique fondée sur a bonté
divine. La légitimité invoquée est donc absolue, et non
relative à la volonté des hommes. Le modèle, interdit de
constituer des entités politiques sur la base d'appartenances ethniques,
et rejette par conséquent tout ce qui peut devenir principe d'exclusion,
notamment le nationalisme qui peut attiser des passions belliqueuses comme
celles qui embrasaient le monde à l'époque.
Réda achève en déclarant que le
modèle islamique n'a pu être mis en oeuvre dans l'histoire
passée, hormis de très courts intermèdes. Il évoque
à ce propos plusieurs raisons historiques, dont certaines renvoient
à des causalités positives (étendue de l'empire), tandis
que d'autres sont plus proches des « explications » moralisantes
traditionnellement répandues par les théologiens. Le
modèle islamique reste au demeurant le meilleur à ses yeux, le
plus à même de répondre aux besoins des
sociétés modernes, de garantir la conformité de leur
organisation avec les desseins divins. Il finit par proposer, des mesures
concrètes pour pouvoir le mettre en oeuvre, telle que la création
d'une école de formation aux experts
31
susceptibles de coopter celui qui a le plus de qualités
pour occuper le poste de calife. Il adresse enfin des mises en garde à
l'égard des turcs et à tous ceux que l'occident séduit,
contre le mirage d'un Etat dépouillé de toute religion.
Dans Al fikr `al `arabî fî `asri `an-nahda
d'Albert Hourânî 25, l'auteur s'attache à
dresser un panorama des penseurs et hommes d'action qui ont oeuvré dans
le sens du changement des mentalités politiques religieuses. De ces
réformateurs, on retient généralement les noms d'Al
Afghani (1839,1897), de Muhammad Abduh(1849-1905) ou encore de Rachid
Réda(1865-1935). L'analyse la plus précise nous semble être
celle consacrée à Rashid Réda, bien qu'en
réalité, la galerie qu'Albert Houranî nous fait explorer
comporte au moins une cinquantaine d'écrivains et politiques. Chacun
d'eux est présenté à l'intérieur d'une progression
chronologique et ses idées sont analysées de manière
approfondie à travers ses publications originales.
Dans une logique panislamique, Rachid Réda
considère que la particularité des musulmans par rapport aux
Européens est qu'ils sont unis par la religion mais aussi par un lien
plus profond grâce à l'Islam. L'islam est ainsi compris comme
religion mais aussi comme communauté, et revêt alors un aspect
politique. L'islam a alors été un élément fondateur
de cette communauté politique, désormais délimitée
sur le territoire, avec une histoire commune et une langue commune qui
entretient qui plus est un lien liturgique avec le culte islamique. Cette
unité est d'autant plus forte, indissoluble et inusable qu'elle serait
fondée sur une vérité partagée par tous les
musulmans, et qui serait formulée par l'islam. Aussi l'union des
musulmans menace-t-elle de se désagréger si le même
modèle politique et religieux n'est pas adopté. Ainsi, bien que
remonté contre la toute jeune Turquie à cause de l'abolition du
califat, Rachîd Réda appelle à l'unité entre turques
et arabes, peuples les plus importants en Islam, et prône une
unité juridique et politique en faisant renaître le califat. Quant
aux minorités religieuses, qui vivraient ainsi sous le joug d'un Droit
qu'ils ne partageraient pas, Rachid Réda déclare que le sort des
chrétiens et des juifs en pays musulman leur est plus profitable que
leur vie dans des Etats séculiers, car l'Etat musulman serait
fondé sur la justice et la loi islamique, garante des droits et
libertés de ces mêmes minorités. Quant à l'Etat
laïc, il serait le résultat d'anarchies perpétuelles, qui ne
leur octroieraient pas les mêmes droits et les mêmes
libertés.
25 Albert Hourânî, `Al fikr `al
`arabî fî `asri `an-nahda, , Beyrouth, édition Bayt `an
nahâr linnachr, troisième tirage, 1988.
32
33
C. Le califat, symbole de tyrannie et de décadence
au XIXème siècle
Un grand mouvement de libération intellectuelle et
sociale a agité le XIXème siècle en Egypte. Face aux
occupations étrangères de plus en plus colonialistes, une vague
intellectuelle et sociale prône un réformisme en profondeur. Le
mouvement dès lors appelé Nahda naît de la
tentative de réaction du monde musulman à une intrusion
occidentale expansionniste. La défense seule face à cette
ingérence n'est pas suffisante car il faut trouver, à terme, ce
qui garantirait une indépendance culturelle, économique et
politique du monde arabo-musulman.
Jamâl ad-Dîn al-Afghânî et Al
Kawâkibî ont été de ces penseurs qui prônaient
un retour au génie originel de l'Islam, aussi développerons-nous
dans cette perspective un éclaircissement sur le retour encouragé
par les mouvements réformistes : un retour à la
rationalité qui constituerait l'essence de la Révélation
islamique. L'Europe dominait alors le monde entier, car la
souveraineté existe là où la science croît.
Rationaliser la politique et la justice, et critiquer la
dégénérescence de la Raison dans le despotisme
incarné par l'empire ottoman, telle est la tâche d'Al
Kawâkibî (1849-1902), syrien réfugié en Egypte
à partir de 1899.
Liant le problème de la décadence et celui du
despotisme, l'auteur de `Umm al-qurâ affirmait que la tyrannie
politique et le délaissement du principe islamique de shûra
(consultation) étaient les premiers facteurs ayant engendré
la décadence du monde islamique. Dans tabâ'i`'al
`istibdâd wa masâri`'al `isti`bâd (les
caractéristiques du despotisme et les luttes contre l'assujettissement),
Al-Kawâkibî, dans une démarche de recherche originelle,
liste dans le premier chapitre « Qu'est ce que la tyrannie ?26
» les différentes acceptions des termes et ses différentes
utilisations, bien que la tyrannie politique en soit, sinon la plus
emblématique, la plus durement ressentie. Différents termes sont
utilisés comme synonymes : tahakkum, tasallut, `isti`bâd,
auxquels on oppose des termes tels que : égalité et
souveraineté nationale. Pour Al-Kawâkibî, le Sultan
Abdülhamid II était l'incarnation de ce despotisme qui maintenait
le monde musulman dans son état léthargique.
Le tyran ou le régime tyrannique concentre tous les
pouvoirs, restreint toute liberté et ne craint ni représailles ni
châtiment pour ses actes. Le cas le plus emblématique
26 Al-Kawâkibî, tabâ'i`'al
`istibdâd wa masâri`'al `isti`bâd, préface par
`As `ad Sahmarânî, édition dâr al-nafâ'is,
publié en 2003, p 37.
34
demeure, selon Al Kawâkibî, l'autocrate tyrannique
absolu, héritier du trône, chef des armées, et
dépositaire du pouvoir religieux. La tyrannie et l'injustice ne
disparaissent jamais, quelle que soit la force exercée sur les
gouvernés, quelque soit son degré d'importance. Aussi
retrouve-t-on des exemples qui illustrent ce phénomène dans le
proto-islam ou encore sous la troisième république en France de
1871-1940 ; l'analphabétisme et l'autorité policière et
militaire sont autant de moyens qui permettent à l'autorité
tyrannique de tromper la population et de s'établir en monarque absolu,
avant que le peuple ne s'en rende compte. Il pose alors un droit qui est certes
légal dans le système où il est introduit, mais tout
à fait indigne dans sa légitimité morale. Il est
l'expression d'un intérêt particulier contre
l'intérêt général. Cet absolutisme masque un crime
contre la liberté et le Droit.
Dans ce même ouvrage, Abd al-Rahman
al-Kawâkibî définissait le despotisme comme : « une
caractéristique du gouvernement sans frein, celui qui se comporte dans
les affaires de ses sujets comme il le souhaite sans crainte d'avoir à
rendre des comptes ou d'être sanctionné ». Il affirmait :
« On dit que les despotes parmi les hommes politiques bâtissent leur
despotisme sur la base de ces considérations car ils effraient les gens
par leur gloire personnelle et leur orgueil. Ils les humilient par la
répression, la force et la spoliation jusqu'à ce qu'ils leur
soient assujettis et qu'ils agissent pour eux ».
Face au despotisme des gouvernants, Abd al-Rahman
al-Kawâkibî en appelait au droit pour assurer la
liberté et l'égalité des puissants et des faibles
: « Le plus utile de ce qu'a atteint le progrès dans
l'être humain est la maîtrise des principes fondamentaux des
gouvernements réguliers, la construction d'un barrage solide au visage
du despotisme selon l'idée qu'il n'y a pas de puissance au-dessus du
droit, et qu'il n'y a pas d'autorité en dehors du droit. Le droit est le
lien solide d'Allah. Selon l'idée que la législation est entre
les mains de la nation, celle-ci ne se réunit pas autour de
l'égarement. Selon cette idée, les tribunaux jugent les sultans
et les bandits de la même manière 27». Il
énonce dès lors une thèse révolutionnaire selon
laquelle la justice et le droit fondateur de l'Etat étaient
complètement indépendants du domaine exécutif, organe de
l'Etat qui devrait par ailleurs être soumis à un mandat et
réitérable après consultation de la nation. Outre cette
stricte division des institutions étatiques et des pouvoirs qu'elles
octroient aux gouvernants, l'auteur postule la stricte égalité
juridique et civile entre tous, que l'accusé à la barre soit un
petit voleur occasionnel, un baron du trafic ou un dignitaire politique
sensé être intouchable grâce à sa
hiérarchie.
27 Al Kawâkibî, tabâ'i ` `al
`istibdâd wa masâri`'al isti bad , op cit. p 26
35
Pour Abd al-Rahman al-Kawâkibî, le despotisme
était la cause principale du détachement des musulmans des
préceptes islamiques au cours de l'histoire car l'islam dans ses
principes fondamentaux s'oppose à l'autocratie des gouvernants. De fait,
al-Kawâkibî en appelait à l'islam contre le despotisme des
dirigeants musulmans : les despotes auraient selon lui peur de la science,
jusqu'à craindre que les gens ne comprennent le sens des mots :« Il
n'est de divinité qu'Allah », et ne sachent pourquoi ce verset est
privilégié, et pourquoi l'islam est fondé sur lui. L'islam
est fondé sur le fait qu'il n'est de Dieu que Dieu, c'est-à-dire
que personne d'autre que Lui ne saurait être véritablement
adoré, personne d'autre que le créateur suprême. Or,
l'adoration signifie l'humiliation et la soumission. Dès lors, la
signification du verset « Il n'y est de Dieu qu'Allah » est que
personne d'autre qu'Allah ne mérite qu'on s'humilie et qu'on se soumette
à lui. Comment les despotes pourraient-ils tolérer que leurs
sujets connaissent ce sens et agissent selon lui ?
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